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Hitler encore et toujours

jeudi 17 mars 2005, par nassim

Soixante ans après sa chute, le nazisme est omniprésent dans le débat sur l’identité allemande. Hitler et l’histoire du IIIe Reich continue d’occuper une place importante dans les journaux, les télévisions et les programmes scolaires.

La montagne est si jolie qu’il serait dommage de ne pas y implanter l’un de nos établissements, ont dû penser les responsables de la chaîne hôtelière Intercontinental. D’un point de vue touristique, la remarque était sensée. A ceci près que le lieu envisagé n’était autre que Berchtesgaden, dans l’Obersalzberg, là où Adolf Hitler avait fait construire son célèbre "nid d’aigle", détruit par les Américains après la guerre. Le 1er mars, le nouvel hôtel a finalement ouvert ses portes, construit sur les ruines des chalets de vacances et des bunkers qui allaient avec, qu’avaient fait édifier le dictateur et ses plus proches séides. Consciente du poids du symbole et attentive à désarmer les inévitables critiques, la chaîne n’a rien laissé au hasard. L’hôtel, initialement, devait être constitué de deux bâtiments parallèles reliés entre eux par un troisième, formant une sorte de H. Un H, justement, comme dans Hitler. Les plans ont été prestement revus, et le bâtiment a désormais l’aspect d’un fer à cheval.

Le personnel a reçu une formation historique pour ne pas commettre d’impair, et chaque client dispose dans sa chambre, à côté de la Bible, d’un livre de 600 pages sur le nazisme publié par l’Institut d’histoire contemporaine de Munich. Le titre, L’Utopie meurtrière, ne laisse aucun doute sur son contenu. Mais rien n’y fait : l’établissement est marqué. Lorsque le voyageur prend à Salzbourg un taxi pour s’y rendre, il s’entend répondre par le chauffeur : " Ah, chez Adolf ?" Soixante ans après sa chute, le nazisme continue de hanter l’univers mental des Allemands. Ils sont depuis longtemps, et encore plus depuis la réunification, reconnus comme les représentants d’une grande nation, une puissance économique mondialement célébrée en dépit de ses difficultés d’aujourd’hui, un partenaire européen sans lequel rien ne peut se faire. Mais c’est l’histoire qui les taraude, tous les jours.

"Le nazisme, c’est le trou noir de l’Allemagne, le passage obligé, le noyau dur qui irradie tout, estime l’historien Etienne François, professeur à l’Université technique de Berlin. Il joue en Allemagne un rôle de référence négative absolue, un peu, en inverse, comme la Révolution de 1789 pour la France." Hormis quelques milliers de jeunes gens qui en ânonnent les vieux discours, le nazisme et Hitler n’ont pas de réels partisans. Mais ils fascinent toujours. Depuis sa sortie, il y a six mois, des millions d’Allemands ont vu La Chute, film qui décrit les derniers moments d’Hitler dans son bunker de Berlin encerclé par l’armée rouge. Un succès comparable guette le film Sophie Scholl, qui relate les derniers jours de l’animatrice d’un réseau antinazi de Munich, massacrée en 1943.

Comment avons-nous pu enfanter tout cela, semblent se demander les spectateurs en sortant de la salle. Question obsédante dont profitent presse et télévision. Une semaine où l’hebdomadaire Der Spiegel, pour ne citer que lui, ne publie pas un article consacré au nazisme, à ses chefs ou à ses méfaits est une semaine rare. La pression est si forte qu’elle est devenue filon, avec, parfois, de spectaculaires dérapages, tel celui, en 1983, des carnets d’Hitler fabriqués par un faussaire et vendus une fortune au magazine Stern, qui s’empressa de les publier. La télévision n’est pas en reste. Sur la bonne cinquantaine de chaînes publiques et privées du paysage audiovisuel allemand, il est exceptionnel de ne pas trouver, chaque soir, une émission sur le nazisme, la guerre ou la Shoah. Sur la deuxième chaîne publique, ZDF, l’historien maison, Guido Knopp, a fait fortune en réalisant et en diffusant des centaines d’émissions sur le Führer. Hitler et les femmes, Hitler et l’argent, Hitler et sa famille ne sont que quelques exemples d’un thème qui se décline à l’infini.

Les anniversaires sont autant d’occasions, obligatoires, de se retremper dans cet univers traumatique. Lorsqu’en 1995 l’Allemagne commémorait le cinquantième anniversaire de la libération des camps et la défaite du nazisme, un journaliste de l’hebdomadaire Die Zeit estimait que le débat "était bouclé". Il faisait notamment référence au discours prononcé en 1985 par le président Richard von Weizsãcker estimant que 1945 était non pas une défaite allemande, mais la libération du pays. L’un de ses confrères de la Süddeutsche Zeitung allait dans le même sens : "Les gens n’ont plus envie de parler de cette période et comparent Hitler à Gengis Khan ou à Attila." Analyse trop rapide : dix ans plus tard, le soixantième anniversaire des mêmes événements donne lieu aux mêmes interrogations. D’une manière ou d’une autre, les Allemands ne parlent toujours que de cela.

