Accueil > INTERNATIONAL > Cuba : Les galériens de Castro

Cuba : Les galériens de Castro

jeudi 7 avril 2005, par nassim

Alors que Cuba s’enfonce dans le marasme économique, Castro tire plus que jamais profit des entreprises étrangères présentes dans l’île. Les employés, eux, sont soumis à un vrai racket du régime.

A l’hôtel Sevilla, l’un des vieux palaces de charme de La Havane géré par le groupe français Accor, on a choisi de ne pas renier le passé. Les murs du superbe salon du rez-de-chaussée décorés d’azulejos à la sévillane sont ornés des clichés représentant les célébrités qui ont fréquenté l’établissement au temps de sa splendeur : Al Capone, Graham Greene, Gloria Swanson, Errol Flynn...

Le Sevilla s’accroche à son passé comme

Complexe hôtelier, Cuba

Fidel Castro, 78 ans, à son pouvoir. Le dictateur cubain annonce, d’un côté, vénérer encore Marx, Engels et Lénine, dans l’un de ces discours-fleuves et surréalistes dont il a le secret, puis reconnaître, après quarante-cinq ans de règne, que « nous sommes à court de beaucoup de choses »... Quelques jours plus tôt, le commandante en jefe (commandant en chef) avait fustigé l’Europe. « Cuba n’a pas besoin des Etats-Unis, Cuba n’a pas besoin de l’Europe. C’est tellement agréable de dire que l’on a appris à se passer d’eux ! ». Sous la coupe du Lider maximo, l’île s’enfonce chaque jour davantage dans l’autarcie, le sous-développement, la pauvreté. D’autant plus que la chute de la production de sucre (passée de 8 millions de tonnes en 1990 à 2 millions aujourd’hui, en raison de la sécheresse) affecte grandement l’économie de subsistance, pour ne pas dire de survie, de Cuba.

A l’hôtel Sevilla, pour conjurer le mauvais sort, on cultive la nostalgie. A l’époque de Graham Greene, Al Capone et autres clients célèbres, avant la révolution de 1959, le peso cubain et le dollar américain circulaient à parité. Aujourd’hui, il faut 26 pesos cubains pour avoir 1 dollar. A l’époque, le Sevilla appartenait à don Almeto Battisti, un mafioso notoire : pour espérer travailler au Sevilla, mieux valait être en bons termes avec l’organisation. Aujourd’hui, pour espérer y travailler, il est préférable d’entretenir de bonnes relations avec les cadres du parti. Car telle est la règle : pour embaucher du personnel cubain, les entreprises étrangères doivent passer par une société cubaine, Acorec, qui détient le monopole de l’embauche pour toutes les sociétés étrangères opérant à Cuba.

Barbarita est serveuse à l’hôtel Sevilla de La Havane. Pourtant, elle ne travaille pas officiellement pour Accor. C’est Acorec qui lui verse chaque mois un salaire de 210 pesos cubains (soit 8 dollars). Mais Accor, pour employer Barbarita, doit régler chaque mois à Acorec... 441 dollars. En résumé, Acorec touche 441 dollars mais n’en reverse que 8 au travailleur cubain. Le reste, soit 98 % des sommes versées par Accor, part dans la poche de l’Etat cubain !

L’équivalent d’un Carambar (5 centimes l’heure) et les remerciements du parti, voilà à quoi se résume le « salaire » horaire d’un Cubain en 2005, « année de l’alternative bolivarienne pour les Amériques », selon la phraséologie en vigueur. Ce système, plus proche de la spoliation que de la sous-traitance, prend la forme d’une redevance versée par les investisseurs européens à l’Etat cubain pour avoir le droit de disposer de « sa » main-d’oeuvre. Laquelle touche au bout du compte un salaire dont ne voudrait pas entendre parler un journalier indien du fin fond du Rajasthan...

Une main-d’oeuvre blanche.

Pourtant, malgré leur salaire misérable, les Cubains qui travaillent pour les sociétés étrangères sont considérés comme des nantis. A cause de leurs conditions de travail, qui leur assurent un repas décent à midi, quelques avantages en nature et des pourboires. Mais seuls les candidats qui présentent un dossier idéologique irréprochable sont retenus par Acorec. Résultat : dans les hôtels et restaurants de l’Etat cubain, vous serez servi par une main-d’oeuvre très politiquement correcte et en majorité très blanche. Ce qui reflète la composition des cadres du parti, mais pas du tout celle de la population cubaine, fort métissée. « Les Cubains qui travaillent pour nous sont très encadrés par le parti et le syndicat unique : ils ont plutôt intérêt à aller aux manifs, travaux volontaires et autres réunions politiques, sinon ils risquent une mauvaise note et à terme d’être remplacés, témoigne un chef d’entreprise français. Travailler dans une entreprise étrangère est un privilège, même si l’avantage salarial est limité. Chez nous, la plupart des commerciaux ont une voiture de fonction pour pouvoir livrer les clients : à Cuba, c’est un avantage qui n’a pas de prix. »

Présence française en recul.

