Accueil > INTERNATIONAL > Al Jazeera : Ondes de choc en terre arabe

Al Jazeera : Ondes de choc en terre arabe

jeudi 19 mai 2005, par Hassiba

Al Jazeera, la chaîne d’information en continu du Qatar pratique une liberté de ton qui est une révolution pour la région. Les opinions publiques sont séduites et les gouvernants arabes, furieux.

Al Jazeera, la CNN du monde arabe, est aussi grande par sa notoriété que modeste par ses dimensions.

Al Jazeera, la CNN du monde arabe, est aussi grande par sa notoriété que modeste par ses dimensions. « C’est cette boîte d’allumettes qui fait flamber le monde arabe ! » s’exclamera Hosni Moubarak, le président égyptien, de passage au Qatar, où il a tenu à se rendre dans les locaux de la chaîne. Un simple bâtiment de béton gris, moderne, sans étage, surmonté d’une coupole bleue et entouré d’abris en préfabriqué, l’un pour la salle de prières, l’autre pour la cafétéria attenante : Al Jazeera respire une modestie peu habituelle sous ces latitudes. Une centaine de journalistes y travaillent. Dix présentateurs - cinq hommes et cinq femmes, une seule est voilée depuis l’an passé - assurent l’information vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

La chaîne satellitaire d’information financée par l’émir cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani est aussi sulfureuse pour les Etats-Unis que pour les pouvoirs de la région. Pour y entrer, il faut montrer patte blanche. Un véritable camp retranché. Abritée derrière une double clôture grillagée, en bordure de Doha, la capitale, on l’atteint après que des gardiens armés méticuleux et lents ont vérifié les autorisations d’accès et fouillé les voitures. On badine encore moins avec la sécurité depuis qu’en mars, pour la première fois, un kamikaze s’est fait exploser à Doha, la tranquille, avec son véhicule devant le centre culturel britannique, tuant le directeur.

Une véritable bombe

Dans le monde arabe, Al Jazeera est le symbole d’une révolution. Cette télévision qui rend fous la quasi-totalité des gouvernants du Maghreb et du Machrek irrite au plus haut point l’administration américaine, qui y voit la « chaîne de Ben Laden », et captive de 40 à 50 millions de téléspectateurs de langue arabe de Casablanca à Bagdad via Paris, Londres, Bruxelles, Madrid...

« Elle a été l’objet de plus de cinq cents plaintes des régimes arabes depuis sa création », écrit Olfa Lamloum, politologue à Paris-X, dans un excellent petit livre, « Al Jazeera, miroir rebelle et ambigu du monde arabe » (1). Lors d’une rencontre entre un responsable qatari et un envoyé du roi d’Arabie saoudite exaspéré par la liberté de parole de la télévision, l’émissaire saoudien demandera : « Que voulez-vous pour calmer Al Jazeera ? » « Une modification de la frontière », répondra en guise de boutade, qui se voulait une fin de non-recevoir, le conseiller qatari. « Le Qatar sait qu’avec cette chaîne il possède une véritable bombe dans la région », estime un journaliste.

Les raisons de son succès ?

Tout d’abord, elle est irrespectueuse. C’est une voix rebelle. Prônant le professionnalisme, multipliant les informations et les reportages, les débats et les talk-shows comme sur les chaînes occidentales, Al Jazeera, « l’île » en arabe, a apporté une immense bouffée d’air dans un monde arabe privé du droit à la parole, surtout si on a le mauvais goût d’être dans l’opposition. Pour la première fois dans ces pays habitués à la télévision du pouvoir qui retransmet exclusivement la politique officielle, chaque foyer, via le satellite, a fait entrer chez lui la voix d’opposants habituellement réduits au silence.

Seconde raison de son succès ?

Al Jazeera répond à l’attente des populations. Habitués à voir la marche du monde par le canal de CNN, de la BBC ou des chaînes françaises pour les téléspectateurs du Maghreb, les pays arabes l’ont soudain regardé à travers des lunettes qui leur étaient plus familières. Un bouleversement. « Al Jazeera ne donne pas seulement des informations, les gens ont confiance en ce qu’elle dit », explique M’Hamed Krichen, l’un des présentateurs vedettes de la chaîne, de nationalité tunisienne. « Une opinion et son contraire », tel est le credo d’Al Jazeera. Même si on feint d’oublier que le choix des images peut être aussi un parti pris redoutable. Et qu’il façonne l’opinion publique.

« Les sentiments antiaméricains sont attisés par Al Jazeera », déclarait l’an dernier à Bagdad le général Mark Kimmitt, chef adjoint des opérations militaires en Irak. Aujourd’hui, entre l’administration de George W. Bush et Al Jazeera, la guerre est ouverte. Etonnant pour une télévision financée par un des principaux alliés des Etats-Unis dans le Golfe : le minuscule et riche Qatar, siège du Cencom, le commandement militaire américain pour le Golfe, et qui abrite les soldats de l’Oncle Sam repliés d’Arabie saoudite. L’histoire d’Al-Jezira se confond avec celle de Hamad ben Khalifa Al-Thani, émir débonnaire et de forte stature. C’est un an après avoir délogé en douceur son père du pouvoir, en 1995, que le nouvel émir - il a alors 40 ans et est le plus jeune chef d’Etat de la région - décide de créer une chaîne de télévision. « Moderniser son pays est un moyen de se créer une légitimité », estime un observateur. Son objectif est double : il veut, grâce à cette télévision inédite, faire connaître le minuscule Qatar, que personne ne sait situer sur une carte, un riche émirat gazier grand comme la Corse, à l’est de l’Arabie saoudite. L’émir entend aussi damer le pion à la puissante Arabie saoudite, sa voisine et rivale. Deux ans auparavant, un contentieux frontalier entre les deux pays s’était réglé au détriment du Qatar. Le petit émirat avait été excédé que, dans les médias, seule la voix des Saoudiens se soit fait entendre.

