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Le carnet d’or de Samir Traboulsi

dimanche 1er mai 2005, par Stanislas

Samir Traboulsi, figure emblématique des grands intermédiaires entre la France et les pays arabes, s’interroge : "A partir de quel montant une commission devient-elle amorale ? Les juges ne peuvent répondre à cette question.

Lui que beaucoup pensaient

Samir Traboulsi.

oublié s’étonne d’être de nouveau poursuivi par la justice française pour une affaire de versements douteux entre le groupe Elf et le Nigeria. Il jette un coup d’oeil inquiet sur les deux téléphones portables posés à ses côtés. De la main, il effleure ce carnet d’adresses en cuir noir auquel il doit tout ou partie de sa fortune. D’une page à l’autre, on y découvre les noms de Silvio Berlusconi, de membres de l’entourage de MM. Charles Pasqua et Jean-Christophe Mitterrand, mais aussi de dirigeants de pays du Proche et Moyen-Orient ou encore de riches industriels américains et de nombreux artistes. Beaucoup sont venus dans son hôtel particulier londonien aux allures de musée d’art moderne qui abrite l’une des plus belles collections du fauvisme au monde. Dans ses bureaux et appartements parisiens, M. Traboulsi possède bien d’autres oeuvres qu’il prête régulièrement aux musées.

Mais cet environnement de choix ne soulage pas son agacement face à ses tourments judiciaires. Le juge d’instruction parisien Renaud Van Ruymbeke, qui lui reproche d’avoir perçu 16 millions de dollars, en 1996, lors d’une négociation entre Elf et le Nigeria, tente de connaître l’origine de sa fortune. "En 1996, le groupe pétrolier Elf a fait appel à moi pour débloquer le dossier Nigeria, un point c’est tout" , explique M. Traboulsi, mis en examen pour "complicité et recel d’abus de biens sociaux" .

Soucieux de lever le voile sur le trésor de guerre accumulé depuis trente ans par M. Traboulsi, le juge a déjà obtenu la coopération du Luxembourg puis de Guernesey. A elle seule, l’île anglo-normande abrite plusieurs dizaines de millions de dollars appartenant à l’intermédiaire. Après trois ans de résistance, ce dernier a accepté, début mars, que ses comptes helvétiques soient transmis au juge Van Ruymbeke qui, dans cette affaire, cherche à débusquer d’éventuelles rétro-commissions au sein d’un virement global de 30 millions de dollars. "Les juges français font de la morale et pas du droit" , s’insurge Samir Traboulsi en regardant son passé judiciaire. Il pensait pourtant en être quitte avec la justice française. Condamné, en 1994, pour "indiscrétions" lors du rachat d’une société américaine par Pechiney, il avait également été relaxé pour des manipulations boursières suspectes sur le titre de la Société générale.

Né au Liban, en 1938, dans une famille de commerçants aisés, cet homme aux ressources infinies a découvert Paris au début des années 1960. Etudiant en droit, il se détourne vite de ses études pour devenir l’une des coqueluches de la nuit parisienne. On le croise Chez Régine, au Privé, rue de Ponthieu, ou dans les cercles de jeu. Il étoffe son carnet d’adresses. Le jeune homme a du charme, de l’entregent, un sens aigu des faiblesses humaines. Son ambition : s’inviter dans la cour des grands, celle du commerce international et de la haute finance. L’un de ses meilleurs soutiens, la comtesse Jacqueline de Ribes, l’introduit dans le monde des affaires, de l’administration et de la politique. Convié aux dîners de la comtesse, le jeune Libanais y apparaît gauche mais il apprend vite.

Samir Traboulsi devient le confident de bien d’autres dames en vue : la première épouse du président indonésien, Achmed Sukarno, celle du producteur Eddy Barclay ou encore la soeur du chah d’Iran. Il convainc même l’actrice italienne Gina Lollobrigida de l’accompagner à Beyrouth. Son arrivée en Mercedes cabriolet rouge, au bras de cette célébrité, marquera les esprits.

Si ambitieux soit-il, le milieu des affaires lui est encore fermé. Le 17 juillet 1968, la chambre de commerce de Paris lui refuse la carte de commerçant, jugeant très imprécis son projet d’"interface entre la France et le Proche-Orient" . Un an plus tard, il tente vainement d’entrer en contact avec une société française d’armement sous le regard inquiet de la structure qui deviendra plus tard la délégation générale pour l’armement (DGA). Les liens qu’il affirme entretenir avec certains ministres du général de Gaulle n’y changeront rien. Traboulsi bute sur des projets sans lendemain lancés à la faveur de relations mondaines.

