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Un pharmacien à Sétif

mercredi 7 juillet 2004, par Hassiba

Sétif, petite ville du Constantinois, cache une blessure sous sa nonchalance. C’est là qu’en 1945la guerre a peut-être commencé... Mais la ville est aussi célèbre pour son pharmacien, Ferhat Abbas.

Sétif, malgré ses apparences de gros bourg anesthésié vivant entre torpeur et nonchalance, est pourtant lourdement chargé d’une histoire sanglante. La terrible répression de mai-juin 1945, à la suite de manifestations réclamant la libération de Messali Hadj, a laissé des traces douloureuses dans les mémoires algériennes, mettant à nu les difficultés d’une cohabitation harmonieuse entre communautés et annonçant la pente fatale sur laquelle glisse l’Algérie française.

Pourtant, en 1954, Sétif n’exhibe pas encore sa fêlure, ne diffuse pas son terrible secret. Ce n’est qu’après l’indépendance, en 1962, que les habitants de la ville et de la région, assaillis par des souvenirs poignants, voudront confesser le non-dit de leurs souffrances.

A l’été 1954, Sétif, 51 000 habitants, est une petite ville du Constantinois comme beaucoup d’autres dans l’Algérie coloniale, avec son cloisonnement inscrit dans la pierre : un important quartier militaire au nord, un quartier européen groupé autour de l’artère principale, plantée d’arbres, qui s’étend de la place de Constantine (près du collège colonial) à la place Joffre ; et le "village indigène" de Bel Air. La communauté musulmane est, de loin, la plus importante de la ville.

En 1954, Sétif est surtout connue par la personnalité éminente de... son pharmacien, Ferhat Abbas. Délégué à l’Assemblée algérienne et conseiller général de la ville, il a écrit le 18 juin à Pierre Mendès France, le nouveau président du conseil : "Nous saluons votre investiture comme l’aube d’une politique nouvelle susceptible de réconcilier la grandeur de la France avec la liberté des peuples d’outre-mer."

Mendès France le reçoit au début du mois d’août, dans un bureau du Quai d’Orsay, en présence du ministre de l’intérieur, François Mitterrand, et du libéral Jacques Chevallier, maire d’Alger et secrétaire d’Etat à la défense. Ferhat Abbas est confiant lorsqu’il entre flanqué d’Ahmed Francis, son principal lieutenant. Pour la première fois, un chef de gouvernement français reçoit sans le faire attendre et sans lui manifester de mépris un leader algérien. Il y a donc quelque chose de changé, pense-t-il, d’autant que le président revient de Carthage, où il a prononcé un discours retentissant sur l’autonomie de la Tunisie.

"Tout est calme en Algérie", proclame Mendès France."Détrompez vous, Monsieur le Président, répond Ferhat Abbas, l’Algérie se tait parce qu’elle est mécontente. Elle n’a plus confiance en ses dirigeants, qui ne veillent même plus à l’application des lois françaises. Si nos appels restent sans écho, l’Algérie regardera ailleurs."

Ferhat Abbas sait de quoi il parle : il rentre du Caire, où il a vu Mohamed Khider, un des dirigeants du PPA-MTLD, la principale formation indépendantiste, qui a évoqué à demi-mot, devant lui, des préparatifs pour une possible insurrection. Pierre Mendès France, occupé par l’affaire tunisienne, promet de s’intéresser à l’Algérie après... "Ne me demandez pas tout en même temps." Mais il a été très attentif. Celui que l’on appelle le "pharmacien de Sétif" n’est pas n’importe qui.

C’est un homme décidé, tenant fermement une sacoche sous le bras, qui sort du bureau de Pierre Mendès France. Ferhat Abbas a peu changé depuis les années 1940 : un visage allongé, osseux, un nez aquilin, souligné d’une petite moustache à la Chaplin. Il a une voix claironnante à l’accent rude et chantant, le geste large, une faconde toute méridionale, une bonhomie de comité ou d’assemblée (comme beaucoup d’hommes politiques français de la IIIe République). Son affabilité facilite considérablement les relations avec les autres. Si le visage de Ferhat Abbas avoue une certaine sensibilité, son corps, par contre, large, massif, dévoile l’homme d’action. Le tout révèle une nature optimiste, enrobée des manières dues à une bonne éducation.

