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Etats-Unis et terrorisme : stratégie et conceptualisation

mercredi 29 décembre 2004, par Hassiba

Depuis les années 1990, le terrorisme occupe le centre d’intérêt de la politique intérieure et étrangère américaine.

Cette décennie a, en effet, été marquée par des attentats internes : Oklahoma City et jeux Olympiques d’Atlanta. Au niveau international, rappelons l’attaque au camion piégé contre le World Trade Center en 1993, contre la base américaine de Dharan en Arabie saoudite en 1996, contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998 et contre la frégate USS Cole au Yémen en 2000.

Depuis les attaques du 11 septembre notamment, les Etats-Unis n’abordent plus le terrorisme de la même façon. D’abord, ils ne le considèrent plus comme une menace contre leurs intérêts dans le monde mais comme un danger intérieur et soumettent donc la politique nationale à cette exigence. D’où la création inédite d’un ministère de la Sécurité intérieure, chose inconcevable et considérée comme une tentative de limiter les libertés individuelles avant 2001. Ensuite, ils modélisent la lutte antiterroriste en s’inspirant de la guerre contre un ennemi classique et en s’adaptant aux caractéristiques inhérentes au phénomène. Enfin, ils globalisent et amplifient ce nouveau front en confondant une menace prouvée, le terrorisme conventionnel, et une menace potentielle, le terrorisme nucléaire

Les états-Unis abordent la guerre contre le terrorisme sous plusieurs bannières. La première consiste à lier la menace interne à la menace internationale et donc à associer les politiques intérieure et extérieure dans le même combat.

Démentir la théorie de la toile d’araignée

Ces attentats avaient contribué à amoindrir le sentiment d’invulnérabilité sans pour autant le remettre profondément en cause. Ainsi les sondages du Chicago Council on Foreign Relations ont-ils montré que les Américains étaient sensibles aux discours ambiants sur la menace terroriste et craignaient une éventuelle attaque. Cette crainte était cependant très relative ainsi que l’a démontré le peu d’intérêt accordé à la White House Commission on Aviation Safety and Security, présidée à l’époque par le vice-président Al Gore. La commission avait prôné le renforcement des mesures de sécurité de l’aviation. Or, devant les frais et la baisse de rentabilité nécessaires, cette mesure a été partiellement abandonnée. Les nouvelles consignes de sécurité n’ont été appliquées qu’aux vols en provenance ou à destination de l’étranger. Les attentats du 11 septembre ont donc constitué une remise en cause radicale. Le sentiment d’invulnérabilité atteint son paroxysme et déteint sur les lois internes.

La sévérité du Patriot Act, ses conséquences sur les libertés individuelles et le sentiment d’unanimisme ont eu pour objectif de prouver que la théorie de la toile d’araignée ne s’applique pas aux Etats-Unis. Signalons que cette théorie est attribuée au dirigeant du Hezbollah Hassan Nasrallah et concerne au premier chef l’Etat d’Israël. Cette théorie soutient qu’Israël est une puissance militaire, dotée d’un potentiel stratégique, avec une armée puissante, bénéficiant d’une supériorité technologique absolue dans la région. Cependant, sa société civile est une société de consommation gâtée, qui ne veut plus combattre ni lutter. Les citoyens de cet Etat ne sont plus prêts à sacrifier leur vie pour défendre leurs intérêts et ceux de la nation. Par conséquent, Israël est une société-toile d’araignée, dans le sens où il semble fort de l’extérieur, mais est faible à l’intérieur. « Si vous y touchez, il tombera en morceaux. » Par extrapolation, on pourra dire que la société américaine est une société de consommation habituée, depuis la fin de la guerre civile, à vivre dans la quiétude de l’ère de l’information instantanée et de l’informatisation généralisée. Les guerres auxquelles participent les GI se passent toujours loin des frontières américaines et sont aussi réelles que les images défilant sur CNN ou Fox. De plus, pour être acceptables, ces guerres ne doivent surtout pas renouveler l’expérience vietnamienne et garantir un minimum de pertes humaines. Or, si la théorie de la toile d’araignée s’appliquait aux Etats-Unis, la guerre contre l’Irak aurait concrètement et profondément déstabilisé le pays. La réélection triomphale de George W. Bush a montré qu’il n’en était rien.

