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Les différentes facettes de l’instrumentalisation politique de la guerre

mercredi 2 février 2005, par Hassiba

Les célébrations largement répandues et encore plus largement médiatisées du soixantième anniversaire de l’holocauste sont généralement inscrites dans le cadre du rôle de l’histoire dans les relations internationales.

Cette lecture paraît effectivement la plus évidente dans le sens où elle permet de mettre en perspective les crimes qui peuvent être commis au nom de l’idéologie, de la puissance et de l’Etat. Restrictive et parfois abusive, une telle analyse néglige totalement les instrumentalisations politiques, devenues tellement courantes qu’elles passent presque inaperçues

Pour être réellement efficace et profitable, la lecture basée sur le statut de la victime comme tenant et aboutissant doit, d’une part, dépasser l’événementiel et être élargie pour que le « plus jamais ça » ne se réduise pas à la seule lutte contre l’antisémitisme juif (la précision est due au fait que l’emploi de mot antisémitisme désigne rarement le racisme anti-arabes). D’autre part, elle doit être porteuse de solutions concrètes et justes. Ces solutions sont rares mais elles existent : la Cour pénale internationale dont Israël, faut-il le souligner, n’est pas partie... Face à ces paradoxes, choisissons une autre grille d’analyse, l’instrumentalisation. Les célébrations de l’holocauste s’inscrivent dans la perspective bien connue de la problématique entre la politique et la guerre, et en filigrane celle des civils et des militaires.

Instrumentalisation de la guerre par le politique

En matière de définition des relations entre le politique et le militaire, le maître est évidemment Clausewitz. Selon lui, la guerre « n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens ». Elle « n’est qu’une partie de la relation politique [...] Par conséquent, absolument rien d’autonome [...] Elle ne peut suivre ses propres lois [...] Aucun des projets principaux nécessaires à une guerre ne peut être établi sans un examen des conditions politiques [...] Elle doit au contraire être considérée comme la partie d’un autre tout [...] et ce tout est la politique [...] ». De plus, elle « n’est suscitée que par la relation politique des gouvernements et des peuples ». En d’autres termes, « les lignes générales de la guerre ont toujours été déterminées par les cabinets [...] c’est-à-dire, pour parler techniquement, par une autorité politique et non militaire ». Résultat, « la politique [...] a engendré la guerre, elle est l’intelligence dont la guerre n’est, par conséquent, plus que l’instrument et non l’inverse ».

Si la relation entre le politique et la guerre est une relation d’instrumentalisation, sont-ils antinomiques ? En cas de crise, le discours médiatique et politique ne manque pas d’évoquer la nécessité de trouver une solution « politique », qui sous-entend une solution pacifique ou diplomatique, laquelle contredit la guerre par le recours à la force. Aussi le déclenchement de la guerre est-il ressenti et présenté comme l’échec du politique, devenu synonyme de paix. La paix étant le contraire de la guerre, la politique le devient aussi. Dans la perspective clausewitzienne, cette dualité est rejetée. Les « relations politiques de différents peuples et gouvernements cessent-elles avec les notes diplomatiques ? La guerre n’est-elle pas simplement un autre genre d’écriture et de langue permettant aux politiques d’exprimer leur pensée ? » Cette langue « possède, il est vrai, sa propre grammaire mais non sa propre logique ».

Il ressort donc que la politique possède deux langages : la diplomatie et la guerre. L’usage de l’un ne signifie pas l’échec de l’autre, mais exprime les conclusions auxquelles aboutit l’évaluation d’une situation déterminée et désigne les moyens les plus efficaces. Autrement dit, la diplomatie et la guerre apparaissent comme des éléments d’un tout, qui est la politique.Ainsi que l’explique Günter Maschke dans « La guerre, instrument ou expression de la politique. Remarques à propos de Clausewitz », cette configuration ne signifie pas que Clausewitz veut à tout prix subordonner les généraux aux politiciens civils. La raison est simple : à son époque, le prince ou le souverain était en même temps à la tête des domaines civil et militaire. Survenue plus tard avec la révolution libérale, la séparation entre les deux domaines était inimaginable. Ce principe d’instrument est conforté par le fait que la guerre est liée de façon vitale à l’économie qui en constitue le système nerveux. Dans une étude intitulée « Mondes en développement », Jean-Paul Hebert estime que les prémices d’une reprise du marché de l’armement sont apparues en 1999 et ont continué en 2000, en atteignant une valeur de 798 milliards de dollars (2,5% du produit intérieur brut mondial), soit une hausse de 5% comparativement à 1998.

