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Chili : La colonie de l’indignité

mardi 5 avril 2005, par Hassiba

Fondée en 1961 au Chili par l’Allemand Paul Schäfer, la Colonia Dignidad a abrité, pendant 40 ans, viols d’enfants et tortures de prisonniers politiques.

En fuite, le gourou vient d’être arrêté. Derrière les grilles de sa propriété, désormais ouvertes, des dizaines de vies brisées. Témoignages.

Au détour d’un long chemin de terre cahoteux et poussiéreux, longé ici et là de masures de tôle et de bois, se découvre un paysage tout droit sorti d’un film de Walt Disney. Au lointain, des champs et des forêts grimpent jusqu’aux neiges éternelles de la cordillère des Andes, tandis qu’au bas de la route, des enfants jouent au football à côté d’une jolie petite école blanche. A droite, un pan de ferme, un tracteur et quelques hangars. A gauche, une petite église qui semble fraîchement repeinte. Villa Baviera est-il annoncé, gravé dans la roche. C’est ici que débute la propriété de 17 000 hectares, située près de la petite ville de Parral, dans une région pauvre et rurale à 350 km au sud de Santiago, bordant le fleuve Perquilauquen jusqu’à la frontière avec l’Argentine. Une propriété isolée et bucolique qui a été, en fait, le nid d’un gourou, Paul Schäfer, accusé d’y avoir exercé sa pédophilie en toute liberté et un centre de torture sous la dictature de Pinochet.

La Colonia Dignidad, nommée aujourd’hui Villa Baviera, est fondée au Chili en 1961 pour « venir en aide aux orphelins du tremblement de terre », qui a eu lieu peu avant dans la région. Les 300 personnes qui la composent viennent d’Allemagne, d’une secte fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à Siegburg, près de Cologne, par Paul Schäfer. Cet obscur personnage autoritaire fuit, déjà, une plainte pour viols sur mineurs.

Malgré ces antécédents, la société de bienfaisance et d’éducation ­ ainsi que la définit son statut ­, est accueillie au Chili à bras ouverts par les autorités, et les paysans du coin. Ces derniers trouvent à la colonie, véritable exploitation agricole prospère qui compte une fabrique de carreaux, une scierie, une laiterie, un moulin et un atelier de mécanique automobile, un travail saisonnier. Mieux encore, elle construit une école, bientôt un hôpital de vingt-cinq lits à l’intérieur de l’enceinte. Le seul de la région. Tous deux sont gratuits (car subventionnés par l’Etat) et ouverts à la population.

Pris au piège derrière les barbelés
Derrière cette façade de générosité, la réalité est tout autre. Si aujourd’hui seuls des fils barbelés entourent la propriété, à leur arrivée dans les années 60, les colons sont pris au piège derrière des murs hauts de plusieurs mètres, des barrières électrifiées, surveillées par des détecteurs de mouvements et des caméras. Depuis 1999, alors que Paul Schäfer a quitté la colonie pour fuir la justice chilienne (lire ci-contre), la colonie évolue. En ce début d’année, elle a ouvert ses portes aux touristes et aux journalistes. Mais pendant quarante ans, protégée par des personnages haut placés du monde politique et économique, de la justice et de la police chilienne, elle aura été un Etat dans l’Etat.

Les colons sont coupés du monde et du temps, sous la coupe de Paul Schäfer, maître absolu des lieux. Tous s’expriment en allemand. « Il lisait la Bible, il prêchait. Il était l’envoyé de Dieu », explique Martin, un Allemand né dans la colonie qui continue d’y travailler comme chef de production de la boulangerie. « Tous les matins, il nous réunissait, il distribuait le travail de la journée et nous criait : "Quelles sont vos pensées sales ?" Il fallait qu’il sache tout, on ne pouvait rien cacher. » Pour éviter ces « pensées », la valeur prônée est le travail. « Enfant, j’ai travaillé du lever au coucher du soleil tous les jours de la semaine, sans relâche, sans jamais être payé, ni aller à l’école, relate Martin, visiblement nerveux et désireux de parler, sûrement pour la première fois. Et monsieur Schäfer, je le voyais, ne travaillait jamais, il passait en voiture saluer. »

