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Giuliana Sgrena, lettre à une amie absente

jeudi 17 février 2005, par Hassiba

Très chère Giuliana, ton absence prolongée me fait mal. Terriblement mal, au point de me sentir amoindri de ne pouvoir faire quelque chose d’efficace à ton égard. Que peut faire un écrivain devant cette machine de mort sinon écrire et mener la guerre sacrée, et sans répit aucun, contre l’oubli et l’ordre établi.

Je m’interroge dans la solitude des mots, faut-il écrire, faire hurler l’alphabet silencieuse ou se taire tout simplement pour te préserver ? Toi, chère Giuliana, la plus Algérienne des Algériens qui ne cessait (la grammaire de l’imparfait me fait peur) de prendre la vie dans sa splendeur et sa spontanéité comme un enfant, vivant amplement la douleur des autres. Tu savais mieux que quiconque que les vies se valent et qu’il fallait d’abord défendre le principe de l’idéal humain, là où qu’il soit. Ta mission en Irak faisait partie de cette préoccupation majeure dans ta vie de femme courageuse.

Tu étais fascinée par le courage de la femme algérienne et dégoûtée par la machine médiatique italienne et occidentale, grippée et atteinte d’un aveuglement sans précédent et d’une islamophobie poussée à l’extrême qui ne voyait en l’Algérie qu’un islamisme qui ne tardera pas à jeter l’ancre sur les rives de Genova en revendiquant la part des ancêtre qui ont fait de cette ville leur port d’attache. Quelle absurdité ! Tu voulais à tout prix voir de près ces hommes et ces femmes, qui, la mort dans l’âme et dans un tragique poussé à son paroxysme, travaillaient et mourraient dans le silence le plus absolu.

Tu n’arrivais pas à comprendre l’hypocrisie qui commençait à devenir un système de pensée dans l’Occident libéral. Comment une Europe aussi rationnelle, qui a vécu les drames de l’inquisition et la folie meurtrière du religieux, peut-elle accepter un tel diktat, pis encore, le justifier ? La mémoire est-elle aussi courte et réduite au point de s’installer aisément dans l’amnésie la plus totale ? Tu savais qu’il fallait d’abord faire quelque chose. Avec un groupe d’intellectuels italiens, vrais héritiers de la résistance italienne des années 1940, vous fondiez la Comitato italiano di solidarietà con l’Algeria (CISA), l’équivalent Comité international de la solidarité française avec les intellectuels algériens (CISIA) dirigé par Derrida et Bourdieu.

C’était d’ailleurs dans le cadre d’une invitation du CISA en 1994 que je t’avais rencontrée pour la première fois à Rome. Puis les rencontres se sont multipliées par la suite, dans d’autres villes italiennes, dans les moments les plus durs que notre pays a vécus. Je vois encore les traits de ton visage attristé par l’écoute de nos témoignages. Tu voulais vivre cette douleur pour mieux la partager. Et dans le bruit des pas lourds et le fracassement des balles aveugles, tu as atterri un jour à l’aéroport d’Alger. A l’époque, le téléphone en Algérie ne sonnait que pour annoncer les mauvaises nouvelles, mort ou rendez-vous funéraire. Seule ta voix qui perçait de temps en temps le silence de la mort, avec ton accent italien délicieux et calme, changeait ce rythme infernal.

Tu téléphonais pour annoncer ta venue à Alger ou pour me demander de t’envoyer un article à traduire en Italie. Ta bataille était la nôtre et la nôtre était la tienne. Tu ne cessais de répéter : « Non, il faut que les Italiens sachent qu’il y a des Algériens qui pensent et qui se battent pour une vie meilleure. Il n’y a pas que des égorgeurs en Algérie, il y a aussi des gens qui pensent tout en résistant à cette vague de noirceur ». Très sensible, tu savais écouter cette violence interne qui couvait en nous, simplement, et sans t’ériger en donneuse de leçons. Une écoute réconfortante que seuls les êtres les plus sensibles savaient faire avec tant d’intérêt et de passion.

