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Yasmina Khadra : “Nous sommes les otages d’une histoire travestie"

jeudi 27 mai 2004, par Hassiba

À travers son nouveau roman, “La part du mort”, Yasmina Khadra poursuit son implacable autopsie de la société algérienne.

Liberté : A priori, le polar est un genre peu propice à l’expression des travers d’une société. Le roman noir sied-il à vos états d’âme ? Vos lecteurs retrouveront le commissaire Llob dans votre dernier opus, quelles sont les raisons de ce retour ?

Yasmina Khadra : À mon sens, ce qui est significatif, c’est l’engagement littéraire qui vous permet d’écrire avec intensité et authenticité. Je n’accorde pas d’importance à la querelle des styles. La preuve, j’en utilise plusieurs en fonction des atmosphères que je veux créer dans mes textes. Une œuvre ne se réduit pas à sa catégorie. Un roman ne s’évalue pas à travers son volume. La volubilité n’est pas obligatoirement un critère de qualité, le laconisme n’est pas forcément un manque de souffle. Un livre ne vaut que par la dimension qu’il donne aux choses et aux êtres qui nous entourent.

Concernant le commissaire Llob, j’avais besoin de sa proximité. C’est un personnage attachant, qui a touché un large lectorat. Il me manquait. Je vis en France depuis trois ans, complètement isolé, et il n’y avait guère que mes personnages et mes auteurs préférés pour peupler mes solitudes. Aujourd’hui, avec le retour de Brahim, je vais beaucoup mieux. C’est vrai qu’il n’a pas bénéficié d’une couverture médiatique enthousiasmante. Je dirais même qu’on l’a carrément boudé. Mais cela ne fait que renforcer mes convictions : je suis sur la bonne voie. Avec Brahim, je suis confiant. Je ne suis plus seul. Je sais que je ne fléchirai pas. Je sais surtout que la mesquinerie des autres ne m’atteindra pas. Lorsqu’on mesure la perfidie des imbéciles, on prend une sacrée longueur d’avance sur eux.

Même si le caractère énigmatique suscite l’interrogation, on devine l’hommage s’agissant du choix du titre La part du mort...

Lorsqu’un être nous quitte, ses héritiers s’empressent de se partager ce qu’il a laissé derrière lui. C’est humain certes, mais c’est dérisoire aussi. La part du mort tente de restituer au mort sa part de survivance. Dans le cœur et dans la mémoire des survivants. Et cette part est la Vérité. J’ai voulu remonter aux sources des malheurs de l’Algérie, comprendre le pourquoi de tant d’incompréhensions et de déchirures, pourquoi tant d’animosité dans nos relations et tant de violence dans nos propos. Je pense que si nous n’avançons pas, c’est à cause de cette culture de la haine que nous traînons à nos pieds tel un boulet de forçat. Nous ne passons plus de temps à chercher noise aux mines qui ne nous reviennent pas qu’à nous familiariser avec. Pourquoi ce rejet, cette hostilité morbide qui nous amènent jusqu’à contester les meilleurs d’entre nous, qui nous empêchent de saluer les mérites des nôtres, de dire merci sans avoir le sentiment d’afficher profil bas ? Qu’est-ce qui nous dresse sans cesse les uns contre les autres dans la paix alors que nous sommes traités de la même manière en temps de guerre ? Pourquoi sommes-nous incapables de construire un avenir commun alors que nous sommes si unis dans les martyres d’hier ?... La réponse est le Mensonge. On nous ment depuis toujours. On nous manipule. On nous empêche de nous entendre. Et si les Algériens ne s’entendent pas, c’est parce qu’ils ne s’écoutent pas. Il est temps d’apprendre à vérifier la véracité de ce que l’on nous raconte, de se poser des questions lucides, de chercher nos vérités jusque dans la crasse des caniveaux. Celui qui ne connaît pas sa vérité ne saura jamais où il va. Quand on marche à tâtons en pleine lumière, on finit immanquablement par se casser les dents.

Vous insistez sur la nécessité de tourner la page pour en écrire d’autres plus belles, cependant le devoir de mémoire est omniprésent dans vos écrits, notamment à travers cette question qui semble vous hanter : pourquoi n’avons-nous pas été à la hauteur du sacrifice de nos martyrs ?

