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Kamikazes au féminin

lundi 13 septembre 2004, par Hassiba

Tchétchènes ou palestiniennes, de plus en plus de femmes commettent des attentats suicides. Dans ce domaine, les zélateurs du jihad pratiquent d’autant moins la discrimination qu’elles constituent une arme redoutable, nouveau cauchemar des services de sécurité.

Pourtant conçues, elles aussi, pour donner la vie, ces femmes-là choisissent de sacrifier la leur pour apporter la mort. « Eloignez-vous, je vais me faire exploser ! » a hurlé, au moment de l’assaut, avant l’hécatombe, aux femmes et aux enfants entassés au rez-de-chaussée de l’école de Beslan l’une des « veuves noires » du commando terroriste tchétchène. Mère de famille ou adolescente, palestinienne ou tchétchène - comme Amanta Nagaïeva et Satsita Djebirkhanova, auteurs présumées du double attentat terroriste qui a détruit en vol, le 24 août, deux Tupolev - voire irakienne ou turque, chacune s’est un jour chargée d’explosifs pour se transformer en bombe humaine au milieu d’une foule, à la terrasse d’un café, dans un autobus, à proximité d’un barrage de l’armée. Ou encore à bord d’un avion, comme Amanta et Satsita, à la veille de l’élection présidentielle tchétchène jouée d’avance. Aussi désespérées que fanatisées, elles ont rejoint dans l’au-delà ces martyrs hommes dont elles se voulaient les égales, avec l’espoir d’une nuit des temps plus clémente que ne l’étaient leurs jours ici-bas. Quelques-unes cependant ont échoué dans leur funeste mission. Soixante-quinze femmes sont actuellement incarcérées en Israël pour avoir tenté ce type d’action terroriste ou y avoir participé comme complices des kamikazes. Et leur nombre ne cesse de s’accroître.

« J’ai décidé de me sacrifier pour nous venger en tuant le plus de soldats possible »

C’est le cas de Samaa Atta Bader, de Naplouse, 19 ans, qui a accepté de s’entretenir avec L’Express dans sa cellule de la prison israélienne, à 30 kilomètres de Tel-Aviv, où elle purge une peine de dix-huit mois pour avoir projeté un attentat suicide en Israël, accusation qu’elle n’a pas démentie. « Tout le monde aime la vie et j’avais des projets, comme de poursuivre mes études de droit à l’université Al-Najah pour être avocate, mais, explique Samaa, face à l’occupation israélienne, aux images de mort apportées par Tsahal lorsqu’elle a, à nouveau, envahi Naplouse, j’ai décidé de me sacrifier pour nous venger en tuant le plus de soldats possible. » Arrêtée le 16 juin 2004 sur dénonciation, la jeune fille enrôlée par les activistes islamistes du Tanzim assure « avoir beaucoup prié » pour prendre sa décision, mais n’en avoir rien dit à sa famille, comme promis aux responsables religieux de son mouvement, qui l’ont « aidée à se préparer » pendant un peu moins d’un mois. « En fait, précise-t-elle, je n’avais pas vraiment besoin de préparation car on avait déjà beaucoup parlé à l’école de la question du shahid [martyr] et 99% de mes amies, qui ont toutes un frère ou un parent tué, sont prêtes au sacrifice. » Et de conclure en soupirant derrière son voile : « Vous savez, avec l’occupation, de toute façon la mort est notre quotidien ! »

Avocate, Hanadi Taysser Darajat, originaire de Jénine, en Cisjordanie, n’ira, quant à elle, jamais plaider la cause des siens devant un tribunal terrestre. Le 9 octobre 2003, son gracieux visage encadré de cheveux noirs gisait, loin de son corps déchiqueté, au milieu du restaurant Maxim, à Haïfa, jonché de lambeaux de chair ensanglantés. A 29 ans, sixième femme kamikaze palestinienne depuis le début de la seconde Intifada, en septembre 2000, Hanadi aurait, selon le Jihad islamique, voulu venger, en provoquant cette hécatombe (19 civils israéliens juifs et arabes tués), la mort de son frère et de son cousin, tombés quatre mois plus tôt sous les balles de Tsahal. Quelques jours après le massacre, des petites photos de la taille d’une carte à jouer étaient distribuées à la sortie des écoles de filles de la bande de Gaza et de Cisjordanie pour immortaliser le souvenir de Hanadi, tandis que les bulldozers de l’armée israélienne rasaient en représailles sa maison familiale devant les jeunes du voisinage serrant les dents et brandissant le poing.