Toutes les régions du monde ont été touchées par cette croissance, à savoir l’Afrique, les Amériques, l’Asie, la région océanique, l’Europe et le Moyen-Orient. Les plus fortes hausses ont été notées chez les gros producteurs : les Etats-Unis ont réalisé un excédent de 2,3%, soit 6 milliards de dollars alors que les exportations russes faisaient un bond de 44%, soit 13 milliards de dollars. Du point de vue des dépenses militaires, l’Afrique arrivait en tête avec un accroissement évalué à 37% entre 1998 et 2000, suivie de près par l’Asie du Sud avec 23%. A la lumière de ces éléments, Jean-Paul Hebert rejette l’idée d’une démilitarisation du monde. Ainsi depuis 40 ans, la contraction des dépenses militaires est-elle un phénomène cyclique, lié à des décisions politiques, et ne représente qu’une baisse relative. Elle concerne en effet la proportion du PIB consacrée à la défense mais n’engage pas les dépenses de défense par habitant.

De la confusion entre le civil et le militaire

Dans le cadre de la séparation des prérogatives et des rôles, les militaires sont supposés assurer un savoir-faire technique et tactique, tandis que les dirigeants civils définissent le sens de l’action armée. Cependant, les interactions sont nombreuses et les ponts tout autant. A titre d’exemple, l’évolution des télécommunications a bouleversé les liaisons entre différents organes et impose le développement de la sécurité matérielle et logicielle. La disparition des frontières infranchissables, les flux migratoires, le terrorisme et les trafics en tous genres imposent des réponses multiformes à travers des spécialistes multidisciplinaires.

Police, gardes frontières, soldats et même entreprises privées sont ainsi impliqués dans les mêmes missions. Missions que les militaires ne sont plus capables d’assumer seuls. D’un autre côté, l’armée a, elle aussi, des choses à apprendre aux civils. Elle transmet des connaissances spécifiques telles que « l’éducation à la discipline et au sacrifice de soi dans un engagement désintéressé, l’instruction individuelle et collective aux risques sécuritaires et à leurs réponses, l’apprentissage de la conduite des hommes et de la maîtrise du stress en situation de crise, ainsi que la méthodologie optimisant la planification et l’exécution d’actions en milieu semi-permissif », relève Ludovic Monnerat dans « Vers des armées non linéaires, organiques et sociétales ». La dimension civique de l’instruction militaire vise à rendre la société civile des hommes et des femmes apte à faire face aux nombreuses menaces réelles ou potentielles.

Israël, cas d’école

L’un des exemples les plus frappants en termes de confusion entre le civil et le militaire dans un contexte qui n’est pas celui d’un régime autoritaire classique ou d’un pays en période de transition est Israël. L’armée israélienne a été officiellement fondée le 26 mai 1948 par le gouvernement provisoire de l’Etat d’Israël. Depuis les groupes qui ont précédé la création de l’Etat jusqu’à la période actuelle, le citoyen israélien et le soldat israélien n’ont toujours fait qu’un.

A partir de quatorze ans et jusqu’à dix-huit ans, les garçons et les filles sont soumis à une préparation militaire à travers un service national obligatoire à dix-huit ans. Sont autorisés à ne pas se soumettre à ces lois les druzes et certains juifs religieux seulement. Les hommes serviront sous les drapeaux pendant 30 mois, contre 24 mois pour les femmes. Cette période achevée, les Israéliens demeurent mobilisés jusqu’à l’âge de 55 ans, en moyenne 1 à 2 mois par an. Autrement dit, si l’armée compte 172 000 soldats (hommes et femmes), 430 000 sont réservistes. Connue par son nom « Tsahal » (littéralement « Armée de défense d’Israël »), cette armée est interpellée avec un « nom propre qui transforme les forces israéliennes en exception dans l’esprit commun et les investit d’un statut particulier », observe Christophe Gallaz. Ce dernier ajoute qu’« au lieu de suggérer sa mise au service des volontés civiles et politiques ambiantes, elle s’érige dans l’espace israélien comme une personnalité ».

Cette personnalité évolue de façon autonome, protégée par ses règles et mue par ses propres valeurs. Relevons que cette tendance s’est accentuée avec la constituante humaine de l’establishment militaire (colons et autres nationalistes religieux) qui, au fil du temps, s’est érigé en « super-parti, nationaliste et guerrier, qui croit que l’usage de la force est la seule solution à tous les problèmes », écrit Uri Avnery, connu pour être le premier Israélien à avoir noué des contacts avec l’OLP (en 1974) et le premier également à rencontrer Yasser Arafat (en 1982, dans Beyrouth assiégée).L’évolution de l’institution en personnalité autonome n’est pas étrangère à la perception qui existe à l’égard des deux acteurs essentiels du cercle décisionnel israélien.

