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Misère dans le "Bled"

vendredi 9 juillet 2004, par Hassiba

A la veille de l’insurrection, la plupart des musulmans vivent encore dans les campagnes, le "bled". Leur détresse nourrit un nationalisme primitif, bâti sur le rêve de prendre la terre du "roumi", l’Européen.

A détresse des paysans algériens à la veille de l’insurrection de novembre 1954 est très grande. Près des trois quarts de la population musulmane vit encore dans les campagnes, le "bled", comme on dit à l’époque. Ces damnés de la terre, victimes d’une fatalité autant naturelle que sociale, sont écrasés sous la poussière et la chaleur, épuisés par la nature et la brutalité des hommes.

Dans son livre La Colline oubliée, publié pour la première fois en 1952, l’écrivain Mouloud Mammeri raconte mieux que quiconque la vie quotidienne de paysans en Kabylie : "Le plus grave, c’était cette tristesse qui suintait des murs ; ces ânes lents qui descendaient les pentes, ces bœufs somnolents, et ces femmes chargées qui semblaient s’acquitter sans joie d’une corvée insipide qu’elles avaient tout le temps de finir. Il semblait qu’ils avaient devant eux l’éternité, alors ils ne se pressaient pas ; on aurait dit que les hommes et les femmes n’attendaient plus rien, à les voir si indifférents à la joie. (...) Il y avait partout comme un avilissement, une fatigue de vivre, et n’était le respect dû à leur ancêtre aimé de Dieu, c’était à se demander si, aux prières de nos marabouts, la baraka du grand saint ne restait pas muette, comme s’il ne nous aimait plus, sourde, comme si elle n’entendait plus nos voix."

L’Algérie est, d’abord, un immense espace rural. Et la terre est la plus longue mémoire de l’histoire algérienne. Dépositaire impassible des habitats détruits, des instruments de travail, du déplacement des populations, elle enferme beaucoup de ses secrets ; elle permet de suivre la respiration des civilisations successives ; elle englobe presque tout : la sueur des hommes et la propriété du sol, la féodalité instituée depuis longtemps et l’allégeance des familles, l’impôt et l’Etat lointain, la religion, la sorcellerie ou le culte de saints locaux, les marabouts...

Jusqu’en 1914, la colonisation française a lié son avenir économique presque uniquement à l’agriculture. Colonisation et colonisation agricole devinrent synonymes, au point que le mot "colon", en métropole, désignait surtout l’ensemble des habitants européens des colonies, alors que le mot signifiait, pour les Européens d’Algérie, les seuls agriculteurs.

Avant l’arrivée des Européens, l’Algérie ignorait la propriété privée. Elle ne connaissait qu’une hiérarchie compliquée de droits d’usage, lesquels se décomposaient en deux grandes catégories : les droits du bey en sa qualité de souverain, et les droits des tribus.

Après la conquête, l’Etat français, héritier des droits de souveraineté, saisit les terres du bey, puis les partage et les distribue aux colons français. Les mesures de "cantonnement" prises entre 1847 et 1863 ont pour objectif de rendre des terres disponibles pour la colonisation. Les tribus deviennent "propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle", précise le sénatus-consulte du 22 avril 1863. Cet acte légal détruit d’un seul coup la pyramide des droits qui avaient assuré jusqu’alors la subsistance du modeste cultivateur en empêchant que la terre circule librement.

L’application des lois françaises sur la propriété privée de la terre s’accompagne d’un programme de démembrement des grandes tribus. En temps de famine, celles-ci ne peuvent plus procéder aux distributions gratuites des réserves de grains provenant des dons et impôts de leurs sujets tribaux. La loi de 1863 met également fin aux distributions de bienfaisance des "loges" religieuses locales (zaouïas) tirant leurs ressources des biens "habbous", c’est-à-dire des terres religieuses exploitées de façon collective. Ces propriétés, une fois devenues terres privées, se trouvent jetées sur le marché. Ainsi disparaît tout un ensemble de défenses économiques vitales, laissant, en temps de disette, la population rurale totalement dépendante des prêteurs et des marchands de crédit.