Alors que le premier kamikaze masculin du conflit israélo-palestinien s’est tué en 1993, ce n’est que neuf ans plus tard que les femmes se sont jointes à cette mortelle randonnée. Ce fut d’abord, en 2002, à l’initiative du Tanzim, affilié au Fatah, mais, depuis 2003, le Jihad islamique recrute lui aussi des shahidas, bientôt imité par Hamas, qui envoie, le 14 janvier 2004, Reem al-Reyashi, 22 ans, déclencher la ceinture d’explosifs qu’elle dissimulait sous son manteau, tuant quatre Israéliens, dont trois soldats, à Erez, le principal point de passage de la bande de Gaza. « Je voulais que les morceaux déchiquetés de mon corps s’envolent dans toutes les directions », dira-t-elle, souriante, le front ceint du bandeau vert de l’islam et un kalachnikov à la main, dans un enregistrement vidéo distribué après sa mort par Hamas. Ou encore : « Le feu de la vengeance ne s’éteindra jamais. Il continuera à brûler jour après jour, jusqu’à ce que les ennemis soient détruits et quittent notre terre. Depuis l’âge de 13 ans, je rêvais de mener une telle opération. »

Faisant preuve d’une effrayante détermination, elle avait tranquillement expliqué aux sentinelles israéliennes venues la contrôler qu’elle risquait de déclencher l’alarme de leur détecteur en raison d’une broche métallique qu’elle prétendait avoir dans la jambe ! Reem, l’implacable kamikaze, était la maman de deux enfants de 1 et 4 ans. Issue d’une famille commerçante prospère de la bourgeoisie de Gaza, elle habitait dans un quartier résidentiel, au bord de la mer, loin des insalubres camps de réfugiés aux conditions de vie éprouvantes. Abasourdis, certains journalistes et responsables israéliens tenteront de se rassurer en avançant dans un premier temps, pour expliquer cet acte qui dépasse l’entendement, l’hypothèse suivante : Reem aurait été contrainte de se suicider pour sauver son honneur après avoir trompé son mari, version vigoureusement démentie par la famille et Hamas, qui accusent les services israéliens de distiller de fausses informations visant à « discréditer la résistance palestinienne ».

« Le jihad au féminin rend notre tâche de détection et de prévention mille fois plus difficile »

Si les crimes d’honneur sont une réalité au Moyen-Orient, la froide détermination de la jeune femme, qui n’a montré aucun signe de nervosité en présence des soldats israéliens, fait en tout cas douter la plupart des observateurs de cette version trop commode. Une universitaire palestinienne, Islah Jad, qui s’est penchée sur le rôle des femmes dans la lutte, assure : « Si quelqu’un, ou une organisation, forçait, d’une manière ou d’une autre, les femmes à se suicider, la plupart reculeraient à la dernière minute. Or le nombre de celles qui renoncent ou se livrent à la police est infime. En revanche, les candidates sont de plus en plus nombreuses. » Pourtant, les services de sécurité israéliens assurent que si sept Palestiniennes ont effectivement commis des attentats suicides, une dizaine d’autres n’ont pas mis leur projet à exécution.

Yasser Arafat les a-t-il encouragées lui-même, ainsi qu’on l’a dit ? Il semble, comme le souligne la journaliste américaine Barbara Victor, auteur du livre Shahidas. Les femmes kamikazes de Palestine (Flammarion), que le chef de l’Autorité palestinienne ne l’ait pas fait expressément ; mais il a invité les femmes à participer à la lutte armée au péril de leur vie : « Vous êtes mon armée de roses qui écrasera les chars israéliens. » Et, en janvier 2002, il crée le féminin du mot « martyr » : « Shahida jusqu’à Jérusalem ». On notera, par ailleurs, que, dans les rangs tchétchènes, les femmes ont été également appelées à prendre une place importante dans la lutte pour l’indépendance, y compris en allant jusqu’au sacrifice suprême. Lors de la sanglante prise d’otages dans un théâtre de Moscou, en octobre 2002, une vingtaine de « veuves noires » voilées étaient présentes avec armes et explosifs. Ce n’est d’ailleurs pas d’aujourd’hui que la femme est capable de se porter volontaire pour des opérations terroristes quasi suicidaires. Ainsi la redoutable Ulrike Meinhof, en Allemagne, dans les années 1970, ou, plus récemment, celle qui assassina Rajiv Gandhi. Sans oublier, bien sûr, qu’en Russie Alexandre II, en 1881, ou Lénine, en 1918, furent aussi la cible de femmes terroristes, même si, en l’occurrence, ces attentats ne visaient pas d’anonymes civils dans la rue...