Modélisation de la lutte antiterroriste

La deuxième bannière est d’ordre théorique. Sur le plan de la conceptualisation, la lutte des Etats-Unis contre le terrorisme impose une modélisation. Le mot « modelling » (to make a model) est apparu en anglais à partir de 1965. Que signifie la « modélisation », très connue dans le discours scientifique. Pour tenter de répondre à cette question, citons Paul Valéry qui affirme : « On a toujours cherché des explications, quand c’était des représentations qu’on pouvait seulement essayer d’inventer. » Cela renvoie au fait que le raisonnement est basé sur un modèle construit. Le mathématicien I. Ekeland définit la modélisation comme étant « la construction [intellectuelle] d’un modèle mathématique, c’est-à-dire d’un réseau d’équations censé décrire la réalité ». Une autre définition moins restrictive veut que la modélisation soit un « processus de construction intentionnelle représentant par un système de symboles quelque perception d’une expérience de la réalité perçue par le sujet modélisant. » A titre d’exemple, la modélisation du traitement des déchets nucléaires présente un modèle présumé scientifique de ce traitement industriel sans pour autant préciser le processus d’élaboration de ce modèle. Ainsi décrira-t-il sommairement la programmation informatique (à fin de simulation) de ce modèle et confirmera-t-il le fait que modélisation veut de plus en plus dire « programmation à fin de simulation ». La modélisation peut se conformer à deux options. La première part du principe de l’existence de « faits » donnés qui existent et qui parviennent tels quels à la conscience. Le modèle est alors la représentation plus ou moins correcte ou simplifiée de ces faits. Il est de facto légitimé, puisqu’il représente la « réalité » objective, observable ou expérimentable. Souvent qualifiée de « platonicienne », cette conception philosophique du modèle est celle qu’ont adoptée les positivistes et les réalistes.

Pour illustrer ce schéma, relevons que les Etats-Unis présentent le terrorisme comme une réalité palpable et la lutte contre ce phénomène comme une guerre classique contre un ennemi tout aussi classique même si certaines caractéristiques le placent dans le cadre des menaces contemporaines. Aucune définition traduisant la complexité du terrorisme, point de remise en cause officielle des choix politiques passés et peu de références aux sources originelles de cette violence. En revanche, ils mobilisent massivement leurs moyens militaires, financiers et diplomatiques et élaborent une doctrine polémique qu’ils revendiquent malgré son caractère clairement illégal. La seconde option se base sur l’idée selon laquelle les « faits » ne représentent pas une réalité donnée, mais sont le résultat d’une construction, selon un mode qui permet leur définition et leur interprétation. Il s’agit donc de la conception « phénoménologique » du modèle, basée sur la capacité de l’esprit humain à concevoir des symboles : conception cognitive de la modélisation par conception.

Selon le schéma stratégique 2002 du CNRS français (« Construire une politique scientifique » 2002), « s’attacher à la complexité, c’est introduire une certaine manière de traiter le réel et définir un rapport particulier à l’objet, rapport qui vaut dans chaque domaine de la science. C’est reconnaître que la modélisation se construit comme un point de vue pris sur le réel, à partir duquel un travail de mise en ordre, partiel et continuellement remaniable, peut être mis en œuvre ». Le point de vue américain sur le terrorisme est construit sur, d’une part, la base de principes moraux, religieux et, d’autre part, à partir de leur statut de puissance dominante en quête de leadership. Les deux mélangés, le résultat est une guerre menée par le « bien » contre le « mal » et dans laquelle l’ensemble de la communauté doit s’engager derrière le représentant, le porte-parole de ce « bien ». Dans cette perspective, aucune autre légitimité n’est supérieure à celle-ci et aucun autre Etat ne possède les capacités et la volonté de mener ce combat existentiel. La modélisation a également concerné les instruments traditionnels de conduite de la guerre. Ainsi en matière de multilatéralisme est-on passé du système d’alliances, qui a fait ses preuves, aux « coalitions de volontés ». Quant à l’appellation des interventions militaires, l’administration américaine prend soin de les nommer de façon à introduire le mot « liberté », symbole du « bien ».

La troisième bannière caractérisant la lutte des Etats-Unis contre le terrorise est celle de la stratégie globale, en vertu de laquelle toutes les menaces, réelles ou potentielles, sont assimilables au « terrorisme international ». Parmi celles-ci figure la menace dite du terrorisme nucléaire. Pendant longtemps, celle-ci a été relativisée conformément au principe suivant : « Un potentiel de danger important multiplié par une probabilité d’événements très faible égale à un risque acceptable. » Or, de nombreux observateurs, américains en tête, considèrent que ladite faible probabilité n’en est plus une et que, de ce fait, le risque n’est plus acceptable. Peter Bradford, ancien commissaire à la US Nuclear Regulatory Commission, professeur de politique énergétique à la Yale School of Forestry and Environmental Studies, n’écrit-il pas que « l’événement imprévisible d’une décennie devient le cauchemar de la prochaine, une étape presque rationnelle à chaque fois ».

Le terrorisme nucléaire

Le Pentagone est allé jusqu’à pousser à l’accélération de l’introduction de certains médicaments réputés palliatifs à certains effets de la radioactivité. Selon l’expression d’experts américains lors d’un colloque organisé par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sur le terrorisme nucléaire, « la menace s’est révélée plus large, plus intelligente, mieux organisée et plus meurtrière que les menaces que la plupart des systèmes de sécurité dans le monde sont dimensionnés à repousser ».

