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Hussein, le miraculé du triangle de la mort

lundi 20 décembre 2004, par nassim

Enlevé dans une station-service et livré à un groupe salafiste, Hussein, jeune chiite irakien, a échappé de justesse à l’égorgement. Après un procès à huis clos, ses bourreaux n’attendaient que la rupture du jeûne pour l’exécuter.

Heureusement pour Hussein, ses bourreaux respectaient à la lettre les obligations coraniques. Aussi n’ont-ils pas voulu l’égorger avant l’iftâr, la rupture quotidienne du jeûne de ramadan. C’est ce qui lui vaut d’être aujourd’hui en vie et de pouvoir raconter sa terrible épreuve : son enlèvement, son voyage dans le coffre d’une voiture, son jugement face à un cadavre et l’attente de son exécution, attaché à une chaise, dans une combinaison orange. Sauvé in extremis par l’intervention de la garde nationale irakienne, il témoigne de ce qu’ont subi les centaines d’Irakiens et d’étrangers tombés entre les mains des rebelles salafistes dans ce que l’Irak appelle le « triangle de la mort ». Une région qui commence à une vingtaine de kilomètres seulement de Bagdad.

Au départ, le jeune homme de 23 ans ne voulait pas dévoiler son histoire. Par peur, peut-être par pudeur aussi, il l’avait gardée pour lui et quelques proches. Puis la nouvelle a filtré dans une des mosquées chiites du quartier de Karada, dans la capitale irakienne. Elle est tombée dans une oreille, a ricoché dans une autre, glissé dans une troisième... C’est ce qui a permis de remonter la piste et, après une quête de plusieurs jours, d’arriver jusqu’à lui. Toujours sur le qui-vive, il a fini par accepter de parler dans une boutique d’électronique, propriété d’un parent. Très mince, le cheveu noir, avec un visage fin qu’une légère barbe n’arrive pas à vieillir, Hussein commence son histoire. C’est d’abord celle d’une bande de six copains, tous chiites, tous travaillant dans la petite ville de Youssoufiya, l’une des pointes ­ avec Latifiya et Mahmoudiya ­ du « triangle de la mort ».

Quatre de ses amis exécutés

Sans emploi depuis la chute de Saddam Hussein, qui a provoqué la fermeture de l’usine d’Etat qui les employait, les six amis se retrouvent embauchés pour la construction d’une école publique. Un acte assimilé à de la collaboration avec les Américains par la guérilla salafiste (école doctrinale sunnite qui prêche le retour à l’islam originel et mythique du VIIe siècle). Cela vaudra à quatre des six jeunes gens d’être kidnappés chez eux, puis égorgés. Hussein ira à leurs funérailles. Ensuite, il quittera pour Bagdad cette petite ville où cohabitent chiites et sunnites. Mais il lui faut y revenir chaque mois pour toucher quelques indemnités. Son erreur est de profiter de son déplacement pour faire des achats, parce que les commerces vendent moins cher qu’à Bagdad. C’est sur le chemin de la station service qu’il se fait prendre. Deux voitures et une camionnette bloquent sa vieille Renault. Il est vite attaché, aveuglé par un bandeau et jeté dans le coffre d’un des véhicules. À cause des cahots, il comprend très vite que ses ravisseurs quittent la route nationale pour s’engager sur un chemin de campagne.

Une heure plus tard environ, le convoi arrive au milieu du grand nulle part : une vague ferme et le désert autour. On le sort du coffre et on lui enlève son bandeau. L’homme qui accueille ses ravisseurs est furieux. Il crie : « Fallait me téléphoner avant ! », et que ce n’est pas un bon jour pour une « livraison ». La garde nationale (équivalent de la gendarmerie, créée par le nouveau gouvernement irakien) a commencé à encercler la région. La transaction se fait néanmoins : il est vendu en même temps que les armes qui se trouvaient dans le coffre des voitures (des lance-missiles, des obus...). Hussein voit un « carnet » (10 000 dollars, dans l’argot des kidnappeurs irakiens) changer de mains. Il est ensuite conduit à l’intérieur d’une maisonnette où règne une odeur épouvantable. Le fond de la pièce est dissimulé par un grand rideau vert sur lequel est écrit le nom du groupe : Harakat al-Jihad (l’Armée de la guerre sainte). C’est l’une des nouvelles dénominations du groupe Unicité et guerre sainte, qui, selon Washington, est l’organisation de leur ennemi numéro un en Irak, l’islamiste jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, dont la tête est mise à prix pour 25 millions de dollars (19 millions d’euros). Cette formation a changé de nom depuis qu’elle a proclamé son allégeance à Oussama ben Laden et Al-Qaeda.