Chaque tombe de chahid est un monument. Notre gratitude est éternelle ; notre devoir est d’en rester digne. Or, nous avons failli. Nous avons renoncé aux serments et donné un coup de pied aux scrupules, préférant de loin les privilèges aux principes dont aucun ne semble résister à l’appel des tentations. Nous sommes devenus détritivores et nous nous complaisons à batifoler dans la tourbe. Désormais, chacun se démerde à construire une villa pour ses rejetons et personne ne songe à leur bâtir une nation. Résultat, nous élevons des palais sur des dépotoirs et refusons de voir la décomposition de la société qui est censée être celle de nos enfants. Que sommes-nous en train de leur léguer ? Nos fortunes ou nos erreurs, nos magouilles ou nos banqueroutes à retardement, nos trafics d’influence ou notre malédiction ?... Et au nom de quoi devrions-nous taire cette dérive ? De la légitimité historique ? Pourquoi ? Et quelle légitimité historique ? Celle des tueurs de Abane Ramdane ou bien celle des fossoyeurs de Zabana ? Mon livre s’attaque à ce tabou sans remettre en question les acquis de la Révolution. Nos zaïms nous gâchent la vie. Si nous voulons rattraper le temps perdu, nous devons décider tout de suite où les caser : dans un musée ou dans une maison de retraite. Parce que tant qu’ils nous restent en travers des pieds, il nous est impossible de progresser.

Les publications historiographiques, anciennes ou récentes, ont brisé les mythes de l’Histoire officielle. À la renaissance de la nation par l’anéantissement du joug colonial a succédé le désenchantement...
Les lumières subites de la Libération, au lieu de nous éclairer, nous ont aveuglés. Le colon parti, des zaïms ont pris les rênes du pays. Ils furent de grands guerriers, c’est indéniable, mais ils s’avèrent être de piètres bâtisseurs. Au lieu de reconnaître leur inaptitude à diriger un pays - qu’ils confondent toujours avec le maquis - et de passer les commandes à des politiques avertis, ils se sont obstinés à commander. La débâcle était inévitable.

Vous aviez tenu une chronique dans un quotidien national dont le directeur est l’auteur de Bouteflika : une imposture algérienne. Ce livre contient des critiques et des dénonciations que vous avez souvent abordées dans vos livres...

Sauf que mon propos concerne l’Algérie en général. Je ne me permettrais jamais de porter atteinte à la personnalité du président de la République. J’ai le droit de ne pas le soutenir, mais le calomnier et souiller sa famille et son histoire, non merci. Bouteflika est un Algérien comme les autres. Il a ses défauts et ses qualités. Il a aussi ses raisons et ses stratégies. Si je ne connais pas ses amis, j’ignore aussi qui sont ses ennemis. Les détails d’un parcours personnel ne m’intéressent pas. Chacun a ses petits jardins secrets. Prenez n’importe qui, soulevez la trappe sous ses pieds et vous tombez dans un abîme qui ressemble comme deux gouttes d’eau au vôtre. D’un autre côté, mon éducation m’impose des limites et je tiens absolument à les observer dans la rigueur et la pudeur. Quand je parle de mon pays, je ne vise personne en particulier. Je ne règle pas mes comptes. J’essaye seulement de dire où le bât blesse dans l’espoir de voir notre peuple accéder au rang qu’il mérite parmi les peuples libres et généreux.

Durant la décennie noire, l’Algérie a payé un trop lourd tribut au terrorisme islamiste. Au moment où ce dernier tisse sa toile macabre sur le monde, n’est-il pas salutaire de se demander pourquoi ces douloureuses épreuves ne nous ont-elles pas instruits ?

C’est là où je m’arrache les cheveux. La guerre est une monstruosité, mais elle a l’excuse d’instruire les peuples. Quels enseignements avons-nous tirés de la guerre intégriste, des massacres collectifs, des années de chagrin et de colère, des nuits incertaines et des jours meurtriers ? Apparemment, pas grand-chose. Les mêmes pratiques sont observées partout. Le flic continue de nous marcher sur les pieds, le douanier de gâcher nos rares vacances, le guichetier de nous faire poireauter sur un banc pourri et les élus de se payer nos tronches une fois les urnes rangées.

Notre élite continue de s’exiler, nos jeunes de rêver de pays de cocagnes avant d’aller crever sur des rivages obscurs, nos militants de merdouiller tous azimuts et nos espérances de s’émietter contre l’entêtement des têtes bétonnées. Où en sommes-nous avec la démocratie, la concorde civile, les promesses électorales et les projets en chantier ? C’est l’expectative, toujours et encore, à croire que nous avons toute la vie devant nous, que le temps ne compte pas, que rien n’urge et que tout baigne. C’est terrifiant et éprouvant à la fois.