« Je suis arrivée ici par bateau après quatre mois de voyage, j’avais 9 ans, se souvient quant à elle, dans un espagnol très approximatif, Sieglinde Zeitner Bohnau, âgée aujourd’hui de 51 ans. L’aîné de mes huit frères et soeurs avait seulement 10 ans », poursuit cette dame aux traits fatigués et aux vêtements désuets. « On a tous été séparés de notre mère, et, entre nous, séparés par sexe. Les contacts étaient interdits. Je pleurais toutes les nuits sous les couvertures et je fuguais pour aller la retrouver. » Aujourd’hui responsable avec son mari de la boucherie-charcuterie de la colonie, elle raconte avoir demandé des comptes à sa mère, il y a quelques mois. « Je ne pouvais pas repartir en Allemagne, lui aurait-elle répondu, j’étais seule sans mon mari, j’avais tout laissé, je ne savais pas qu’on m’empêcherait de vivre avec vous. »

Pour sa désobéissance, Sieglinde est mise à l’écart. Elle est dépréciée et surveillée. Si elle ne mentionne pas de châtiments corporels, d’autres témoignages relatent des passages à tabac en public, avec usage parfois d’électricité. Architecte, âgé de 81 ans, arrivé en même temps que Paul Schäfer dans la colonie où il continue de vivre, Johannes Wieske se souvient de ses pleurs et ses prières pour que « Dieu les sorte de cette situation » : « Une fois, j’ai dit à Paul Schäfer : "Tu mens." Et il m’a tapé dessus jusqu’à ce que je tombe inconscient à terre. Puis, il m’a drogué pour me maintenir dans un état second. » Il dit encore, comme pour se justifier : « J’ai toujours été très timide. Je n’ai pas pu m’opposer. »

Gourou pédophile
Du fait de l’évolution de la colonie qui serait impulsée par de jeunes dirigeants désireux de la « normaliser », Sieglinde peut enfin se marier à 46 ans avec l’homme qu’elle essaie de retrouver la nuit depuis six ans. Les mariages, comme les relations sexuelles, dépendaient avant du pouvoir discrétionnaire de Paul Schäfer. Six mois plus tard, elle a un petit garçon qu’elle appelle son « cadeau de Dieu ». Martin, quant à lui, à la naissance de son premier fils, prend conscience qu’on lui a volé une partie de son enfance. « Avant je croyais que vivre sans mes parents était normal, explique-t-il amèrement. Je connais aujourd’hui combien la relation de père à fils est merveilleuse. Je ne connaîtrais jamais l’inverse. » Quand on lui demande s’il veut partir, il répond aussitôt, comme d’autres colons rencontrés : « Evidemment, mais avec quel argent ? D’autant que je n’ai pas de diplômes. J’ai juste obtenu mon permis de conduire. Et la boulangerie est un métier d’avenir : du pain, on en achètera toujours. » Le colon moyen, autrement dit qui ne fait pas partie de la direction, semble effectivement pauvre. Etrange quand la fortune de la Villa Baviera est évaluée à 100 millions d’euros par le sénateur de la région Jaime Naranjo, fervent opposant à l’enclave, et qu’elle est notamment poursuivie pour fraude fiscale. Où va donc l’argent ?

Une question sans réponse. Ce que le porte-parole de la Villa Baviera, Michaël Müller, aime en revanche à répéter, c’est que les colons sont soulagés de la récente arrestation de Paul Schäfer. Tous ceux rencontrés disent s’être sentis trahis dans leur croyance par un homme qui les a « abandonnés » et leur a menti. Et s’ils pensent que les témoignages d’actes pédophiles d’une part, de torture d’autre part, sont vrais, ils n’auraient rien vu, rien su. « Peut-être, suggère Marcelo Araya, journaliste d’investigation pour la chaîne Chilevision, parce que ces exactions, ils les ont vécues au quotidien, finissant quelque part par les trouver normales, peut-être aussi parce qu’ils se sentent coupables. »