L’aval d’un religieux

L’interrogatoire de Hussein commence. « J’ai essayé de leur mentir. Mais cela ne servait à rien. Leur rapport était complet. Leurs espions avaient bien travaillé. Ils savaient tout ce que j’avais fait depuis une semaine. Et, avant, que j’avais participé à la construction de l’école de Youssoufiya. Que j’avais aussi enterré le corps d’un de leurs ennemis. » L’une des accusations portées contre lui est qu’il s’est occupé, toujours avec ses cinq copains, du cadavre décapité d’un soldat ou d’un garde de sécurité asiatique que la guérilla avait jeté au beau milieu du centre ville. « Il fallait le faire. C’était horrible à voir. Le corps, avec la tête coincée entre les genoux, était déjà depuis deux jours au milieu de la rue et les enfants passaient à côté en allant à l’école. On craignait aussi qu’il contamine l’eau. On ne l’a même pas enterré. On l’a juste recouvert de sable », se justifie-t-il, comme s’il était encore devant ses anciens bourreaux. Enfin, ceux-ci produisent une photo qu’ils jugent accablante. On le reconnaît avec sa voiture à proximité d’une base américaine. « C’était bien moi. Mais je n’avais rien à voir avec les Américains. L’un des pneus de la voiture avait simplement crevé à cet endroit. »

Pour ses ravisseurs, la culpabilité de Hussein est acquise. D’ailleurs, peut-il encore en être autrement puisqu’il a vu tout le petit groupe à visage découvert ? Il faut encore que la sentence soit avalisée par un religieux. En l’attendant, l’un des combattants islamistes tire le rideau au fond de la pièce. Derrière, il y a le corps d’un homme égorgé. C’est ce qui explique la puanteur de la pièce . « A ce moment-là, j’ai senti le sang se retirer de mon corps. J’ai manqué m’évanouir. Je me suis dit que ce serait moi le cinquième de la bande à mourir », dit-il. Un homme du groupe lui lance : « Ne le regarde pas trop car tu vas finir comme lui. »

« On peut acheter toute ta famille »

Le religieux finit par arriver. Agé d’une soixantaine d’années, il a la barbe longue et sauvage, comme nombre de prédicateurs salafistes. Il n’arrête pas de murmurer la formule religieuse rituelle : « Au nom de Dieu, le Miséricordieux, le Compatissant. » Les rebelles l’appellent avec respect « cheikhna » (notre cheikh). Le religieux délibère pendant une demi-heure. Il y a même débat entre lui et les trois hommes du groupe qui l’assistent, pour savoir si le condamné peut encore se défendre. Le cheikh décide que oui. Cela ne changera rien. Hussein tente cependant de proposer de l’argent à ses bourreaux mais s’entend répondre : « Tu cherches à nous suborner ? Sache que nous recevons beaucoup d’argent et que l’on peut acheter toute ta famille. »

Il reste du temps avant l’exécution. Car celle-ci, poursuit le cheikh, serait « haram » (sacrilège) si elle avait lieu avant la fin du jeûne. En attendant, le religieux lui livre sa vision hallucinée du monde où il voit les Etats-Unis conquérir le Liban, la Syrie et même l’Iran pour le compte d’Israël. « Si les Américains arrivent à conquérir toute la région, on les coincera en Irak et on les exterminera. C’est pour cela aussi que des combattants viennent de Syrie et que nous recevons de l’argent de l’Iran : pour retarder la colonisation américaine », lance-t-il.

L’heure de l’exécution approche. Les trois hommes qui entouraient le cheikh s’y préparent et ont sorti des masques. Le religieux, lui, a commencé d’écrire dans un carnet. C’est à ce moment-là que son Thuraya (téléphone satellitaire) se met à sonner. Affolement. La garde nationale irakienne se rapproche. Bientôt, des rumeurs de combats se font entendre. Le religieux et son groupe se dépêchent de porter une partie des caisses d’armes jusqu’aux voitures, abandonnant celles qu’ils ne peuvent pas prendre. Ils laissent aussi Hussein à la garde d’un seul homme. Lorsque les bombes tomberont à quelques centaines de mètres de la maison, celui-ci s’enfuira à son tour dans une vieille Opel. En oubliant son prisonnier. « Il n’a plus pensé à me tuer. Ou alors, il a cru qu’une bombe s’en chargerait. »

Attaché à sa chaise, toujours face au cadavre, Hussein attendra sous les bombes l’arrivée de la garde nationale. Après quelques questions, elle l’abandonnera à son sort. Parti à pied jusqu’à la grande route, il découvrira que ses kidnappeurs l’ont transporté de la région de Latifiya à celle d’Abou Ghraib, à l’ouest de Bagdad. Il finira par trouver un taxi qui le ramènera à la capitale. Depuis, il n’a pas songé un instant à porter plainte. « Il n’y a plus un seul commissariat dans tout le triangle de la mort. Et même à Bagdad, qu’est-ce que les policiers pourraient faire ? » A la fin de l’entretien, son cousin intervient : « Surtout, n’écrivez rien qui permette de le reconnaître. Même pas la marque de sa voiture. »

Par Jean-Pierre PERRIN, liberation.fr