Une quinzaine de journalistes du service arabe de la chaîne britannique BBC formera le noyau fondateur d’Al Jazeera sur le modèle des grandes chaînes occidentales. « Je ne veux pas d’une chaîne de propagande », précisera l’émir. Lancement le 1er novembre 1996. Le succès est immédiat. L’émir finance d’autant plus que la publicité ne suit pas. Les annonceurs craignent trop de déplaire aux Saoudiens en passant sur les écrans d’Al Jazeera.

Sur la chaîne, le virage antiaméricain va être progressif. Il résultera de l’enchaînement des événements dans cette partie du monde : bombardements américains sur l’Irak lors de l’opération Renard du désert en 1998, Intifada en Palestine après septembre 2000, guerre américaine en Afghanistan l’année suivante, traque de Ben Laden. Au fil des mois, le regard que le Moyen-Orient porte sur ses anciens alliés occidentaux se transforme. « Depuis la guerre américaine en Irak, il y a une rupture incontestable entre les deux mondes », regrette M’Hamed Krichen. Al Jazeera reflète les opinions arabes. Dans la rédaction, les débats sont vifs. Il y a là des Tunisiens, des Algériens, des Libanais, des Kurdes, des Egyptiens... Une quinzaine de nationalités au total. Une majorité sont musulmans, d’autres chrétiens. Ils représentent les trois familles politiques du monde arabe : les islamistes modérés, les nationalistes arabes, laïques, et le courant libéral, les moins nombreux. « Si les islamistes sont présents, ils ne décident pas », affirme Krichen.

« C’est vrai que chaque producteur fait un peu ce qu’il veut », reconnaît un autre journaliste. En fait, le pouvoir qatari en joue. « En laissant les islamistes s’exprimer, il escompte une assurance-vie », explique un Européen. Les reportages d’actualité voisinent avec les émissions religieuses. Un vieux cheikh, Al-Kardaoui, fait un tabac. Tête pensante des Frères musulmans, il est considéré comme un dangereux fanatique au Maghreb et un libéral laxiste par les wahhabites saoudiens, qui le détestent. Proche de l’émir, sa femme occupe des fonctions importantes dans Al-Jezira.

Pour Washington, là n’est pas le pire. Le premier reproche : la chaîne assure la publicité de Ben Laden, l’ennemi public numéro un, en diffusant ses cassettes. « Ce sont des scoops et toutes les télévisions en feraient autant », proteste un responsable. Certes, mais, pour en arriver là, il aura fallu que des journalistes sympathisent étroitement avec des proches de Ben Laden. D’ailleurs, si la télévision rebelle a envoyé sur les ondes in extenso la première cassette du chef d’Al-Qaeda, cette époque est bien révolue. Autre réalité qui exaspère les Américains : la télévision satellitaire est la seule à diffuser certaines images, simplement parce qu’elle a des reporters dans tous les points chauds irakiens. Ainsi, son cameraman, un Irakien, était le seul journaliste présent dans Fallouja lorsque la ville sunnite fut écrasée sous les bombes américaines. Il a transmis des images de missiles s’abattant sur les femmes et les enfants. Des images dévastatrices quand elles passent en boucle. On est loin de la fable de la guerre propre contre les seuls terroristes que les Américains tentent d’imposer au monde.

Une privatisation à l’étude

Washington s’est fâché. L’été 2004, le bureau d’Al-Jezira a été bombardé à Bagdad et un journaliste tué - et les témoins doutent que ce fût une bavure. Quant à l’émir, cheikh Ben Khalifa, les Américains ont oublié de l’inviter pour participer aux Etats-Unis à une conférence sur le terrorisme. En juin, George Tenet, alors patron de la CIA, s’était rendu à Doha pour demander de rendre la chaîne « plus professionnelle ». Des changements sont en cours : un nouveau PDG, de nouveaux membres au conseil d’administration, une charte a été signée. « Les Américains ne seront jamais contents, à moins qu’Al Jazeera ne devienne une CNN bis », estime un diplomate.

Là est bien le dilemme. Comment préserver une chaîne où les journalistes restent libres sans se fâcher avec les Etats-Unis et sans perdre son âme ? Washington pense avoir trouvé la parade en proposant à l’émir une privatisation de la chaîne. On y ferait entrer d’autres chaînes, si possible américaines. C’est un peu le serpent de mer dont on parle depuis plus d’un an. Le Qatar ne semble guère pressé et parle de capitaux arabes privés qui pourraient investir dans la chaîne. L’an passé, l’émirat avait approché l’Agence France Presse, qui a refusé l’offre. Mais a-t-on vu, ailleurs dans le monde arabe, des studios de télévision où, de Ben Laden à Colin Powell ou Condoleezza Rice, en passant par des ministres israéliens et français, on se précipite pour être interviewé ? Pourquoi le petit Qatar irait-il se priver de ce formidable tremplin qui l’a fait connaître au monde ?

1. Editions La Découverte, 2004, 143 pages.

Par Mireille Duteil, lepoint.fr