A l’instar des hommes, les femmes kamikazes ont pleinement conscience de l’importance de leur acte dans la lutte du groupe auquel elles appartiennent. Pour elles, la survie de leur collectivité passe avant leur propre survie. Chacun, chacune apporte sa pierre à l’édifice avec ses propres moyens », explique Mohamed Mukhaimer, psychologue travaillant pour le compte du Programme de santé mentale de Gaza. A l’en croire, c’est pour cela que les kamikazes sont souvent issus aujourd’hui de milieux relativement aisés et qu’ils disposent d’un bon niveau d’éducation. « Ce n’est pas seulement le geste de désespérés, ajoute-t-il ; les kamikazes doivent être dotés d’une forte conscience politique et faire preuve d’un grand sang-froid au moment de passer à l’acte. » Mais Jabr Wishah, l’un des responsables du Centre palestinien pour les droits de l’homme, insiste, quant à lui, sur le désespoir comme moteur essentiel de cette violence sacrificielle : « A Gaza, dit-il, les gens normaux ne sont pas ceux qui acceptent de mourir, ce sont ceux qui acceptent de vivre dans de telles conditions. » Pourtant, s’il n’y a eu, jusqu’ici, qu’une seule kamikaze originaire de Gaza, à Grozny les candidates au martyre, de la sanglante prise d’otages dans un théâtre de Moscou aux deux Tupolev explosant en vol, se comptent par dizaines.

Nouvelle illustration du cycle infernal de la violence et de la haine au Moyen-Orient ou dans le Caucase, dans lequel s’engagent jusqu’au sacrifice suprême des mères de famille instruites ou de milieu aisé, ou des étudiantes, ce phénomène des femmes kamikazes constitue un défi particulièrement déroutant pour les services de sécurité, qu’ils soient israéliens, russes et, plus généralement, occidentaux. En effet, comme les enfants que l’on dit innocents, les représentantes du sexe que l’on prétend faible sont bien mieux armées que les hommes lorsqu’il s’agit de tromper la vigilance d’un soldat ou d’un policier. Surtout dans ces régions du monde où le tabou de la mixité complique singulièrement lesprocédures de contrôle et de fouille les concernant. « Le jihad au féminin, confie Guideon Ezra, député à la Knesset et ministre intérimaire de la Sécurité intérieure de l’Etat hébreu (Shin Beth), rend notre tâche de détection et de prévention mille fois plus difficile et nous oblige à changer radicalement notre approche et notre tactique. »

Même inquiétude du FBI, à Washington, devant cette féminisation de la menace kamikaze, constatée tout aussi bien en Israël qu’en Tchétchénie ou à Sri Lanka. Mais aussi dans la mouvance d’Al-Qaeda : un journal arabe de Londres, Asharq al-Awsat, vient de publier une interview, sous le pseudonyme d’Umm Jihad, d’une activiste, présentée comme proche des cercles de Ben Laden, qui annonçait la création d’une unité de femmes qui « feraient oublier aux Etats-Unis jusqu’à leur propre nom ». Rodomontade ou pas, le FBI a consacré un séminaire, début 2004, à l’étude de ce phénomène cauchemardesque où une femme candidate au martyre peut dissimuler sous sa robe de grossesse la terreur chimique ou biologique...