Selon Uri Avnery, tels que, officiellement, répartis entre politiques et militaires, les rôles ne reflètent pas fidèlement la réalité. Une réalité dans laquelle l’image des hommes politiques est celle d’hommes peu capables d’identifier l’intérêt national et de dépasser leurs ambitions personnelles. Les militaires, en revanche, apparaissent comme les fondateurs et les protecteurs d’une entité nouvelle, serviteurs d’un Etat en perpétuelle situation de guerre.L’autre élément de confusion concerne le contexte politico-sécuritaire dans lequel évolue Israël. Contexte marqué par un état de guerre quasi permanent, l’occupation militaire permanente des territoires palestiniens et, maintenant, la guerre contre le terrorisme dont Israël se considère le centre. A ce propos, le professeur Martin Van Creveld de l’université hébraïque de Jérusalem écrit : « Il a toujours été impossible en Israël de séparer les décisions politiques des décisions militaires. L’armée a toujours pesé sur le politique parce qu’elle est forte et que la Knesset est faible. » Or, la faiblesse de la Knesset reflète moins la faiblesse de l’institution que celle de ceux qui la constituent, les élus. Auteur de « L’armée et la société israélienne », Stuart Cohen met le doigt sur cette problématique : « Trop de politiciens sont d’ex-généraux, très sensibles à ce que disent les hommes en uniforme. » Cependant, relativise-t-il, l’« armée a toujours obéi aux ordres de l’autorité politique ». Pourrait-il en être autrement si, comme il l’affirme lui-même, les hommes politiques sont aussi liés à l’armée, leur milieu d’origine ? La réponse est négative, semble estimer Issam Makhoul, arabe israélien, élu du Front démocratique pour la paix et l’égalité (Haddash) comme député à Haïfa. Selon lui, l’intervention des généraux dans la vie politique s’est aggravée depuis l’accession au pouvoir d’Ehud Barak (général, ancien chef des services spéciaux, avec à son actif l’assassinat de plusieurs dirigeants de l’OLP, ancien chef d’état-major, puis ministre de la Défense et enfin Premier ministre).

La militarisation du politique et la politisation de l’armée ont donc débouché sur l’élection de Sharon, conclut le député. Résultat, « ce sont les généraux qui décident aujourd’hui. Sur le terrain, c’est à eux que revient la décision finale ». Pour appuyer ce constat, rappelons que sur les quinze chefs d’état-major qui ont précédé Mofaz, deux sont devenus Premier ministre. L’un d’entre eux est le général Sharon, chef d’un gouvernement qui comprenait, avant l’assassinat du général Ze’evi (ministre du Tourisme) cinq généraux. A ceux-là s’ajoute un autre général, le commandant en chef de l’armée. Ce dernier assiste à toutes les réunions du gouvernement, accompagné du chef des services secrets de l’armée (AMAN). Pendant son règne, l’influence du chef d’état-major s’est accentuée. « Quand il déclarait que, de son point de vue professionnel, quelque chose devait être ou ne pas être fait, aucun ministre n’avait l’audace de le contredire. Seul le général Sharon a osé, rarement, rejeté des propositions de Mofaz », rapporte Uri Avnery. Quant au chef du AMAN, il est chargé de faire l’« évaluation de la situation nationale », à laquelle le gouvernement ne prend pas part et que le Parlement ne peut contester. Le AMAN a pourtant fait des erreurs mémorables, la plus célèbre étant l’évaluation présentée à la veille de la guerre du Kippour.

En plus de leur influence directe sur le gouvernement, les militaires possèdent d’autres atouts « civils ». Le premier est financier, dans la mesure où l’armée israélienne est budgétivore et consomme une immense partie des ressources nationales. A titre comparatif, l’armée américaine absorbe 15 fois moins d’argent par tête. Une partie importante du budget de la Défense est consacrée aux salaires et aux retraites des officiers de l’armée régulière. Si la retraite des officiers est complète, le salaire d’un général est supérieur à celui d’un membre de la Knesset. Des coupes ont même été nécessaires dans le système de sécurité sociale pour assurer le budget de Tsahal.

A cela s’ajoute son influence sur l’économie à travers des grandes sociétés contrôlées par des anciens généraux. Le second atout s’exerce à travers les médias. Chroniqueur depuis 1993 au quotidien Ma’ariv, Uri Avnery affirme que les « généraux ont une arme qu’aucun homme politique ne peut se permettre d’ignorer : le contrôle absolu des médias ». Correspondants et commentateurs militaires ainsi que correspondants pour les affaires arabes sont au mieux soumis aux ordres de l’armée, au pire des agents, anciens ou actuels, du AMAN.

Par Louisa Aït Hamadouche, latribune-online.com