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Qu’est-ce que le Monde arabe ?

mardi 22 mars 2005, par Stanislas

Pour le Baas syrien « tous les pays dont les habitants parlent la langue arabe sont arabes... Qu’ils soient égyptiens, koweitiens, marocains, musulmans ou chrétiens, sunnites, djafarites (chiites) ou druzes, catholiques ou orthodoxes ou protestants...

Les différences et les divergences que l’on voit entre les Etats arabes du point de vue de leurs institutions administratives, législatives et économiques ainsi que leurs orientations politiques, sont l’héritage des époques d’occupation ».(2) « On sait qu’il y a des Arabes qui ne sont pas musulmans et des musulmans non-arabes. On sait qu’au sein même de l’aire arabe, s’affirment de plus en plus fortement des nationalités spécifiques, que des Etats différenciés les régissent, mais que pourtant jouent obscurément des apparentements souterrains entre le phénomène arabe et le fait islamique...

Il y a dans la langue arabe plusieurs termes pour désigner tout ce qu’englobe le terme « nation » en français : la nation-race : al jinsyya ; la nation-mère : al oumma ; la nation-patrie : al watan ; la nation-Etat : al dawla ; la nation-peuple : al chaâb ; la nation issue d’un soulèvement : al qawmyya ; al qawmyya a une connotation anticolonialiste, laïque, employée surtout par les Baas’istes, par exemple al qawmyya al arabia (le nationalisme arabe anti-colonialiste) ; al oumma a une connotation culturelle et religieuse, employée par les arabo-islamistes. La religion dilue la spécificité des 280 millions d’Arabes dans un monde musulman d’un milliard de croyants où le poids des populations asiatiques est prépondérant. La civilisation arabo-musulmane est prise entre la fidélité au passé que souhaitent faire revivre les fondamentalistes et sa nécessaire évolution technique et démocratique.

Le poids des Arabes sur l’échiquier mondial

Hors histoire, hors géographie, hors société, le Monde arabe semble au début de ce millénaire comme suspendu entre ses représentations mythiques et identitaires et les réalités socio-économiques et internationales. Sans poids dans les relations internationales, sans moyens de pression, déchiré par des rivalités internes, le monde arabe n’émet plus depuis une vingtaine d’années que des images de violence, de fanatisme et de course aux armements. « Pourtant les Arabes se sentent des affinités qui tiennent à la langue et à la religion, à un legs historique commun, à un espace géographique. Voilà une réalité que personne ne met en doute.

Le point de départ de la divergence d’évolution du Monde arabe avec les autres régions en développement remonte, dit-on, à la fin des années 1970. « La vague de démocratisation qui a transformé la gouvernance dans la plupart des pays d’Amérique latine et d’Asie orientale dans les années 1980, en Europe centrale et dans une bonne partie de l’Asie centrale dans les années 1990, a à peine effleuré les Etats arabes », note le rapport 2002 de l’ONU sur le développement dans la région. Voilà un ensemble de pays qui forment une communauté culturelle forte, qui partagent une langue, qui bénéficient d’un boom démographique (76 millions d’habitants en 1950, 280 millions aujourd’hui), qui, surtout, regorgent de pétrole et qui gâchent ces divins avantages.(3)

Le PIB des 22 pays gagne en moyenne moins de 1 % par an depuis dix ans. Faute de croissance, la région entre dans une spirale négative. Comme il faudrait une expansion de plus de 5 % chaque année pour donner un travail aux générations nouvelles, le chômage gonfle à des proportions considérables : l’argent public « est dérivé vers de mauvais usages », selon un autre rapport sur le Monde arabe, qu’a publié le World Economic Forum de Davos en 2003. Un record de routes inutiles, de grands travaux contestables, d’équipements somptueux. Plutôt que d’aider au développement économique, ces dépenses le bloquent : la productivité recule ; le système hospitalier reste « médiocre ou inexistant », selon l’ONU. L’habitat est délabré. L’éducation défaillante, les efforts engagés étant indéniables mais de piètre qualité : l’enseignement n’est pas tourné vers l’apprentissage d’un travail.

Quant aux meilleurs étudiants, ils partent à l’étranger, en France, en Angleterre ou aux Etats-Unis, et n’en reviennent pas. Même fuite pour les pétrodollars. Le capitalisme privé contenu à la portion congrue reste malingre et les classes dirigeantes investissent le plus qu’ils peuvent à l’étranger. Après le 11 septembre et la montée de la suspicion américaine sur les fonds d’origine arabe, l’argent n’est pas revenu à la maison, préférant Londres, Zurich ou les paradis fiscaux. Les pays du Golfe disposeraient d’un pactole de 1200 milliards de dollars dans les banques européennes et américaines. Les pays arabes disposent des deux tiers des ressources en pétrole et d’un tiers en gaz. Leur position sera, en principe, de plus en plus prépondérante dans l’avenir sur l’échiquier énergétique et pourtant leur organisation : l’Opaep est virutellement morte.