« Car toute l’organisation de la secte avait pour but ultime, outre l’enrichissement, celui de satisfaire les appétits sexuels de Paul Schäfer », souligne Hernan Fernandez, l’un des principaux avocats de mineurs victimes d’abus. « A 76 ans, il avait encore des relations sexuelles avec trois à quatre enfants par jour. Il réveillait les jeunes garçons dans leur sommeil quand il avait envie d’eux, la maison des garçons se trouvant juste à côté de la sienne. Selon les témoignages, il y aurait plus de 200 victimes, abusées souvent en public, souvent aussi droguées. »

José Efrain Morales est amené à l’hôpital par ses parents alors qu’il n’a que 2 mois pour une grippe grave. Jamais ils ne pourront le récupérer. « La grippe ne passe pas », leur répondra l’hôpital. Adopté par la colonie, José Efrain, devenu « Vedder », réussit à la quitter en 2002 pour Santiago et porte plainte. Agé aujourd’hui de 37 ans, ce Chilien a raconté à l’hebdomadaire La Nacion Domingo (1) : « J’étais un des favoris de Schäfer. Mes relations sexuelles avec lui ont débuté à l’âge de 8 ans. Elles ont duré jusqu’à mes 25 ans. Il était très doux, séducteur. Il était comme un père pour nous. Etre avec lui signifiait avoir des privilèges. On ne travaillait pas, on pouvait se parfumer, on avait droit à du shampooing. Tous voulaient avoir cette place. Il poursuit : Tous ceux qui ont moins de 50 ans aujourd’hui sont passés une fois dans sa chambre. Schäfer était très attirant, il manipulait nos émotions. »

Aux adoptions validées par des juges complaisants, s’ajouteront d’autres méthodes. Dans les années 90, tous les week-ends, un bus passe ainsi chercher les enfants pauvres et les amène dans la colonie sous prétexte de se divertir. « A leur arrivée, Schäfer les recevait et choisissait un enfant pour le week-end », explique l’avocat Hernan Fernandez.

Centre de torture
Même si le puzzle est encore incomplet, il est établi que Paul Schäfer a collaboré avec la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). L’enclave allemande devient un des centres de torture les plus importants du Chili. Adriana Borquez raconte avoir été l’une des victimes de Schäfer lui-même. Enfermée durant vingt-quatre jours dans un souterrain à l’intérieur de la colonie en 1975, cette ancienne professeure de français, qui vit à Talca, à deux heures de la colonie et marche aujourd’hui à l’aide de béquilles, a porté plainte en 2004. « Je me souviens avoir senti que mes bourreaux se masturbaient pendant qu’ils me torturaient, soit avec de l’électricité, soit en me faisant violer par des chiens et d’autres techniques que je ne veux pas aborder, explique-t-elle avec lenteur. On entendait tout le temps des cris, jusqu’au moment où j’ai entendu ma propre voix. J’ai compris qu’ils étaient pré-enregistrés. La lumière n’était jamais éteinte et les repas étaient apportés à des heures complètement aléatoires pour éviter qu’on puisse se repérer dans le temps. »

Alors quand le porte-parole de la colonie, Michaël Müller, dit s’excuser pour ce qu’elle a subi, Adriana sort de ses gonds. « Ils disent ne rien savoir, ne pas pouvoir nous aider. Mensonges !, explose-t-elle. Les anciens bras droits de Paul Schäfer continuent de vivre là-bas, rien n’a changé. » Une certitude que partagent les familles de disparus de Parral, la ville voisine. Elles ne voient dans l’ouverture de la colonie qu’un rapide maquillage pour attirer les touristes. Et faire oublier que là sont peut-être enterrés leurs morts.

Santiago du Chili, Claire Martin, liberation.fr


 photos Rodrigo gomez
(1) Edition du 13 mars. José Efrain n’est plus autorisé à parler pour des raisons de secret d’instruction.