Ce danger est accentué par la concentration d’un grand inventaire de substances dangereuses sur un seul site et par la vulnérabilité aiguë de certaines substances dangereuses. Tel est le cas de nombreux centres de recherche dans le monde qui manipulent ou transportent des matières nucléaires et radioactives.La menace du terrorisme nucléaire peut prendre trois formes essentielles :- menace crédible avec une arme nucléaire volée ;- vol de matières nucléaires et/ou radioactives ;- menace avec une ou plusieurs armes radiologiques ;- menace avec un engin explosif nucléaire artisanal ;- attaque ou sabotage d’installations ou de transports nucléaires.Les cas de vol de matière nucléaire et/ou radioactive sont nombreux. Entre 1993 et fin 2001, des Etats membres de l’AIEA ont confirmé la découverte de 175 cas de trafic illicite de matière nucléaire, dont « quelques-uns » en quantité significative, ainsi que 18 autres cas concernant du plutonium ou de l’uranium hautement enrichi. Des réseaux terroristes auraient tenté à plusieurs reprises de se procurer des matières nucléaires. L’une des plus importantes tentatives a eu lieu en 1988 avec la tentative de vol de 18,5 kg d’uranium hautement enrichi par des employés d’un grand site d’armement nucléaire russe. Déjoué de justesse, ce forfait a été confirmé par des officiels russes. Le scénario le plus redouté par les experts et les politiques est celui d’une (ou plusieurs) attaque(s) d’installations par des camions bourrés d’explosifs.

En 1981, l’autorité de sûreté américaine NRC (Nuclear Regulatory Commission) a estimé que l’attaque de la centrale de San Onofre par une telle bombe roulante pourrait conduire à long terme à 130 000 morts (la plupart par cancer). Les autres scénarios envisagés sont :- le lancement d’un grand navire gazier chargé en GPL (gaz de pétrole liquéfié) contre une centrale nucléaire en bord de mer (centrales japonaises ou l’un des nombreux réacteurs dans le monde),- le sabotage d’installations de l’intérieur soit par des employés soit par des intrus. Certaines installations, dont la salle de contrôle, l’approvisionnement en électricité et les lignes principales de vapeur des réacteurs sont particulièrement vulnérables.- le sabotage ou l’attaque d’installations de l’extérieur et en particulier l’approvisionnement en énergie, les stockages de plutonium, de combustibles irradiés, des déchets hautement radioactifs et des substances inflammables et les transports. Ce type d’attaque peut se faire à l’aide de véhicules kamikazes chargés en explosifs tels que des camions (beaucoup de centrales dans le monde ne sont pas équipées de barrière anti-camion), des avions de tourisme ou des hélicoptères.Les mesures préconisées ont été abordées par Mycle Schneider (in la Menace du terrorisme nucléaire : de l’analyse aux mesures de précaution, Colloque international organisé par Pierre Lellouche, WISE-Paris Assemblée nationale, 10 décembre 2001). Elles sont départagées en trois types.

A court terme, les actions de type sécuritaire sont présentées comme les seules envisageables. Ainsi évoque-t-on le renforcement des mesures de contrôle et de protection physique des installations et des matières. A titre d’exemple, rappelons l’installation de missiles antiaériens à La Hague. Cette mesure est supposée pallier les déficiences des services de renseignements spécialisés. La deuxième mesure concerne les transports des matières dangereuses (plutonium et MOX frais) qui devraient être interrompus. A la place, il est suggéré d’augmenter les capacités de fabrication de combustible à l’uranium.

La troisième solution est la mise en place de petites cellules de réflexion interdisciplinaire chargées d’échafauder des scénarios d’intrusion, de sabotage et d’attentats contre les installations et transports nucléaires. Les résultats devront être analysés par les services compétents de la défense nationale, de la défense civile.

A moyen terme, il est suggéré d’améliorer les conditions de protection physique et les systèmes de contrôle de garantie. L’AIEA est largement en dessous de ses besoins budgétaires au point que le directeur général de l’AIEA chiffre le trou budgétaire annuel à quelque 40 millions de dollars. Cette solution ne bénéficie pas de l’appui des Etats-Unis qui préfèrent dépenser des milliards de dollars dans leur propre budget.

En second lieu, il est fortement recommandé d’arrêter la séparation et la manipulation du plutonium. De plus, le contrôle et la protection efficace de cette industrie nécessitent des moyens militaires et policiers qui mettraient en péril des libertés fondamentales. A plus long terme, enfin, la remise en cause du concept de l’acceptation du risque industriel est envisagée, note Mycle Schneider, qui rappelle que, selon certaines études, il se produira d’ici à 2010 deux crashs accidentels d’avions gros porteurs par semaine. Quelles conséquences auront-ils dans un contexte où la société industrielle est de plus en plus fragile et les réseaux terroristes de plus en plus efficaces ?

Par Louisa Aït Hamadouche, La Tribune