Aux arrêts de bus, les files d’attente sont toujours aussi longues et les visages marqués par une sorte de résignation muette. Une jeune femme en uniforme inscrit les noms des voyageurs prioritaires sur une liste et fait stopper les voitures d’entreprise (reconnaissables à leur plaque d’immatriculation bleue), qui ont obligation de les transporter si leur trajet s’y prête. « C’est le genre de mesure que le gouvernement adore. D’un côté, on essaie de résoudre la crise des transports en commun en bricolant. De l’autre, on calme ceux qui ont le privilège d’avoir une voiture de société. Certains de mes commerciaux se font arrêter trente ou quarante fois par jour. Vous imaginez le résultat sur la durée des tournées... », raconte un Européen.

En cas de licenciement, le même mécanisme confiscatoire s’applique : l’employeur étranger doit verser à Acorec des indemnités en dollars (1 mois par année d’ancienneté) qui sont reversées en pesos à l’employé cubain. En échange, les entreprises étrangères bénéficient d’une marge de souplesse pour les horaires. S’il faut faire tourner l’usine vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, c’est possible pour un certain temps : c’est le parti qui décide dans l’entreprise, en accord avec le syndicat.

Le plus gros employeur étranger de main-d’oeuvre cubaine, le groupe espagnol Sol Melia, gère 22 hôtels sur l’île. La présence française à Cuba, elle, est modeste et plutôt en recul : le Club Med a jeté l’éponge il y a deux ans, car les rapports avec le partenaire cubain étaient devenus « ingérables ». Sur un stock total d’investissements étrangers estimé à 6 milliards de dollars, la France occupe la quatrième place, avec environ 6 %, loin derrière l’Espagne (25 %), le Canada (20 %) et l’Italie (19 %). Bouygues, le principal constructeur étranger d’hôtels à Cuba, travaille en partenariat avec Gaviota, l’entreprise de tourisme dirigée par l’armée cubaine (neuf hôtels achevés ou en cours de construction, d’une capacité de 4 500 chambres). Accor gère trois hôtels à La Havane et Varadero.

Le capitalisme d’Etat pratiqué sans vergogne par Cuba a généré autour de Castro une petite caste de privilégiés qui attend patiemment son tour. Les détenteurs du pouvoir économique, au premier rang desquels figurent les militaires, entendent bien garantir leur avenir contre les aléas de la succession de Castro.

Les hiérarques de l’armée, très engagés dans l’économie touristique, se satisferaient très bien d’une transition dynastique façon Kim Jong-il ou Gnassingbé Eyadema. L’héritier est déjà désigné depuis longtemps : il s’agit de Raul Castro, le frère cadet de Fidel, qui contrôle à la fois les postes clés du Minfar (ministère des Forces armées) et le Minint (ministère de l’Intérieur). La main-mise de l’armée sur l’économie est telle que le successeur de Castro, quel qu’il soit, ne pourra pas se passer de l’appui des militaires.

Une succession explosive.

A moins qu’une véritable alternative démocratique n’émerge un jour des rangs divisés de la dissidence : c’est ce que défendent par exemple Oswaldo Paya et Marta Beatriz Roque à la tête de leurs organisations respectives. Mais, dans le cas où le successeur de Castro ne serait pas galonné ou un des nombreux caciques du parti (Felipe Perez Roque, Ricardo Alarcon, Carlos Lage sont toujours sur les rangs, à des degrés divers), les investisseurs étrangers qui ont sauvé Castro de la faillite pourraient avoir du souci à se faire. Le noyau dur de la dissidence avait en effet sévèrement critiqué l’attitude des investisseurs étrangers dans un texte qui a fait date, « La patrie appartient à tous », et qui a coûté à ses auteurs de deux à quatre années de prison.

Pour Alberto Luzarraga, docteur en droit et avocat d’origine cubaine installé à New York, la cause est entendue. « Les contrats de travail qui lient les travailleurs cubains aux entreprises étrangères n’ont aucune valeur juridique. Parce qu’ils sont discriminatoires et contraires à une convention du BIT qui interdit explicitement tout type de discrimination fondée sur la nationalité. » De fait, le personnel français d’encadrement de Bouygues ou d’Accor à Cuba échappe au système Acorec. On voit mal des cadres français accepter que 95 % de leur salaire disparaisse dans la poche de Castro !

L’Etat cubain, qui est à l’origine de ce système, assume sans états d’âme. Les entreprises étrangères, si elles veulent travailler à Cuba, n’ont guère d’autre choix que de l’accepter. Mais qu’en sera-t-il après Castro ? Il est peu probable qu’un futur Etat démocratique à Cuba prenne en charge le passif d’une dictature qui n’a jamais eu d’autre légitimité que des élections factices organisées pour et par le parti unique. Dans ce cas, les actuels investisseurs étrangers risquent de se retrouver face à leurs responsabilités : il ne serait pas étonnant de voir les Cubains spoliés se retourner contre leurs employeurs. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la succession de Fidel Castro s’avère explosive...

Par Olivier Languepin, lepoint.fr