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En Irak, les preneurs d’otages ne sont jamais "apolitiques"

vendredi 4 mars 2005, par Hassiba

Des centaines de gangs, plus ou moins liés à la guérilla, voire à la police, se partagent l’industrie florissante des enlèvements.

Ces ravisseurs-là faisaient plutôt dans l’humour noir. Pour négocier le montant de la rançon avec la famille, le mot de passe téléphonique qu’ils avaient choisi pour s’identifier était toujours le même : "Ici Saddam". Bijoutier de père en fils à Bagdad, le jeune Firaz Atchane Sabtaoui, enlevé l’an dernier pendant plusieurs semaines et relâché après versement d’une rançon si élevée que son père dut vendre deux des trois magasins familiaux pour payer, se souvient pourtant "qu’à aucun moment", les bandits ne lui ont parlé politique, islam, occupation ou Amérique. "Ils m’ont insulté, menacé, battu et maltraité pendant dix-sept jours sans jamais aborder ces sujets." Ceux qui, revolver au poing, l’ont enlevé en pleine rue, en plein jour et en plein centre de la capitale "étaient vêtus à l’occidentale, calmes et visiblement habitués à donner des ordres. Pour moi, c’étaient soit des moukhabarats - des agents de la sécurité de l’ancien régime -, soit des ex-policiers reconvertis dans le gangstérisme".

Le docteur Abdel Hadi Al-Khalili, l’un des chirurgiens les plus renommés d’Irak, également kidnappé par un gang l’an dernier, est du même avis. "Les miens avaient des badges de police. Ils m’ont pris un soir d’avril sur une avenue alors que je circulais avec des amis. Ils étaient parfaitement renseignés. Ils savaient qui j’étais. Ils ont tiré deux coups de feu en l’air pour nous stopper. "Professeur Khalili", m’ont-ils dit, "veuillez sortir". Ils ont ensuite confisqué les clés de la voiture de mes amis, m’ont passé une paire de menottes, mis un bandeau sur les yeux et gardé une quinzaine de jours, jusqu’au paiement de la rançon par ma femme. Du vrai travail de professionnel." Pour le récupérer, les proches du médecin ont payé 28 000 dollars - environ 20 000 euros. Une petite fortune dans un pays où le chômage touche sans doute plus de la moitié de la population et où le salaire moyen, quand il y en a un, dépasse rarement une centaine d’euros par mois.

Professionnels sur le pavé
Evidemment, les prix varient en fonction de la prise. Victimes du même chantage après l’enlèvement d’un enfant, d’une épouse ou d’un père, des familles plus prospères ont payé, la presse locale s’en est fait l’écho, jusqu’à plusieurs centaines de milliers de dollars pour revoir leurs proches. Un puissant homme d’affaires arabe, libéré en février, a avoué avoir payé un million pour recouvrer sa liberté. Quand des politiciens italiens irresponsables font savoir urbi et orbi que leur gouvernement a déboursé "une somme considérable" en septembre 2004 pour récupérer les "deux Simona" qui travaillaient pour l’ONG Un pont pour Bagdad, les enchères montent encore.

Pour être invérifiable et du reste non vérifiée, la rumeur qui court jusque dans les salles de rédaction des douzaines de médias irakiens créés depuis deux ans, quant au versement, pourtant démenti avec vigueur par la France, d’une somme astronomique pour retrouver ses deux précédents journalistes-otages, accroît encore le risque pour les autres. "Faites très attention, préviennent régulièrement nos amis à Bagdad, avec votre tête d’Occidental, c’est un peu comme si vous aviez une étiquette collée sur le front, marquée : "Enlevez-moi, je vaux tant de millions"."

Ce qui est arrivé à Florence Aubenas et Hussein Hanoun le 5 janvier en plein Bagdad est bien sûr différente, mais le rappel, ici, de ces précédents a pour but d’illustrer deux aspects fondamentaux d’une industrie irakienne en pleine croissance, celle de l’enlèvement contre rançon.