« La femme, la mère, soeur et fille constituent un des ressorts psychologiques majeurs de la guerre prolongée »

Une jeune fille tchétchène, Zarema Moujakhoïeva, qui, le 9 juillet 2003, fut arrêtée à Moscou alors qu’elle hésitait à déclencher le détonateur de sa bombe, a raconté combien elle avait été un moment séduite devant son miroir par la métamorphose vestimentaire qu’impliquait sa mission : « On m’avait habillée comme une Moscovite, à la dernière mode : jean, baskets, tee-shirt, surchemise ocre, jolies lunettes de soleil [...] téléphone portable Nokia, tout mignon... » Aux policiers qui l’arrêteront - un artificier sera tué en voulant désamorcer la charge qu’elle portait - Zarema, la jeune fille au look branché, désignera sa ceinture d’explosifs comme celle d’une « martyre de l’islam ».

« Il n’est pas défendu par l’islam d’envoyer une femme pour servir une juste cause comme celle de lutter contre l’occupation, car la femme peut passer là où un homme ne passera pas », déclare cyniquement Youssef al-Qaradawi, un cheikh égyptien qui s’est illustré notamment en prônant le port du foulard islamique dans les écoles françaises. Au-delà de ces considérations pragmatiques, l’implication croissante des femmes dans ce type de mission sans retour s’expliquerait aussi, partiellement, par la volonté de celles-ci de conquérir leur égalité avec les hommes au sein de la société arabe. Au prix de leur sacrifice, les voilà, elles aussi, trônant à titre posthume sur les posters et sur les fresques allégoriques consacrées aux glorieux martyrs. Loin des terres de Palestine, en Inde, deux films récents, Dil Se (Du cœur) et La Terroriste, ont eux aussi pour héroïnes des kamikazes. Cette douteuse consécration égalitaire, via le terrorisme le plus abject, inspira de grandes envolées lyriques à certains militants extrémistes de la presse arabe. Ainsi cet éditorial du journal islamiste égyptien Al-Shaab après le premier attentat suicide commis par une Palestinienne, Wafa Idris, en 2002 : « C’est une femme ! [...] Une femme, ô vous jeunes de la nation ; une femme, ô vous femmes de la nation qui réclamez la libération de vos semblables ! [...] C’est une femme qui vous apprend aujourd’hui, ô musulmanes, ce que c’est que la vraie libération, avec laquelle les activistes des droits de la femme vous ont tentées [...]. C’est une femme qui démontre aujourd’hui que la libération [de la femme], c’est la libération du corps, enfin affranchi des épreuves et des tribulations de ce bas monde... » La jeune détenue Samaa confiait pour sa part à L’Express que, « pour Dieu, l’homme et la femme sont égaux » et que « du temps du prophète Muhammad les femmes déjà participaient au jihad ».

Reste que si, effectivement, l’Intifada, comme a pu le faire leur participation à la Résistance pour certaines femmes françaises pendant la Seconde Guerre mondiale, a accéléré l’émancipation de la Palestinienne, on peut voir aussi dans le phénomène de « la » kamikaze une illustration de la domination masculine et patriarcale arabe, estiment certains observateurs. « Ceux qui envoient les femmes à la mort se fichent pas mal des droits de la femme ! Ils ne cherchent qu’à tirer des frustrations et de la vulnérabilité de celles-ci un avantage opérationnel ! » s’emporte non sans raison le Pr Meir Litvak, de l’université de Tel-Aviv. Quant à Kate Coleman, américaine spécialiste des mouvements féministes, elle souligne justement qu’en aucun cas « le fanatisme et le culte de la mort » ne sauraient conduire à une quelconque libération de la femme. Mais on ne saurait nier pour autant, ainsi que l’écrit l’universitaire François Géré dans Les Volontaires de la mort (Bayard), que, « dans toute situation conflictuelle violente, la place de la femme est constamment centrale [...]. La femme, la mère, sœur et fille constituent un des ressorts psychologiques majeurs de la guerre prolongée [...]. » En somme, aussi effarante que puisse nous paraître aujourd’hui la banalisation des shahidas ou des jeunes sacrifiées tchétchènes des Brigades islamiques des martyrs, de Chamil Bassaïev, il eût été étonnant que, même dans ce combat-là, les femmes ne finissent pas par se retrouver en première ligne.

par Alain Louyot, avec Hesi Carmel en Israël, et Tangi Salaün à Gaza, www.lexpress.fr