Les réformes promises par les gouvernements sont mises en oeuvre au compte-gouttes. La mentalité de défiance envers l’extérieur persiste, à l’abri de la rente du pétrole. Le Monde arabe traduit au total moins de livres étrangers que la Grèce. Jadis source des sciences, il ne consacre que 0,6 % du PIB à la recherche-développement. A cette faillite, source de désespérance populaire, les gouvernants ont ajouté, pour se défendre, un discours qui détourne le ressentiment vers l’étranger, Israël, l’Amérique, l’Occident, faisant au passage le lit de l’utopie islamiste. C’est le fameux mythe de la théorie du complot. Malheureusement, la seule forme de gouvernement d’origine occidentale qui prit racine dans le monde musulman fut la dictature, basée sur un parti unique.

L’indépendance politique ne donna pas naissance à la liberté. A la question de la décadence du Monde arabe, six grands types de réponses ont été apportés depuis le XIXe siècle : le réformisme musulman : contre la trahison des origines, le libéralisme : contre le despotisme, le socialisme : contre l’appropriation de la minorité, l’arabisme : contre la désunion, le développementisme : pour rattraper le retard, l’islamisme : pour un retour aux sources de l’Islam. Les grands combats nationalistes des années cinquante se sont menés sur le champ de l’émotionnel, de l’identité culturelle et religieuse en rupture avec les modèles du colonisateur, et non sur celui de la rationalité.

Le Grand-Moyen-Orient, nouvelle initiative américaine, a vu le jour sous l’impulsion du département d’Etat et plus précisément de Colin Powell. Son contenu repose sur quatre axes : une aide destinée à favoriser la croissance économique du Monde arabe, une aide destinée à développer l’éducation et les connaissances dans le monde arabe, une aide destinée à promouvoir la démocratie la liberté et la justice dans le monde arabe.

Ce projet, selon les Américains, provoque une rare unanimité de rejet chez la classe politique dirigeante arabe. On agite les risques de déstabilisation de la région et des « tragédies à l’algérienne », selon la formule cynique de Hosni Moubarak, chef de file de cette vieille inquiétude. En tournée de sondage dans les capitales européennes début avril 2004, le président égyptien a résumé la réponse des Arabes à la proposition américaine : « C’est soit nous, soit l’anarchie ». Pour repousser ces fermes échéances, il n’a pas trouvé mieux pour plaider sa cause que d’agiter le drame algérien dans l’effort condamnable de faire feu de tout bois. « C’est moi ou c’est l’Algérie », résume-t-il. Sans grand poids diplomatique, sans instruments de lobbying efficace et conscients de leur fragilité sans le séculaire protectionnisme et les quitus des capitales fortes, les principaux régimes arabes se retrouvent à plaider le vieil argument d’instrument de stabilité et de stabilisation de la région qui, sans cela, basculera dans l’anarchie.

Les racines de la haine arabe
Les Arabes ont été tout au long du XXe siècle manipulés par les puissances de l’époque qui avaient dans le sillage de la Première Guerre mondiale procédé au dépeçage de l’empire ottoman. Nul Européen n’a mieux compris les Arabes que Thomas-Edward Lawrence. Ecoutons le : « La compagnie constante des Bédouins exige d’un Anglais des abîmes de patience. Ce peuple à l’esprit étroitement limité peut laisser en friche son intelligence avec une résignation dépourvue de curiosité. Son imagination est vive ; elle n’est pas créatrice. La grande industrie leur est étrangère...Peuple de convulsions, de soulèvements, d’illuminations mentales : race du génie individuel.

L’instinct règle leurs convictions ; l’intuition, leurs activités. (...) Aucun d’eux n’essaie d’échapper avant le succès. Mais avec lui viennent les responsabilités, les devoirs, les engagements ; l’idée meurt et l’oeuvre s’achève en ruine. Leur esprit est étrange et sombre, riche en affaissements comme en exaltations, sans mesure, mais plus ardent et fertile en croyance que n’importe quel autre au monde. Peuple des beaux départs : entraîné le plus follement par le concept le plus abstrait, déployant dans la lutte un courage et une invention sans limites, et indifférent à la fin ; peuple aussi instable que l’eau. Mais, précisément, comme l’eau, assuré peut-être, à la fin, de la victoire... »(4).