Sa chance se nomme Adnan Kashoggi. Fils du médecin personnel du roi saoudien Ibn Saoud, Kashoggi règne sur les relations commerciales entre l’Arabie saoudite et le reste de la planète. M. Traboulsi tente de le convaincre des bienfaits d’une association. "Après l’avoir invité chez Taillevent -un grand restaurant parisien-, se souvient M. Traboulsi, je lui ai lancé : à part l’argent, vous n’avez rien. Moi, j’ai tout sauf l’argent. Je vous organise un dîner avec Aristote Onassis chez Maxim’s." Pour mener à bien ce projet un peu fou ­ réunir à la même table deux des plus grandes figures des affaires internationales ­, Samir Traboulsi mise sur l’aide de la fille de l’armateur, Christina Onassis. Celle-ci intercède auprès de son père, qui, amusé, accepte. Le jeune Libanais a réussi son coup de bluff. L’heure est à la redistribution des cartes sur le marché des intermédiaires de l’armement, où les commissions sont souvent considérables. Jusqu’en 1971, les frères Raoul et André Matossian, installés en Egypte, étaient en effet les principaux liens entre les pays arabes et la France. Mais la politique d’ouverture du général de Gaulle à l’égard du monde arabe a changé la donne dans la région. L’achat de 200 à 300 chars français AMX30, en 1971, par l’Arabie saoudite en sera le symbole. Les frères Matossian sont écartés par Adnan Kashoggi, qui entend conserver son monopole avec les Saoudiens, brusquement enrichis par l’envolée des cours du pétrole. De 1971 à 1975, plus de 25 milliards de francs de contrats d’armement sont signés entre la France et l’Arabie saoudite. Les commissions versées à Adnan Kashoggi et à son collaborateur, Akkram Ojjeh, atteignent 10 %.

Samir Traboulsi, qui assure avoir joué un rôle dans cette transaction, réclame sa part mais il est éconduit par ses partenaires. Ceux-ci ne voient en lui qu’un pourvoyeur de "plaisirs" , comme le rappelle au Monde M. Kashoggi, rencontré dans un grand hôtel parisien. M. Traboulsi rétorque qu’il n’a rien reçu parce qu’il est chrétien et non musulman. Cet épisode rappelle surtout qu’il est entré dans les affaires par la petite porte, celle de l’intendant chargé des tâches ingrates. Son art d’organiser les "plaisirs" des riches princes arabes le rend malgré tout indispensable. Tout en restant à l’écart des grands contrats, il est un acteur à part entière du système.

Cercles de jeux, spectacles, restaurants ou discothèques, à Paris comme sur la Côte d’Azur, au cours des années 1970, M. Traboulsi a partout ses entrées, et souvent ses intérêts. Certains casinos ne lui versent-ils pas des fonds pour qu’il puisse jouer avec ses hôtes ? Tous les jeudis, il organise chez lui des dîners très courus. Il dépanne aussi financièrement qui en a besoin. Un journaliste le remboursera au moyen d’un tableau dont la valeur dépasse largement celle du prêt. Adnan Kashoggi lui-même le sollicitera avant de le dédommager avec un Picasso ­ ce qu’il semble regretter aujourd’hui.

La police française, pour sa part, n’a jamais perdu la trace de ce séducteur flamboyant. Le 15 septembre 1969, il faisait déjà l’objet d’une opposition à résider en France. Sa fiche comportait deux mentions : "R" pour "refoulement" et "SI" pour "sans intervention" ; ce qui signifiait qu’à chacun de ses passages à la frontière, les policiers devaient solliciter l’avis du ministère de l’intérieur afin de connaître la position à adopter. En clair, le personnage sentait le soufre mais il rendait des services à la France en facilitant certains contacts commerciaux.

Le 16 décembre 1976, M. Traboulsi est l’objet d’une tentative d’assassinat. Menacé par un homme armé, dans la cour de son immeuble, il est contraint d’ouvrir son appartement avant d’être attaché à un radiateur. Après avoir ouvert le coffre-fort, l’agresseur place son arme dans la bouche de Samir Traboulsi et tire. Par chance, la balle traverse la joue et le laisse en vie. Qu’y avait-il dans ce coffre ? M. Traboulsi lâchera seulement qu’on en voulait à son argent. Il ne portera jamais plainte.