La construction puis les préparatifs de l’inauguration, en mai prochain, du monument dédié aux victimes de la Shoah érigé près de la porte de Brandebourg, à Berlin, auront parfaitement montré combien il est impossible d’échapper au débat. Dix ans de polémiques furent nécessaires pour trancher la délicate question de savoir s’il fallait construire un nouveau monument dans une ville qui risquait de devenir, selon l’expression significative du bourgmestre d’alors, le chrétien-démocrate Eberhard Diepgen, "la capitale du repentir". Le principe tranché, un vaste champ s’ouvrait encore à la polémique, notamment sur le choix du projet. Celui de l’architecte américain Peter Eisenmann fut finalement retenu, soulevant immédiatement la crainte qu’il faille le protéger contre les profanations et les manifestations de l’extrême droite. Inquiétudes prémonitoires : après des semaines d’hésitations et de controverses, le gouvernement vient finalement de déposer un projet de loi restreignant la liberté de manifestation des apologistes du national-socialisme, notamment lorsqu’ils défilent devant un camp de concentration ou un monument du souvenir. La mesure, que nombre de juristes jugent inadéquate, vise essentiellement le parti néonazi NPD, qui a appelé, le 8 mai 2005, jour de la capitulation du Reich, à une manifestation devant la porte de Brandebourg, dans le périmètre du monument de la Shoah, pour protester contre ce qu’il appelle "le mensonge de la libération" et le "culte de la culpabilité".

Le choix des mots n’est pas innocent. Avec son combat contre le sentiment de culpabilité, le NPD, orfèvre en rhétorique, pince une corde sensible. Peu séduits par le discours politiquement correct, les jeunes des collèges et des lycées ne cachent pas, lorsqu’on les interroge sur le sujet, l’ennui ou l’exaspération, c’est selon, que leur procure l’enseignement répété du nazisme et de ses crimes, dans un style parfois aussi fastidieux que celui du marxisme-léninisme, obligatoire dans l’ancienne RDA. Voudraient-ils cependant y échapper qu’un voyage dans les pays voisins leur rappellerait rapidement qu’il n’est décidément guère facile d’être allemand. A l’heure où l’Europe est censée avoir dilué les antagonismes nationaux de ses citoyens, nombre d’entre eux en reviennent meurtris après avoir essuyé allusions, voire injures, suscitées par l’histoire du IIIe Reich.

La même lassitude agacée frappe leurs aînés. Il y a quelques années, l’écrivain Martin Walzer avait fait scandale en s’insurgeant contre la "massue morale", "l’instrumentalisation d’Auschwitz" et la "routine de la culpabilisation" que constituait, selon lui, la dénonciation répétée et convenue du nazisme. Le débat, depuis, a glissé vers des terrains voisins, ceux où les Allemands se vivent en victimes d’un régime et d’une guerre qui, eux non plus, ne les ont pas épargnés.

De nombreux ouvrages, ces dernières années, ont raconté la guerre vue du front intérieur, celui des villes bombardées par l’aviation alliée (Le Feu,de Jörg Friedrich) ou celui des colonnes de réfugiés de l’Est fuyant l’avance et les exactions de l’armée rouge (La Marche en crabe, de Günter Grass). Les souvenirs familiaux (Am Beispiel meines Bruders, d’Uwe Timm) ou individuels (Eine Frau in Berlin, d’Anonyma) fleurissent comme jamais, fouaillant la mémoire meurtrie des survivants.

Comment parler du passé avec honnêteté, c’est-à-dire en en respectant le contexte ? En écho au monument de la Shoah de Berlin, Erika Steinbach, députée chrétienne-démocrate mais surtout présidente de la Fédération des réfugiés allemands des territoires de l’Est (Bund der Vertriebenen), demande l’édification, à Berlin également, d’un monument comparable en souvenir des souffrances vécues par les réfugiés de l’Est. La demande, qui n’a aucune chance d’aboutir, a fait scandale en Allemagne, mais aussi en Pologne et en République tchèque, où il n’est pas question de reconnaître quoi que ce soit qui puisse remettre en question la légitimité des expulsions des Allemands après la guerre.

La démarche de Mme Steinbach n’est cependant pas sortie du néant. En 2003, déjà, un député de la CDU, Martin Hohmann, avait été exclu de son groupe parlementaire pour avoir douteusement glosé sur la culpabilité comparée du peuple juif et du peuple allemand. Il avait alors reçu le soutien d’un général de la Bundeswehr, Reinhardt Günzel, qui estimait qu’il s’agissait "de propos exceptionnels (...) empreints de courage et de clarté", des idées qui "parlent à la majorité de notre peuple". Le général avait été aussitôt mis à la retraite, mais ses convictions sur le "deux poids, deux mesures" dont seraient victimes les Allemands ne sont pas exceptionnelles dans les milieux conservateurs. Depuis plusieurs mois, un conflit aigu oppose ainsi la direction nationale de la CDU à sa section locale de Steglitz, un quartier cossu du sud de Berlin. Les militants locaux y ont appelé leurs concitoyens à faire de la commémoration du 8 mai 1945 un événement qui rende hommage à "la libération du totalitarisme nazi", mais qui reconnaisse également "les peurs et les souffrances vécues par les populations fuyant l’armée rouge de Prusse orientale à Berlin", une journée en mémoire des "persécutés et des assassinés du nazisme, des victimes de la guerre, des réfugiés, des expulsés de l’Est, des femmes violées et des victimes inutiles des bombardements".

Lorsqu’il avait été élu chancelier, en 1998, Gerhard Schröder avait souligné qu’il était le représentant d’une nouvelle génération, celle dont les membres, nés à la fin ou après la guerre, n’avaient pas connu le nazisme. Une césure qui, laissait-il entendre, se traduirait par une Allemagne moins complexée dans l’arène internationale. La jeunesse, relative, de sa direction actuelle ne lui épargne cependant pas les affres du passé, comme l’avait peut-être espéré son nouveau chancelier.

"La grande majorité des Allemands d’aujourd’hui n’ont aucune responsabilité dans l’Holocauste, constatait-il lors du soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz. Mais ils portent une responsabilité particulière. Le souvenir de la guerre et du génocide fait partie de notre vie. Pour certains, cette partie est lourde à porter. Mais rien n’y changera : ce souvenir est une part de notre identité."

Par Georges Marion, lemonde.fr