D’abord et c’est une évidence que même l’actuel premier ministre irakien sortant, Iyad Allaoui, n’a cessé de reprocher à ses parrains américains : "Le brutal démantèlement en juin 2003, par le Pentagone, des multiples services de sécurité de l’ancien régime - police, armée et agents secrets de la sécurité intérieure" a jeté sur le pavé plusieurs centaines de milliers de "professionnels". Quelques dizaines de milliers d’entre eux ont, depuis, repris du service dans les nouvelles unités créées par les Américains. Par choix politique ou religieux, d’autres, au moins aussi nombreux, ont rejoint la "résistance nationale", les nostalgiques de Saddam Hussein, ou les groupes extrémistes islamistes qui décapitent sans hésiter.

Quelle est la proportion de ceux qui se sont mis à leur compte, l’une des alternatives n’étant pas toujours exclusive de l’autre, certains ravisseurs n’hésitant pas à revendre, ou à offrir leurs prises à un groupe "politique" ? Nul ne le sait, évidemment. Mais, c’est le second enseignement de ce qui précède, les gangs de kidnappeurs les mieux organisés ne sont jamais complètement "apolitiques". Leurs chefs lisent les journaux, regardent les centaines de chaînes satellitaires désormais disponibles en Irak et ils peuvent à présent consulter Internet à loisir dans l’un ou l’autre des milliers de cybercafés qui se sont ouverts un peu partout dans le pays. En clair, via des interventions apparemment en prise sur l’actualité, ils peuvent lâcher des revendications, des mots, ou des noms, qui vont leur permettre de faire passer, ou d’appuyer, un message resté, à leurs yeux, sans réponse adéquate.

Noyer le poisson
La technique peut aussi être employée pour noyer le poisson, faire porter le soupçon sur d’autres, ou pour manipuler une opinion. Pour prix "politique" de l’élargissement des "deux Simona", le groupe, resté inconnu, qui les avait enlevées réclamait d’abord, comme aujourd’hui pour Giuliana Sgrena enlevée début février, le départ immédiat du contingent italien qui prête main forte aux Américains. Les troupes sont encore là et les deux Italiennes ont été libérées.

Il y a quelque temps, le colonel Abdul Karim, numéro deux de la nouvelle brigade antigang à Bagdad, disait déjà qu’à son avis, il existe en Irak "plusieurs centaines de gangs spécialisés dans l’enlèvement criminel, et très bien organisés". A présent, confie un jeune lieutenant-colonel de police qui a repris du service, quoiqu’il se dise "sympathisant non actif de la résistance patriotique contre l’occupation", les gangs de kidnappeurs "pullulent littéralement dans le chaos général". Il ajoute, toujours sous couvert de l’anonymat, que les nouvelles forces sont non seulement "infiltrées" par les insurgés, mais aussi par des bandits. Et "certains de mes collègues, j’en suis sûr, fournissent contre des sommes diverses toutes sortes d’informations utiles aux activités criminelles", précise-t-il.

Les Américains ne l’ignorent pas, qui annoncent régulièrement l’éviction voire l’arrestation de tel ou tel officier supérieur réembauché par eux, puis convaincu d’avoir renseigné les insurgés, de s’être conduit de "façon malhonnête", ou d’en être, à tout le moins, "suspecté". En Irak, aujourd’hui, tout est possible. Le pire, et aussi le meilleur.

Bagdad de notre envoyé spécial, Patrice Claude

Moins de victimes américaines en février
Alors que le nombre de soldats américains tués en Irak depuis le début des opérations approche du seuil symbolique de 1 500, le Pentagone a fait état, jeudi 3 mars, d’une baisse du nombre de victimes au mois de février. Selon les chiffres américains, 44 soldats ont perdu la vie en un mois, le chiffre le plus bas depuis juillet 2004. Le Pentagone estime que ce résultat est à mettre au compte de l’amélioration de la qualité du renseignement militaire. Pourtant, cette réduction coïncide avec une intensification des attentats-suicides en Irak, où l’état d’urgence a été prolongé d’un mois (à l’exception de la zone autonome kurde). Jeudi 3 mars, trois soldats américains et six policiers irakiens ont été tués dans des attentats, ce qui porte le nombre de victimes américaines à 1 494.

Face à ce bilan, et malgré les déclarations du Pentagone, l’armée américaine rencontre des difficultés de recrutement croissantes. Pour la première fois en cinq ans, elle n’a pas rempli, en février, ses objectifs de recrutement mensuels. - (AFP.)

Source : lemonde.fr