Malgré ce climat, Samir Traboulsi poursuit ses activités d’intermédiaire, toujours en quête de nouvelles relations. En 1981, il se rapproche ainsi d’Alain Gomez, nouveau patron de Thomson, dont il devient, en 1987, conseiller à l’exportation. M. Gomez le recommande même auprès d’Elf, affirmant qu’il a joué un rôle-clé lors de la vente du système de télécommunication militaire Rita. Ce que contestent, aujourd’hui, certains cadres de Thomson à l’origine du projet. L’avocat de M. Gomez, Me Roland Poynard, a indiqué que son client ne désirait pas s’exprimer.

Au début 1980, Samir Traboulsi est l’un des lieutenants d’Akkram Ojjeh, lequel deviendra bientôt l’unique lien entre les Français et les Saoudiens. Il organise des soirées dans l’hôtel particulier d’Ojjeh à Paris. Au sous-sol, les invités assistent à des spectacles offerts par des naïades évoluant dans une piscine surmontée d’une cascade d’eau. Un ancien directeur du ministère des finances se souvient avoir reçu, quelques semaines après l’une de ces soirées, un courrier de M. Ojjeh sollicitant, avec succès, un permis de non-résident ­ lui permettant de ne pas payer d’impôts sur le territoire français.

Les liens entre MM. Traboulsi et Kashoggi se sont alors distendus. Les Français jugent Kashoggi improductif et cher. En 1984, le patron de la Sofresa (mandataire officiel du gouvernement français), Jean-Claude Sompairac, qui centralise les exportations d’armement vers l’Arabie saoudite, et Gérald Cauvin, directeur chez Thomson, organisent la mise à l’écart de M. Kashoggi dans les bureaux de Samir Traboulsi. "Tu dois cesser de polluer les contrats français" , explique ce dernier à celui qui fut pourtant son parrain. Kashoggi, en pleurs, signe sa reddition contre une dernière commission.

A l’écoute de cette version, M. Kashoggi, un demi-sourire aux lèvres, nuance : "Contrairement à ce récit, les Français n’ont jamais utilisé un seul intermédiaire. C’était d’ailleurs leur handicap, ils multipliaient les canaux. Quant à Samir, je lui ai donné son premier contrat sans rien prendre dessus, il me doit beaucoup."

A cette époque, Samir Traboulsi attire le tout-Paris. Un jour, il invite une partie du gouvernement socialiste pour un déjeuner préparé par trois grands chefs. Un autre jour, en 1986, le ministre de la culture, Jack Lang, milite auprès de l’Elysée pour que la Légion d’honneur lui soit attribuée. MM. Pasqua, Gomez ou François Léotard applaudissent à cette décision. Jean-Luc Lagardère se félicitera souvent d’avoir résisté aux tentations du personnage. Ce ne fut pas le cas de Pierre Bérégovoy.

"Samir" , comme le désignent ceux qui le connaissent, est entré dans le cercle de l’Elysée, notamment, par le biais de M. Bérégovoy. Il a invité l’épouse de ce dernier à Milan, pour une soirée d’opéra ; il conviera Alain Boublil, directeur de cabinet de M. Bérégovoy, sur son yacht, mêlant habilement sphère professionnelle et personnelle. Dans l’affaire Pechiney, en 1988, la cour d’appel leur reprochera cette proximité. M. Traboulsi est condamné à deux ans de prison, dont un ferme. M. Boublil rappelle aujourd’hui au Monde que les mérites de ce dernier étaient, à l’époque, vantés par des personnes très honorables, et qu’il n’avait, pour sa part, jamais confondu ses affaires privées avec celles de l’Etat.

"Si j’ai été condamné dans ce dossier, c’est que je n’ai pas été professionnel jusqu’au bout" , commente M. Traboulsi. Pour lui, la justice est un acteur parmi d’autres, dans un monde aux règles mouvantes. Les magistrats l’ont vu tour à tour charmeur, leur proposant son avion pour se rendre au Luxembourg dans le cadre de l’enquête Pechiney ; fuyant, en excipant un passeport diplomatique dominicain pour tenter d’échapper à son procès ; ou influent, lorsqu’il dîne, la veille des réquisitions du parquet, avec la conseillère justice de François Mitterrand.

Désormais installé à Londres, où la justice ménage les intermédiaires, Samir Traboulsi retisse sa toile. "Le milieu londonien est plus international, et les riches Anglais sont moins sensibles aux charmes latins, mais il y arrivera, c’est une machine à séduire" , glisse l’un de ses vieux amis. "Je veux que l’on me laisse tranquille" , affirme, pour sa part, l’intéressé.

Par Jacques Follorou, lemonde.fr