Chère Giuliana, permets-moi de dire deux mots à ton propos quitte à écorcher ta grande modestie et ton effacement devant la douleur des autres. Pour ceux qui ne te connaissent pas ou qui te connaissent passablement par le biais des chaînes de télévisions étrangères, tu es Giuliana Sgrena, journaliste italienne acquise profondément aux causes les plus nobles et les plus justes. Quand les journalistes fuyaient notre pays en inventant toutes les excuses, tu étais là, présente sur la terre algérienne avec tout ce que pourrait engendrer cette présence comme conséquences. Tu as mis ta vie en péril en écoutant les victimes de Raïs et de Bentalha ou en cherchant la vérité occultée d’une Algérie ancestrale dans les fins fonds de la Kabylie avec cette peur au ventre d’être prise dans le tourbillon d’un faux barrage ou d’une balle perdue, mais sans lâcher prise, parce que tu savais que tu étais dans la voie juste de l’écriture. Aujourd’hui, comme tout ceux qui t’aiment, je n’ai pas grand chose à te dire que de m’agiter par-ci par-là, à la recherche d’une information confirmée, signer une pétition, joindre un mouvement en ta faveur ou tout simplement scruter chaque soir les informations porteuses d’une bonne nouvelle. Très chère Giuliana, en pensant à toi, je me dis, nous au moins on a le privilège de l’agitation, de t’évoquer, de revoir ton visage doux et calme traversé par des douleurs que seuls les plus proches connaissent les raisons.

Mais à t’imaginer seule, debout, accroupie ou en face de tes ravisseurs à répondre aux questions les plus absurdes, m’attriste énormément. Tes ravisseurs se trompent constamment de cible au point de dire s’ils ne sont pas à la solde de ceux qui les ont créés. Ne savent-ils pas que tu es à l’antipode de la bêtise de Berlusconi ? Je ne veux pas regarder cette image insoutenable qui te met en scène en face de des assassins, et que mon imagination fertile développe constamment au fil des jours de ta détention. Tu n’es pas le genre de femme à implorer ces êtres d’un autre âge, eux qui généralement n’écoutent que leur fanatisme et leurs fantasmes les plus primitifs. Ta grandeur me remplie sans pouvoir, malheureusement, évacuer ma peur. Oui, je suis convaincu. Devant la mort, on ne pense pas à grand-chose, puisque tout ce qui nous entoure perd sa forme initiale. C’est comme une machine bizarre à aplatir les formes et le temps. Une lave qui coule en nous constamment sans que personne n’arrive à déterminer la finalité de cette coulée dense et visqueuse. Les grands bouleversements de la vie nous imposent, un retour éternel vers soi, non pas pour justifier la justesse de nos actes mais pour les méditer profondément. Cette peur, on la vit de loin, tu l’assumes de près. Je suis sûr, dès que tu sortiras de cette épreuve, beaucoup de choses auront changé en toi et ton assurance pour un monde meilleur aurait franchi un autre pas vers l’infiniment humain.

Je garde jalousement tes deux livres avec ta dédicace simple et chaleureuse : Voix de femmes (Voci de Donne) (1995) consacré à la femme arabe dans lequel tu m’as honoré d’une présence exceptionnelle parmi tant de voix de femmes courageuses et justes et Kahina contre le calife (Kahina contro i califfi) (1999), une recherche dans laquelle tu retraces, et d’une main généreuse et didactique, l’histoire algérienne devant tous les périls de notre temps. Je m’interroge aujourd’hui avec rage : ces êtres ( ?) défendent-ils un idéal ? Si idéal il y a, lequel ? Quand on essaie de faire taire une voix qui, sans répit aucun, a défendu aux dépens de sa vie, les causes arabes dans toutes leurs diversités ?

Quand j’ai entendu à la chaîne Al Djazira qu’ils te relâcheront puisqu’ils avaient découvert que tu n’étais pas une espionne américaine, je me suis dit al-hamdou lil-lah (Dieu merci), il y a encore un minimum de raison dans cette machine aveugle qui arrive à différencier, malgré tout, entre l’Amérique de Buch et celle de Noam Chomsky, fer de lance contre le nouveau maccartisme et l’Italie du Duce et de Berlusconi et celle de Gramsci. Mais la nuit suivante effaça vite ce rêve et tout devint insoutenable puisque les ravisseurs sont revenus à leur première exigence impossible : l’évacuation de l’Irak de toute l’armada militaire italienne dans les 72 heures à venir. Et puis c’est le silence qui s’installe de nouveau. Je m’arrête là pour retourner à ce silence macabre de l’écriture, en souhaitant un minimum de raison à tes ravisseurs, peut-être prennent-ils conscience qu’avec cet acte odieux, ils ont rendu un grand service à ceux qui ont mis l’Irak à feu et à sang ?

Ta voix était la voix de la différence. Et un Berlusconi qui a laissé mourir ses soldats et ses journalistes les plus acquits à ses folies de grandeurs ne bougera pas le petit doigt pour une femme qui est diamétralement différente à ses thèses et qui était avec ceux qui ont investi, un certain hiver, les rues de Rome pour dire halte aux massacres en Irak.

Ma très chère Giuliana, ta présence est en nous, lumière incommensurable et ta grandeur d’âme nous donne toutes les raisons d’espérer et d’attendre ton retour.

Par W.L., El Watan