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Shishmaref, le village qui fond

mercredi 19 janvier 2005, par Hassiba

Les 600 habitants de ce village de l’Alaska vivent un cauchemar. Chaque année, la mer grignote leurs terres, leurs maisons. Ils seront bientôt les premiers réfugiés du réchauffement de la planète.

Tony Weyiouanna a un peu mal au pied droit, résultat d’une mauvaise entorse. Mais, la tête couverte d’une chapka faite de peaux de phoque et de castor, il descend bravement les gros rochers enneigés de la digue, dans le froid et le silence. Il fait maintenant quelques pas prudents sur les vagues de la mer de Chukchi. « L’océan a gelé la semaine dernière, la glace est encore fine. Autrefois, ça gelait fin octobre. C’est ça, le réchauffement », dit l’Esquimau.

Nous sommes le 19 décembre, dans le village inupiak de Shishmaref, posé sur une petite île large de moins de 1 kilomètre et longue de 4,5. Un village isolé, sans eau courante, qu’on ne peut joindre que par un tout petit avion depuis Nome, la ville la plus proche, à 200 kilomètres au sud. Il est midi, le jour vient de se lever, pour quelques maigres heures. Tony Weyiouanna désigne une vague figée dans la glace, à 100 mètres au large : « Vous voyez ce point sombre. Eh bien, quand j’étais gosse, la plage allait jusque-là. »

La plage : tous les villageois l’évoquent avec nostalgie. Un immense terrain de jeu. On y jouait au base-ball. Ou au « foot esquimau », avec des équipes pouvant aller jusqu’à cinquante personnes. Il y a une cinquantaine d’années, l’avion se posait dessus, c’est dire si elle était large. Elle a complètement disparu, mangée par les vagues. Et celles-ci s’attaquent maintenant au village lui-même. La digue vient d’être posée pour protéger la maison des professeurs de l’école ­ seuls Blancs du village avec le pasteur. « Ils ont déjà été évacués deux fois, cette année et l’an dernier. Si leur maison n’est pas déplacée, elle est bonne pour la prochaine tempête », dit Weyiouanna, un homme placide de 45 ans. Il sait de quoi il parle : responsable des transports du village, c’est lui qui surveille l’érosion de l’île, et qui s’occupe du déplacement des maisons, lorsqu’elles sont trop menacées.

Pour les quelque 600 personnes qui vivent ici, le changement climatique de la planète n’est pas un concept lointain. C’est leur cauchemar immédiat. A cause de lui, l’hiver et sa banquise sont en retard. Pendant la saison des tempêtes, en octobre-novembre, l’île n’est plus protégée par les glaces. Alors, à chaque coup de vent, la mer creuse un peu plus le permafrost (ou « pergélisol »), ce sable gelé sur lequel est bâti Shishmaref.

Et l’île rétrécit. Après y avoir passé des siècles ­ « 4 000 ans », assurent-ils ­, les habitants se préparent à l’abandonner, sans trop savoir encore où ils atterriront. Ils seront les premiers réfugiés du réchauffement de la planète, pas moyen de l’éviter. Shishmaref, disent les climatologues, est « le canari dans la mine de charbon » : le village dont l’engloutissement alertera le monde.

Bateaux engloutis
Pendant les tempêtes, des pans entiers de la côte, sapés par la base, s’effondrent en bloc. « Devant la tannerie, en octobre, la côte a encore reculé de 16 mètres. On a eu de la chance de ne pas encore avoir connu une énorme tempête, de l’ampleur de celles de Floride. Là, c’est toute l’île qui disparaîtrait d’un coup », commente Weyiouanna. En quelques années, la mer a englouti l’ancienne digue, construite en 1974. Gobé la cour de récréation de l’école. Attrapé des motoneiges, la moitié des échafauds pour sécher la viande ou le poisson. Avalé des bateaux. Et fracassé quelques maisons et entrepôts. « Il faut le voir pour comprendre ce qui se passe. Les tempêtes sont de plus en plus effrayantes », dit Luci Eningowuk, 55 ans, qui préside l’Erosion and Relocation Coalition, le comité chargé de préparer le grand déménagement du village.

Shishmaref se bat avec le courage et le désespoir du château de sable face à la marée montante. Une vingtaine de maisons ont été déplacées depuis 1997. La technique est spectaculaire. Soulevées par des grues, les maisons de bois sont posées sur d’énormes skis de plastique. Puis, des tracteurs les font glisser doucement sur la banquise. « Notre maison est vieille, elle était à ma grand-mère. Lorsqu’on l’a fait glisser de ce côté du village, on avait très peur qu’elle ne s’effondre. Mais elle a tenu bon », raconte Kate Kokeok, une institutrice de 26 ans.

Plus d’habits chauds
En juillet 2002, les habitants ont voté le principe du déplacement du village d’ici à 2009. « Il y a eu 166 oui, et seulement 20 non, surtout des anciens », raconte Luci Eningowuk. Les villageois espèrent pouvoir faire glisser leurs maisons à 20 kilomètres de là, sur un site appelé Tin Creek, sur le continent, à l’intérieur des terres. Ils n’ont pas le choix : « L’océan n’est pas facile à battre. Les scientifiques estiment qu’on en a encore pour neuf ans », constate Eningowuk. Depuis une trentaine d’années, la température en Alaska a augmenté de plus de 4 °C, et la banquise a fondu de près de 10 %. Les insectes pullulent et détruisent les forêts. A l’instar de Shishmaref, une vingtaine de villages sont en grave danger : Barrow, Kivalina, Point Hope... A terme, on estime que 184 des 213 villages esquimaux peuvent disparaître.

