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Oasis à Ramallah

vendredi 7 janvier 2005, par Hassiba

Le Plaza, premier centre commercial de Palestine, ouvert il y a un an et demi, est un véritable miracle. Ses 14000 m2 tranchent avec la débâcle ambiante et sont devenus le centre d’attraction pour toute la population.

C’est un mirage, surgi au milieu de l’Intifada. Une oasis de verre et d’acier avec des palmiers en pot, du marbre et de la lumière. Au Plaza de Ramallah, la guerre semble loin. Le premier centre commercial des territoires palestiniens a ouvert ses portes le 1er juillet 2003. Bâti sur le modèle des shopping malls américains ou israéliens, il ressemble à n’importe quel centre commercial. En miniature. La société de consommation n’en est qu’à ses balbutiements en Palestine.

Avec ses 14 000 m2, l’ensemble a des dimensions modestes : un parking auquel on peut accéder avec son chariot en sortant du supermarché, une aire de jeux pour enfants, une quarantaine de boutiques de jouets, vêtements, bibelots, téléphones, friandises, etc., et même un salon de massage et de relaxation. De l’espace, des baies vitrées, de l’air climatisé, des caméras de surveillance. Le sol est impeccablement lisse. Seuls quelques keffiehs et affiches électorales placardées en vitrine viennent rappeler où l’on est.

Le choix de Ramallah n’est pas dû au hasard. La ville, qui totalise quelque 150 000 habitants avec les villages environnants, arrive loin derrière Hébron et Naplouse. Mais c’est la ville de Cisjordanie qui a connu la croissance la plus rapide. Elle a bénéficié de l’installation de l’Autorité palestinienne, qui a attiré par ricochet les organisations et ONG internationales. Expatriés et cadres de l’OLP rentrés de Tunis ou Beyrouth apprécient l’atmosphère de la ville la plus « libérale » de Palestine, où une forte minorité chrétienne a imprimé sa marque. Tous les jours, des milliers de Palestiniens de Jérusalem-Est font de pénibles détours pour contourner les barrages de l’armée israélienne et venir travailler à Ramallah. L’autre source de la relative richesse de Ramallah vient de sa nombreuse diaspora installée dans le Golfe ainsi qu’en Amérique du Nord et du Sud. Par ses investissements et ses transferts d’argent, elle a dopé l’économie locale, puis l’a empêchée de sombrer après le début de l’Intifada.

Premier coup de pioche le 1er avril 1999

Sans Sam Bahour, le Plaza n’aurait jamais vu le jour. Grand, le visage barré d’une moustache noire qui se plie en deux lorsqu’il éclate de rire sans prévenir, cet Américano-Palestinien est né il y a quarante ans à Youngstown, dans l’Ohio. Il s’est installé à Ramallah en 1995 avec sa femme, une Palestinienne de Ramallah rencontrée lors de vacances au pays, et sa fille. En 1998, le richissime Omar Aqqad, un Palestinien qui a fait fortune en Arabie Saoudite, lui propose de créer le premier supermarché des territoires. Beau défi pour ce fils d’épicier qui a fait des études d’informatique et de télécommunications. « C’est moi qui ai eu l’idée d’un centre commercial, explique Sam Bahour. Le terrain est tellement cher qu’un simple supermarché n’aurait pas été assez rentable. »

La première pierre est posée le 1er avril 1999. Sam Bahour convainc son patron d’aller chercher des fonds sur le marché boursier. L’Arab Palestinian Shopping Center Company est cotée pour la première fois à la petite Bourse de Naplouse le 28 septembre 2000. Le même jour, Ariel Sharon effectue une visite sur l’Esplanade des mosquées de Jérusalem, mettant le feu aux poudres dans les territoires palestiniens. C’est l’Intifada. « Ce jour-là, mon enfer a commencé. » Les banques se défilent. Les travaux, qui devaient durer un an et demi, prennent le double. « Un jour, les ouvriers étaient là mais pas le matériel, bloqué en Jordanie ou à un barrage militaire. Le lendemain, le matériel était là, mais c’est l’entrepreneur qui restait bloqué chez lui à Hébron. Il a fallu louer de quoi loger les ouvriers. Parfois, tout était réuni mais on ne pouvait rien faire à cause de combats trop proches. » Malgré tout, les travaux ne sont interrompus totalement qu’une seule fois : pendant les vingt-neuf jours de la réoccupation du territoire par Israël, en avril 2002 : tous les habitants se terrent chez eux, les rues sont occupées par les chars, les ministères sont saccagés, des centaines de véhicules détruits. Par miracle, Sam Bahour retrouve le chantier intact.

Il n’est pas au bout de ses peines. Fin 2002, l’armée utilise pendant deux jours les locaux comme centre d’interrogatoire pour des centaines d’étudiants arrêtés sur le campus voisin de l’Université libre d’Al-Qods. Au moment de poser la toiture, les douanes israéliennes bloquent en Jordanie les tubes de métal qui doivent soutenir la charpente métallique et exigent de les couper en deux pour vérifier qu’ils ne peuvent pas servir à lancer des roquettes artisanales. Les ingénieurs jordaniens chargés de les installer n’ont jamais obtenu leurs visas. « Les ouvriers se sont débrouillés avec des fax et des instructions données par téléphone portable. » Tout le projet est un patchwork : les grandes plaques de verre des fenêtres viennent d’Israël, les cadres en aluminium de Naplouse, la pierre de Ramallah...