Vous avez pris des positions très claires vis-à vis-du “qui tue qui ?” très en vogue dans certains cercles politiques et médiatiques étrangers, quelle a été votre réaction lorsque le drame des disparus et des moines de Tibehirine fut agité tel un spectre menaçant l’ANP ?

Pour moi, c’est de l’histoire ancienne. J’avoue que j’en paie encore le prix, mais je refuse de me focaliser là-dessus. Je suis un romancier qui compte exclusivement sur ses convictions littéraires et sa probité intellectuelle. Je suis honnête et je ne vois pas pourquoi je dois en pâtir. C’est vrai qu’en France, pour être admis, il faut renier une partie de soi-même. Certains se disent Kabyles pour se démarquer des autres Algériens, d’autres renoncent à leurs passeport vert pour brandir des passeports européens, d’autres encore se disent démocrates pour condamner les libertés de ceux qui ne militent pas dans leur groupe. Moi, on m’a demandé de cracher sur ma partie militaire pour lubrifier l’ascension de ma carrière littéraire. J’ai dit non. Je suis algérien, arabo-berbère, musulman et bidasse jusqu’au bout des ongles. Pas question de me défaire d’une seule fibre de mon être. Si j’ai du talent, je finirai pas forcer le respect ; si je ne suis qu’un écrivaillon de passage, je ne tarderai pas à l’apprendre à mes dépens. Pourtant, je n’ai pas été gâté par l’armée. Pour moi, ça a été 36 ans de vie gâchée. J’ai quitté l’armée profondément blessé. J’avais accepté de rejoindre l’Académie militaire pour ma mère. Elle avait tellement souffert. Pour elle, la seule chose qui pouvait la consoler était de me voir Colonel. Je ne serai jamais colonel.

Malgré mes compétences, mon intégrité, l’extraordinaire travail que je fournissait lors de la lutte antiterroriste, j’ai été ajourné ; mes subordonnés sont devenus mes supérieurs. Mais ce qui me chagrine le plus, c’est ma mère. Lorsqu’elle m’a vu quitter l’armée avec le grade de commandant, elle a pété les plombs. C’était la plus cruelle farce que je pouvais lui faire, la plus abominable des trahisons. Depuis, elle vit recluse chez elle et refuse de recevoir du monde.

Elle ne veut plus entendre parler de ses enfants, ni dses petits-enfants, ni ses proches car son fils prodige l’a trahie. Je lui offrirais le prix Nobel sur un plateau d’argent qu’elle ne me pardonnerait pas.

Que ce soit dans L’imposture des mots ou dans L’écrivain, votre verbe, qu’il soit acide ou désabusé, contient toute la passion de vos compatriotes que vous ne cessez d’exalter dans vos déclarations. Comment appréhendez-vous la fatalité de ce déracinement ?

Si nul n’est prophète en son pays, personne n’est maître chez les autres. En France, je ne suis pas un exilé, mais un émigré. Ma notoriété d’écrivain ne me met aucunement à l’abri des tracasseries administratives et mentales liées aux problèmes de l’émigration. Mais cela ne me consterne pas outre mesure. Certains amis me suggèrent d’opter pour la double nationalité. Je ne peux pas changer de papiers sans changer la couleur de mes yeux et le timbre de mon accent. Je suis algérien, et je préfère le rester. Cela ne veut pas dire que j’en veux à ceux qui ont opté pour la naturalisation. Chacun mène sa barque comme il l’entend. Moi, c’est ainsi que je veux mener la mienne, un point c’est tout. Je n’ai pas l’intention de rester en France. Le temps de consolider mon nom dans le monde des Lettres et je retournerai parmi les miens. Le seul pays où je suis vraiment chez moi est cette bonne vieille Numidie. Je languis de Constantine, de Jijel, de Béjaïa, de Tissemsilt, de Tam et ses ergs infinis ; de Tlemcen et de la Saoura, des Hauts-Plateaux et de l’Ahaggar, d’Alger et d’Oran, de Tizi Ouzou et de Médéa, chaque pierre de mon pays manque à mon édifice. Je suis de ceux qui croient que l’Algérie va bientôt renaître à la joie de vivre. Pour rien au monde je ne voudrais rater ça.

Par Mehdi Lafifi, Liberté