Ce peu de considération envers les Arabes a amené les Britanniques en 1915 par l’intermédiaire de leur agent Lawrence d’Arabie à négocier secrètement avec les princes arabes incités à se révolter contre les Turcs et à créer une confédération arabe. En 1916, les accords secrets Sykes-Picot partagent le Moyen-Orient en zones d’influence au profit du Royaume-Uni et de la France. En 1917, ce fut la déclaration de Balfour sur le « home » pour les Juifs du monde entier. Ce fut un véritable coup de poignard dans le coeur de la nation arabe. En 1920, au terme du traité de Sèvres, la Société des nations donne mandat au Royaume-Uni et à la France d’administrer les territoires enlevés à l’Empire ottoman au Moyen-Orient. Les Arabes proclament l’indépendance de la Syrie sous l’autorité de Fayçal. La France intervient militairement pour chasser Fayçal de Damas et faire reconnaître son mandat sur la Syrie. Le Liban où elle se présente en protectrice des intérêts chrétiens est séparé de la Syrie. En 1921, Fayçal qui s’était réfugié à Londres est placé par les Britanniques sur le trône de l’Irak. Ces trois pays restent plus que jamais au coeur de la tourmente actuelle.

S’agissant de la deuxième guerre du Golfe de 1991, les médias, omniprésents, ont affirmé qu’elle était propre et chirurgicale. En réalité, la disproportion entre les forces en présence était flagrante, à tel point que Jean Baudrillard put écrire que « la guerre du Golfe n’a[vait] pas eu lieu. Les effectifs des troupes de la coalition atteignirent 700.000 hommes, dont 510.000 soldats américains. Les 700 avions irakiens, peu modernes, qui affrontaient 2800 appareils coalisés, furent de facto cloués au sol. La domination aérienne permit d’écraser les troupes irakiennes sous un déluge de feu. L’Irak reçut alors au moins autant de bombes que l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale.

Au total, la deuxième guerre du Golfe fut donc une guerre classique et qui fit de nombreuses victimes : plus de 250.000 du côté irakien, moins de 300 du côté allié, en comptant les morts par accident. Pour autant, la guerre ne fut pas perdue pour tout le monde. Pour l’Occident, ce fut « une bonne affaire ». On estime en effet que les États-Unis ont reçu près de 53 milliards de dollars des pays arabes alliés alors qu’une estimation haute du coût des opérations ne s’élève qu’à 45 milliards de dollars.
Les pétrodollars permirent ainsi d’acheter les armes les plus performantes et les plus chères : on vit des firmes d’armement américaines venir présenter leurs produits avec des vidéos de la guerre.

Ainsi, la destruction de l’abri 25 du quartier d’Amiriya à Bagdad, avec le missile qui était passé dans le trou fait par le précédent servit d’argument publicitaire auprès des pétromonarchies. On omit bien sûr de signaler que l’abri 25 n’abritait que des civils, enfants pour l’immense majorité d’entre eux, et que ces fameux missiles avaient fait plus de six cents morts. Il en fut de même durant la troisième guerre du Golfe. Les Arabes plus divisés que jamais ont été indifférents à la détresse du peuple irakien, au-delà de la personnalité controversée de Saddam Hussein. L’actuelle situation issue de l’invasion de l’Irak et de la tentative d’imposition de la démocratie aéroportée, suscite un vent d’inquiétude auprès des dirigeants. Peut-être que le Monde arabe a atteint le fond en termes d’affaissement et qu’il pourra renaître de ses cendres, pour peu que ses dirigeants s’occupent plus des trajectoires de leur peuple que de leurs parcours personnels ou de ceux des leurs. Sinon, à Dieu ne plaise, la rue arabe sera le signe annonciateur d’un printemps pour les masses arabes qui n’en finissent pas de ployer sous le joug de l’humiliation.

1. Hichem Djaït, La personnalité et le devenir arabo-islamique, Le Seuil, 1974.
2. Article 7 des Principes fondateurs du Parti socialiste arabe Baâs.
3. Eric le Boucher Au-delà de l’Irak, la faillite du monde arabe Le Monde 2 Février 2003
4. Thomas-Edward Lawrence dit « Lawrence d’Arabie » « Les Sept Piliers de la Sagesse », 1921.

Pr.Chems Eddine Chitour, Ecole Polytechnique d’Alger)
lexpressiondz.com