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Ahmed, fils du Hoggar

mercredi 6 avril 2005, par Hassiba

Sa vie se confond avec celle du désert. Ahmed Libaïr est né sous une tente, dans le Hoggar, il y a 61 ans. Jusqu’à 12 ans, il n’a connu que les campements touaregs. Son père se déplaçait avec une caravane de chameaux dans le sud du Sahara algérien et faisait un peu de troc avec le Niger et le Mali.

Assis sur un rocher, près du bivouac, Ahmed parle de son enfance passée à garder des chèvres au milieu du sable et des épineux. "Je me souviens des jeux avec un bâton et une vieille boîte", raconte-t-il, dont seuls les yeux perçants apparaissent au milieu du chèche qui lui couvre latête et les épaules. "Mais c’est surtout la faim permanente qui me revient. Et les haillons qui suffisaient si peu à nous couvrir que nous passions l’hiver serrés les uns contre les autres pour nous tenir chaud."

Pour échapper à cette misère, le père d’Ahmed s’installe avec femme et enfants à Tamanrasset. La ville, la plus au sud du Tassili du Hoggar, n’est encore qu’un hameau autour des modestes bâtiments des communautés chrétiennes du Père Charles de Foucauld. C’est là que la vie d’Ahmed a basculé. "Nous avons commencé à cultiver des petits jardins. Nous vendions des fleurs et des légumes près de l’école. Mais nous n’avions pas le droit d’aller en classe." Ahmed se fait des amis parmi les enfants de militaires français. A 15 ans, il retourne dans le Hoggar pour une société de recherches minières. "Je comprends alors que j’aime d’une façon profonde cette immensité du Ténéré, le nom que nous, les Touaregs, nous donnons au désert. Enfant, cet espace n’était que liberté."

Pendant la guerre d’indépendance, Ahmed est ouvrier à Hassi Messaoud, sur les sites pétroliers. En 1966, il devient directeur de l’Hôtel d’Etat, à Tamanrasset. "Il y avait là la première vague des touristes du désert : des pèlerins venus pour des raisons religieuses sur les traces du Frère Charles de Jésus."

Interprète, il commence à organiser des excursions de quelques jours vers l’ermitage de l’Assekrem. "Ce n’était pas encore du tourisme de découverte, mais des voyages à caractère spirituel", dit-il. En 1972, accompagnateur pour une agence de voyages, il conduit les marcheurs jus-qu’à Djanet, vers la Libye, à l’est du Sahara algérien. Il veut partager son amour du désert. "Je le connais si bien que j’y vois ce que les gens de passage ne perçoivent pas tout de suite." Avant d’accompagner les voyageurs dans le Hoggar, il les laisse "recharger leurs batteries", "vider leur esprit". Puis il leur fait "découvrir la présence de la végétation dans le sable, celle des arbres au milieu des pierres. Les animaux qui se cachent. Et même l’eau, là où on ne voit que la sécheresse."

Sur la route d’Abalema, avec ses rochers sculptés par l’érosion, Ahmed prend le temps d’emmener les voyageurs jusqu’à un champ de coloquintes vertes. Il montre ensuite comment distinguer, à la couleur de l’écorce et à la forme du feuillage, l’acacia mâle de l’arbre femelle. Et coupe des tiges du sureau qui fait les dents si blanches.

En descendant vers la frontière nigérienne, les troupeaux se font plus rares. Près de misérables huttes de torchis, clôturées de branchages, des enfants courent après les bêtes. Bientôt, seules des caravanes traversent des paysages sans fin. Un lézard se faufile entre deux rochers. Un mouflon barbichu surgit de nulle part au milieu du dédale d’El-Ghesour, parmi des blocs de grès crevassés, aux silhouettes de pachydermes fatigués.

Dans la tempête de sable qui efface toute trace et rend aveugle, Ahmed garde son calme. Sur le plateau rocheux, qu’on imagine bordé de précipices, il conduit son 4 × 4 sans radio, sans compas ni GPS. "Je connais tous les oueds du Hoggar, dit-il pour rassurer ses passagers, enclins à revenir sur leur passé pour ne pas penser à l’avenir. Il n’y a aucun endroit où je n’ai pas l’impression d’être venu auparavant." Et pourtant, avec ses 570 000 km2, le Hoggar est aussi étendu que la France, dans un Sahara qui couvre huit millions de km2, dont deux en Algérie.

Pendant les années 1990, frappées par le terrorisme, ce pays se ferme aux touristes. Ses quelques terres ne suffisant pas à nourrir sa famille, Ahmed sillonne les pistes pour le transport local. Il reprend la route entre Tam et Djanet : "Cela m’a permis de garder la plupart de mes chauffeurs. Je retournais dans le désert passer quelques jours avec les miens aussi souvent que possible. Celui qui y a vécu ne peut pas s’en passer."

Auprès du feu de camp où noircit la bouilloire de thé vert, Ahmed retrouve aujourd’hui, avec bon-heur, les interminables soirées de palabres. Enveloppé dans sa djellaba et une couverture, il parle une partie de la nuit. Soir après soir, il se plaît à perdre son auditoire dans les méandres d’une légende touarègue. D’une veillée à l’autre, les personnages se confondent, changent de sexe, de prénom. Leurs familles se déchirent, se rapprochent. Même les constellations d’étoiles sont plus simples à déchiffrer que ce conte des Mille et Une Nuits.

Si Ahmed aime les histoires, il garde les pieds sur sa terre. Tout au long du périple, il s’arrête pour ramasser les déchets. Bouteilles de lait de chamelle abandonnées par une caravane, boîtes de conserve, morceaux de plastique, vieux pa- piers... tout finit dans un sac. Ce qui pourra disparaître sera brûlé le dernier jour. "Les nomades ne quittent jamais un campement en laissant le moindre détritus, assure-t-il. On étale même les cendres du foyer. En revanche, on peut laisser des outils dans un arbre pour ceux qui suivent."

Dans les années 1980, quand letourisme s’est développé, les 150 000 Touaregs qui vivent dans le Sahara algérien étaient inquiets. "Il faut laisser le désert dans son état originel pour que nos enfants y retrouvent cette pureté que nous aimons", insiste Ahmed. Les guides et les agences de voyages locales, seuls habilités à accompagner les voyageurs, ont très vite commencé à faire des campagnes de nettoyage.

Les autorités de la wilaya ­ la circonscription administrative ­ de Tamanrasset comme les gardes du parc national du Tassili du Hoggar essayent de faire respecter les règles. Une campagne "Déserts propres" a été lancée. Mais les contrôles visent surtout les trafics d’objets préhistoriques. Des affaires récentes ont montré qu’ils existent toujours. Désormais, on ne peut quitter Tamanrasset avec le moindre sachet de sable. Les souvenirs seront ceux de la rencontre avec un homme si fier d’être un Touareg. " Le Hoggar cache ses secrets, dit Ahmed. Mais nous sommes prêts à les partager avec nos visiteurs."

Par Christophe de Chenay, lemonde.fr