Il est l’un des premiers intellectuels algériens. Né à Taher en 1899, dans le Constantinois, fils de caïd, il a participé activement au mouvement Jeune Algérien, qui réclamait, jusqu’en 1936, l’égalité des droits dans le cadre de la souveraineté française. En 1924, il est le promoteur de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, qu’il préside durant cinq ans. Docteur en pharmacie, il s’établit à Sétif, devient conseiller général, conseiller municipal, délégué financier.

Ferhat Abbas espère en la France idéale, celle des principes de 1789. Ce pays, qui a inventé la culture démocratique, peut imposer aux Européens d’Algérie le respect de l’autre - l’indigène privé de droits, pense-t-il. Il prône donc l’égalité des droits avec ceux que l’on appellera les pieds-noirs, mais reste attaché à sa religion : pour lui, on pourrait être à la fois français à part entière et musulman à part entière. En publiant Le Jeune Algérien en 1931, il s’est posé en figure politique, héritier des idéaux républicains français. Son parcours peut se lire comme une série de contradictions qu’il tente sans cesse de surmonter. Il partage avec Abdelhamid Ben Badis, le fondateur du mouvement des réformistes religieux, les oulémas, la croyance dans l’islam comme éthique essentielle, mais se prononce pour une séparation du politique et du religieux. Il est socialiste humaniste, antibolchevique, mais sera un proche des communistes algériens dans les années 1950. Il se méfie du populisme, de l’action violente, mais se ralliera officiellement à la lutte armée du FLN en 1956.

En fait, Ferhat Abbas n’est pas tant l’homme de la contradiction que celui du pluralisme, traversant plusieurs niveaux, plusieurs sphères de la réalité sociale, culturelle, politique algérienne. Sa trajectoire illustre la recherche en modernité de l’Algérie dans la seconde moitié du XXe siècle. Il est l’homme qui a voulu penser la mixité franco-algérienne, la reconnaissance mutuelle de deux pays, dans leur tradition, leur culture, leur histoire spécifique. Il est l’auteur de la célèbre formule (qui lui sera plus tard beaucoup reprochée) " Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne, parce que cette patrie n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte" (L’Entente, 23 février 1936).

Engagé volontaire dans l’armée française en 1939, il s’est éloigné pendant la guerre des positions assimilationnistes. Déçu par le régime de Pétain, auquel il s’était adressé, il rédige avec des notables, le 26 mai 1943, un manifeste demandant un nouveau statut pour l’Algérie. Le 1er mars 1944 naît l’association des Amis du manifeste de la liberté (AML). Le PPA de Messali Hadj décide de la soutenir, mais, le 2 avril 1945, lors de la conférence centrale des AML, la tendance PPA l’emporte largement. Dans la résolution générale, il n’est plus question de "République autonome fédérée à la République française", mais de la création d’un "Parlement et d’un gouvernement algériens". A une énorme majorité, le congrès se prononce contre l’indépendance, "sous l’égide de la France et dans le cadre du fédéralisme français", et "décide de réserver au futur Etat algérien la faculté de s’intégrer au système qui lui plairait".

Le 23 avril 1945, les autorités françaises décident la déportation de Messali Hadj à Brazzaville. De son côté, Ferhat Abbas estime, par idéalisme ou par espoir, que la volonté politique est capable d’ébranler les forces de l’immobilisme colonial. Il exhorte les impatients, dans sa ville de Sétif ou dans le reste de l’Algérie, à ne pas désespérer ni se laisser entraîner dans des aventures sans issue concrète... Et, pourtant, l’histoire va brusquement s’accélérer.

Ala radicalisation politique s’ajoute une grave crise économique. Une mauvaise récolte provoque la famine dans les campagnes. On voit affluer vers les villes des milliers de paysans affamés qui, faute de travail et de moyens, se raccrochent aux soupes populaires. Le 8 mai 1945, jour de la signature de l’armistice, dans la plupart des villes d’Algérie des cortèges d’Algériens musulmans défilent avec des banderoles portant comme mot d’ordre : "A bas le fascisme et le colonialisme". A Sétif, la ville de Ferhat Abbas, la police tire sur les manifestants algériens. Ces derniers ripostent en s’attaquant aux policiers et aux Européens. C’est le début d’un soulèvement spontané, appuyé par les militants du PPA du Constantinois.