La population musulmane, estimée à environ trois millions de personnes au moment de l’arrivée française, stagne entre 1830 et 1860 (sous l’effet de la guerre de conquête et de la déstructuration agricole), pour passer à trois millions et demi en 1891 et atteindre près de cinq millions en 1921. Dans les campagnes algériennes, la révolte d’El-Mokrani, en 1871, en Kabylie, est la dernière grande tentative de résistance armée pour une période d’environ quatre-vingts ans. Dans le monde rural, l’hostilité à la présence française se perpétue toutefois sous une forme voilée, latente. Mais il survit une aristocratie indigène qui fait cause commune avec les Français, et dont certains membres deviennent les administrateurs de la population rurale, au nom de l’Etat français. Pour avoir une idée de l’importance de cette couche dirigeante, il faut savoir qu’au moment où éclate l’insurrection de 1954, 600 propriétaires musulmans possèdent chacun plus de 500 hectares.

Peuplement, défrichement, nouveaux villages, esprit d’entreprise, hausse des rendements céréaliers, essor de la vigne..., l’arrivée des Français dans les campagnes bouleverse tout un univers. Les lois du 26 juillet 1873 (loi Warnier) et du 22 avril 1887 permettent aux Européens d’acquérir ou de porter leurs possessions à 400 000 hectares. Entre 1871 et 1919, quelque 870 000 hectares sont livrés aux colons. Ceux du département d’Alger réussissent à quadrupler leurs possessions durant cette période. Depuis le début de la conquête jusqu’en 1919, les musulmans avaient perdu 7,5 millions d’hectares, que l’Etat et les particuliers (colons) ainsi que des grandes sociétés capitalistes s’étaient partagés. Le secteur "moderne" agricole se concentre dans la région la plus favorable de l’Algérie : le Tell (98 % des spoliations).

Dans l’entre-deux-guerres, la production de l’agriculture "européenne" est soutenue par une politique de crédits, un vaste programme d’irrigation, la construction de barrages, de routes et de chemins de fer. Plusieurs grands barrages sont édifiés. Les chemins de fer algériens, en 1940, avec leurs 4 917 kilomètres de lignes, constituent un réseau dont la grande artère reliant la frontière du Maroc à la frontière de la Tunisie représente près du tiers (1 300 kilomètres). Cette période voit le triomphe de la grande colonisation, résultat d’une profonde évolution de la propriété coloniale. En 1930, il n’existe plus que 26 000 propriétaires "européens" ; 20 % d’entre eux possèdent alors 74 % du domaine agricole individuel (hors grandes sociétés). Au total, y compris femmes et enfants, la population agricole "européenne", en diminution constante, tombe à 93 000 en 1954.

Les techniques en céréaliculture, viticulture, arboriculture font des progrès considérables. La mécanisation se développe, en particulier avec les moissonneuses- batteuses. Les surfaces consacrées à la vigne s’accroissent considérablement entre 1929 et 1935 : de 226 000 à 400 000 hectares. La vigne devient le premier revenu de l’Algérie, la base de l’économie coloniale, aux dépens des cultures vivrières et de l’élevage : la vigne a chassé le mouton, elle a chassé la forêt et le palmier nain.

La crise mondiale de 1930 secoue fortement l’Algérie, et le processus de "modernisation" agricole entraîne le déplacement de centaines de milliers de paysans vers les hauts plateaux, où les terres, moins bonnes, sont soumises à une forte érosion. Ce refoulement sur des terres plus arides entraîne une diminution des productions vivrières ; la production de céréales diminue de 20 % entre 1880 et 1950. Entre le début du siècle et 1954, la population a doublé en Algérie. Il s’est constitué un "trop-plein rural" qui n’a pu être absorbé par les centres industriels, trop peu importants. Par ailleurs, la mécanisation de l’agriculture a entraîné une réduction constante de l’emploi. Qu’est devenue cette masse sans cesse grandissante ? D’après le recensement de 1950-1951, 160 000 ouvriers agricoles permanents (Algériens musulmans) travaillent deux cent cinquante journées par an chacun, pour un salaire annuel de 75 000 francs de l’époque ; 400 000 travailleurs temporaires travaillent quatre-vingt-dix jours par an en moyenne, pour un gain annuel de 20 000 à 25 000 francs.