Construire le Plaza ne suffisait pas. Encore a-t-il fallu tout inventer dans une société habituée au petit commerce de proximité : les codes-barres, le marketing, les règles d’hygiène, etc. Au supermarché, il y a encore des clients pour vouloir marchander les prix, comme au souk. Fruits et légumes palestiniens sont souvent importés d’Israël à cause des innombrables check points Ñ il y en a eu jusqu’à plus de 600 Ñ qui empêchent d’accéder directement aux producteurs. Il a fallu contourner la loi sur le régime locatif, qui remonte au mandat britannique et rend l’éviction quasiment impossible, en recourant à des contrats de concessions pour les boutiques.

Au milieu de tous les périls

Le Plaza détonne dans la société palestinienne, surtout en ces temps d’Intifada. Peu avant l’ouverture, une association a demandé au gérant de boycotter les produits israéliens. « Moi, je veux bien, mais si c’est un ordre général de l’Autorité palestinienne qui s’applique à tout le monde, même aux petits commerces, rétorque Sam Bahour. Je me suis engagé à ne pas vendre en connaissance de cause des marchandises sortant des colonies et à favoriser, chaque fois que c’était possible, les produits palestiniens. » Des petits stickers « made in Palestine » les signalent aux clients. Régulièrement, des militants politiques viennent demander au directeur du centre commercial de fermer pour cause de deuil ou de grève générale. « Lorsque c’est un ordre de l’Autorité, j’exécute. Sinon, je parlemente. C’est au cas par cas. »

Normalement, le Plaza est ouvert sept jours sur sept, de 8 heures à minuit. Le fait qu’il se trouve à Al-Bireh, dans un quartier « sec », c’est-à-dire où la vente d’alcool est interdite, lui a évité les ennuis rencontrés par certains restaurants trop « olé-olé » au goût des activistes armés en ces temps d’Intifada. Certains ont vu leur façade mitraillée. Avec ses immenses fenêtres, le Plaza ferait une cible tentante. Autre péril : une ou deux fois par mois, une jeep israélienne vient se garer sur le parking. Une provocation qui risque régulièrement de tout faire dégénérer tant les chebabs (jeunes militants) ne peuvent s’empêcher de réagir.

Comme n’importe où ailleurs dans le monde, le Plaza est devenu l’un des lieux de sortie les plus prisés de la jeunesse de Ramallah. Etudiants de l’université de Bir Zeit, bourgeoises coiffées, petits caïds des camps de réfugiés s’y côtoient. Le service d’ordre marche sur des oeufs. « Il arrive que les chebabs des camps débarquent, raconte Walid, chef d’équipe au service de sécurité qui compte 12 employés. On leur parle poliment mais fermement. Généralement, ça marche, mais, si ça dégénère, on appelle la police. Le problème c’est qu’ils n’ont peur de rien, pas même des soldats israéliens. Alors nous... » Les larcins sont rares, malgré la tentation en ces temps de privation. Ils sont souvent le fait d’enfants des membres des pléthoriques services de sécurité.

Les charmes de l’ascenseur...

Dès son ouverture, la Plaza est devenue le principal lieu social de Ramallah, en plus d’être l’un des principaux employeurs privés avec une centaine de salariés. Malgré le luxe apparent, les prix ne sont pas plus chers qu’ailleurs. En moyenne, 4 500 personnes y viennent chaque jour, et en dépit du surcoût entraîné par les travaux et des bouclages qui privent le Plaza d’une importante clientèle potentielle, ses propriétaires espèrent gagner de l’argent en 2007. Il a fallu plusieurs mois avant que les villageois des alentours se lassent des charmes de l’ascenseur transparent et des escalators. Les vendredis et jours de fête, c’est à peine si l’on peut marcher tant la foule est compacte.

« C’est ma façon constructive de faire l’Intifada, se réjouit Sam Bahour. Je suis fier d’offrir à mes compatriotes la possibilité d’avoir pendant quelques heures une vie normale. » L’ouverture du supermarché a inquiété les petits commerçants de Ramallah, mais ils se sont rapidement rendu compte qu’il était trop petit et isolé pour avoir un impact significatif, d’autant qu’il ne concerne que les habitants équipés d’une voiture. Le Plaza compte aussi le seul parc d’attraction moderne pour enfants de Palestine : baby -foot, minibowling, petit train, autotamponneuses, jeux vidéo... Tout est à 1 ou 2 shekels. Sam Bahour a personnellement veillé à ce qu’il n’y ait aucun jeu violent. « Je ne suis pas un pacifiste, mais les attentats-suicides contre les civils en Israël n’ont rien apporté de bien. Au contraire. Ce n’est pas parce que l’armée israélienne tue des femmes et des enfants que nous devons abandonner ce qui fait la supériorité morale de notre cause. »

Il y a six mois, Sam Bahour a laissé la direction du Plaza à Zoheir Osaily, un jeune commercial de 29 ans originaire de Hébron. « J’avais la bougeotte et envie de nouveaux défis. On ne m’appelle pas le bulldozer pour rien. » Sam Bahour est en effet d’une rare ténacité. Dix ans après son installation à Ramallah, il y réside toujours avec un passeport américain et un visa de tourisme : Israël ne lui a jamais octroyé de permis de séjour. Tous les trois mois, il ressort vers la Jordanie par le pont Allenby pour renouveler son visa. « A chaque fois, c’est l’angoisse. Je laisse ma femme et mes deux filles sans savoir quand je les reverrai. » Mais, contrairement à des centaines d’autres, Sam n’a jamais envisagé de jeter l’éponge et de rentrer aux Etats-Unis : « La raison principale, c’est que j’avais intégralement lu les accords d’Oslo avant de venir. Je savais que ce n’était pas un cadeau. Le problème, c’est que nos dirigeants n’ont pas de stratégie claire. Israël n’est pas responsable de tout : la corruption, l’absence de justice, le manque de concurrence et de liberté. »

Par Christophe AYAD, liberation.fr