Dans les campagnes, des paysans se soulèvent à La Fayette, Chevreuil, Kherrata, Oued Marsa... On compte 103 tués et 110 blessés parmi les Européens. Le 10 mai, les autorités organisent une véritable "guerre des représailles", selon l’expression de l’historien algérien Mahfoud Kaddache, qui tourne au massacre. Fusillades, ratissages, exécutions sommaires parmi les populations civiles se poursuivent durant plusieurs jours sous la direction du général Duval. Les villages sont bombardés par l’aviation. Le général français Tubert parle de 15 000 tués dans les populations musulmanes. Les nationalistes algériens avanceront le chiffre de 45 000 morts.

En Algérie, rien ne sera plus comme avant le 8 mai 1945. Le fossé s’est considérablement élargi entre la masse des Algériens musulmans et la minorité européenne. Les plébéiens des villes, les sous-prolétaires et les chômeurs ont fait l’expérience de la puissance des actions collectives. Une nouvelle génération entre en scène, qui en viendra à faire de la lutte armée un principe absolu. La guerre d’Algérie a-t-elle commencé à ce moment-là précisément ?

Arrêté au lendemain des "événements" de mai 1945, Ferhat Abbas, dans sa prison, rédige un "testament", longue méditation sur les effets néfastes, dévastateurs de la violence politique à l’œuvre dans le nationalisme radical. En républicain conséquent, il croit aux vertus de l’instruction pour l’émancipation de son peuple acculturé ; en musulman convaincu, il n’entend pas céder aux chants guerriers d’un islam politique. En cela, il se différencie des militants du PPA-MTLD, qui opèrent sous la bannière de la rupture radicale avec le présent colonial et font du religieux une arme de défi politique.

Après sa libération, en 1946, Ferhat Abbas fonde l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA). Se qualifiant de nationaliste modéré, il est élu à la seconde Assemblée constituante en 1946, puis à l’Assemblée algérienne en 1948. Il ne cesse alors de prendre la parole, de dénoncer les injustices, d’avertir de l’imminence des périls...

"Notre peuple, las de s’indigner et de plaider en vain sa cause devant un tribunal qui ne connaît d’autres règles que celle que lui inspire le racisme, s’est tu. On a interprété ce silence et ce calme comme l’expression d’une adhésion. En réalité, la colère est à son comble et ce silence est fait de mépris et de révolte. L’Algérie n’est pas calme, et le divorce pourrait très vite être définitif", écrit-il dans son journal, La République algérienne, trois semaines avant l’insurrection du 1er novembre 1954.

Après l’insurrection, organisée sous l’égide du FLN, il se rendra compte que l’affrontement, la violence deviennent une probabilité plus grande que la paix, mais refusera de succomber au cynisme, au désespoir. Alors que la guerre d’indépendance a commencé, il participera encore, en avril 1955, à une rencontre avec Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie. Il continue à croire, comme il l’a toujours fait, que le peuple algérien, poussé par la reconnaissance de la justice, peut agir et être entendu sans passer par le traumatisme des guerres (il vécu, comme les hommes de sa génération, les première et seconde guerres mondiales).

Déçu par l’immobilisme politique français, il se ralliera secrètement au FLN en juin 1955, gagnera Le Caire et deviendra membre du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) dès le 20 août 1956, puis il présidera le GPRA de septembre 1958 à août 1961. Au lendemain de l’indépendance, élu président de l’Assemblée constituante, il se heurtera très vite au régime du parti unique, sera mis en résidence surveillée puis libéré en 1965. Retiré de la vie politique, il publiera ses Mémoires, Autopsie d’une guerre, en 1980, puis en 1984 L’Indépendance confisquée, virulente dénonciation de la corruption et de la bureaucratie qui règne en Algérie.

Ferhat Abbas décédera le 23 décembre 1985. Quelques années après, en 1993, au plus fort du conflit cruel opposant l’Etat algérien aux groupes islamiques armés, l’université de Sétif sera baptisée de son nom. Dans la fureur d’un conflit qui met à mal le sentiment national, l’itinéraire de Ferhat Abbas, ce républicain musulman, apparaît alors comme une des valeurs de référence et d’apaisement de l’Algérie indépendante.

Par Benjamin Stora, Le Monde