Le réchauffement de la planète, chaque habitant de Shishmaref peut en parler concrètement. En vingt ans, la vie du village, qui tourne entièrement autour de la pêche et la chasse, a complètement changé. L’hiver, on ne sort presque plus les habits les plus chauds ­ parkas et bottes en fourrure, masques pour se protéger le visage. C’est vêtu d’un simple manteau qu’on se rend à la salle de bingo le samedi ou à l’église luthérienne le dimanche. Autrefois, au printemps, c’est en traîneau ou en motoneige qu’on allait chasser l’oogruk ­ le phoque barbu ­ ou le morse, sur la banquise. C’est devenu trop dangereux : « La glace est trop fine et on doit tirer nos bateaux sur des kilomètres », témoigne le chasseur Jonathan Weyiouanna, cousin de Tony, tout en ligaturant les lames de frêne d’un long traîneau qu’il fabrique. La pêche sous la glace, dans le lagon, ne commence plus en octobre, mais en décembre. Certains animaux disparaissent, d’autres font leur apparition. Les ours polaires, dont Shishmaref était naguère la « capitale », cherchent le froid de plus en plus au nord. Les poissons du lagon se font rares. A l’inverse, les caribous, animaux jusque-là inconnus dans la région, se sont installés en masse. Les insectes aussi : « Cet été, les mouches couvraient les morceaux de viande qu’on fait sécher. Il n’y en avait jamais eu, avant », dit Luci Eningowuk. L’été toujours, les baies, les mûres, qu’on va chercher en famille, abondent.

Les Esquimaux de Shishmaref veulent croire à leur projet de déménagement collectif à Tin Creek. Mais ils ne se font guère d’illusions. L’opération coûterait très cher, plusieurs centaines de millions de dollars, une somme dont ils n’ont pas le premier cent. Les coûts de la construction, dans ces régions quasi polaires, sont énormes. Il faut bâtir des maisons ­ pour remplacer celles qu’on ne pourra pas faire glisser ­, mais aussi prévoir des bâtiments publics, une église, des routes... Tin Creek est un endroit reculé, qui n’est relié à rien. L’administration fédérale américaine trouverait bien sûr plus simple de reloger ces Esquimaux dans les petites villes « voisines », Nome ou Kotzebue. L’idée fait horreur aux habitants de Shishmaref : « Nous voulons rester ensemble. Nous sommes, aux Etats-Unis, l’un des derniers villages de natives ayant gardé notre style de vie, avec notre économie d’autosubsistance et nos traditions. C’est un trésor inestimable. Si on doit rejoindre une ville, cette identité disparaîtra », explique Luci Eningowuk. Et puis, à la différence de Shishmaref, ces villes n’ont pas interdit l’alcool...

Une flopée d’administrations se penchent sur le projet : le gouvernement d’Alaska, le corps des ingénieurs de l’armée américaine, le National Resource Conservation Service, le Federal Emergency Management Agency, le Bureau des affaires indiennes... Mais aucune n’a pris le problème à bras-le-corps. Face à l’indifférence officielle, les habitants ne cachent pas leur colère contre « l’homme blanc ». « Ce qui est sûr, c’est que le réchauffement n’a pas été créé par notre mode de vie. Ici, on n’a ni routes, ni usines... », dit ainsi Luci Eningowuk. Sous sa casquette rouge, Percy Nayopuk, qui tient l’épicerie du village, bougonne contre les « génocidaires » de Washington : « Le gouvernement considère les natives américains comme de la crotte, comme des sous-hommes. Ils donnent de l’argent à d’autres pays, comme la Russie, alors que nous, à Shishmaref, on n’a même pas l’eau courante. Vous savez comment les Esquimaux canadiens ou même russes nous appellent ? "Nos pauvres cousins d’Amérique" ! »

A terme, le calme Tony Weyiouanna n’exclut pas une épreuve de force. « Si rien ne bouge, on pourrait décider de s’installer de nous-mêmes à Tin Creek, dans des abris de fortune. » Histoire de mettre Washington au pied du mur, et d’attirer l’attention du monde : « Quelques-uns parmi nous commencent à en parler. »

Fatalisme et humour
La plupart des habitants, en tout cas, se préparent à tout avec fatalisme et humour. Dans sa petite maison, Delano Barr, 62 ans, sculpte des bijoux dans des dents de morse, un art que chaque enfant apprend à l’école, pendant que sa tante Katherine Barr, 87 ans, à plat ventre sur son lit, dans un capharnaüm invraisemblable, coud des chaussons en fourrure de phoque. Il évoque la vie future : « A Tin Creek, il faudra complètement se réadapter. On sera loin de l’océan, qui est notre garde-manger naturel : il sera au moins à 20 kilomètres. On sera obligés de laisser nos bateaux quelque part sur la côte. » Minnie, sa femme, bougonne : « S’il reste encore une côte ! », et tout le monde rit de bon coeur.

Pourquoi Shishmaref rétrécit
Le réchauffement climatique entraîne trois facteurs, qui se combinent pour détruire Shishmaref :

 la fonte du permafrost (sable gelé), qui entraîne l’effondrement des rives ;
 la montée du niveau de la mer (due à la fonte des glaciers terrestres) ;
 des tempêtes de plus en plus sévères.

Auparavant, l’île restait protégée des assauts de la mer par les glaces sur une longue période de l’année. Désormais, Shishmaref est entourée d’eau plus longtemps qu’auparavant, ce qui favorise les tempêtes et la formation de vagues violentes qui inondent les côtes et accélèrent leur érosion.

 Shishmaref (Alaska)
Par Pascal RICHE, www.liberation.fr