En 1954, le revenu individuel moyen annuel de l’agriculteur algérien musulman est évalué à 22 000 francs, contre 780 000 francs pour l’agriculteur européen. Dans le secteur moderne des plaines littorales (plaines d’Oranie, Mitidja, Constantinois), il existe un véritable prolétariat rural, constitué par les ouvriers permanents et les saisonniers, pour qui la principale ressource est le salaire, en argent ou en nature. Agglutinés près des villages, ils trouvent leur subsistance dans l’élevage (notamment de chèvres et de volaille) et la vente intermittente de leur force de travail (ramassage des légumes secs, emplois domestiques).

La misère pousse à la mobilité. Du village, une partie des paysans passe à la ville régionale ou s’en va vers les grandes villes du littoral grossir les bidonvilles où des populations misérables vivent d’expédients. Mais cette masse n’est pas stabilisée. Souvent, d’ailleurs, certains de ses membres se détachent du bidonville lorsqu’ils ont trouvé un emploi à la ville, ou émigrent.

A la veille de la guerre d’Algérie, la participation de la paysannerie au monde urbain s’opère par l’intermédiaire des associations religieuses, nouvelles formes d’organisation au sein de la religion traditionnelle. L’islam, installé solidement en Algérie depuis le VIIe siècle, reste la seule "patrie" de référence idéologique pour la masse des paysans musulmans. Toute une série de confréries religieuses qui encadraient la société continuent de faire contrepoids à la présence française.

L’Algérie demeure aussi liée au reste du monde arabo-islamique grâce à un flux incessant de journaux, de livres et de revues ; grâce, aussi, au pèlerinage à La Mecque. Le patriotisme rural algérien s’exprime par la poésie populaire, où émerge la volonté de chasser un jour le maître étranger. Il trouve aussi sa place dans le traditionnel mahdisme, l’attente de l’envoyé de Dieu, du mahdi (le "bien-dirigé"), du moual es-sa’a (le "maître de l’heure").

Pour autant, le mouvement indépendantiste est-il véritablement enraciné dans les campagnes ? Les militants de la plus importante formation indépendantiste, le PPA-MTLD de Messali Hadj, sont surtout actifs dans les villes ou à la périphérie des centres urbains, et ils ont du mal à se faire entendre des paysans. Les oulémas, opposés à toute forme segmentaire d’un islam cristallisé autour de sanctuaires et de saints locaux, ont-ils plus d’audience ? Ils vont tenter de s’implanter dans les campagnes et combattre le "maraboutisme". Ces "docteurs de la loi", représentant l’orientation jacobine et centralisatrice, défendent l’identité culturelle sous une forme exclusivement arabo-musulmane. Des cercles culturels, des medersa (collèges dépendant de l’autorité religieuse), des associations de bienfaisance portent la parole ouléma. Ce mouvement, parti des anciennes villes de l’intérieur (Tlemcen, Constantine, Nedroma...), couvre les campagnes d’associations de toutes sortes, avec en particulier les boy-scouts.

La prédication égalitaire des oulémas va refléter l’idéal du petit fellah et le "rêve" d’une réforme agraire donnant à chacun une part égale. Elle correspond à une phase primitive du nationalisme dans les campagnes : chaque jacquerie paysanne exprime le désir de prendre la terre du "roumi", de l’Européen. Et, progressivement, les indépendantistes radicaux reprendront cette aspiration dans leur propagande politique.

A la fin de l’été 1954, le 9 septembre, un violent séisme vient endeuiller l’Algérie, et tout spécialement la région comprise entre Orléansville, lieu de l’épicentre du séisme, Ténès et Miliana. De nombreux villages sont entièrement rasés. Le lendemain, un premier bilan, provisoire, fait état de 596 morts et 1 827 blessés. Le correspondant du Monde décrit la panique qui règne sur place le 10 septembre 1954 : "Ce n’est qu’un long cortège de voitures hétéroclites avec lesquelles les habitants procèdent à des déménagements hâtifs. Des scènes rappelant celles de l’exode de 1940 se déroulent sur les routes, ordinairement peu fréquentées. Hommes, femmes et enfants, avec bien souvent leurs troupeaux, leurs ballots, fuient les lieux du sinistre..."

Ce tremblement de terre, terrible, est comme un drame annonciateur d’autres tragédies à venir. Dans deux mois commencera la guerre d’Algérie.

Par Benjamin Stora, Le Monde