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Paul Wolfowitz : Qui a peur du « loup » ?

lundi 18 avril 2005, par nassim

La nomination de Paul Wolfowitz, l’ex-n° 2 du Pentagone à la présidence de la Banque mondiale fait naître bien des craintes. L’idéologue de la guerre en Irak peut-il se muer en stratège de la lutte contre la pauvreté ? Pourtant, le parcours de cet ancien démocrate, devenu l’un des gourous de George W. Bush, réserve des surprises.

C’était à Amman, un soir de février. Un employé de l’ONU, fourbu et

Paul Wolfowitz.

très fier d’avoir participé à l’organisation des élections du 30 janvier 2005 en Irak, vient d’arriver de Bagdad pour un congé dans la capitale jordanienne lorsque le téléphone de sa chambre d’hôtel sonne. Il se souvient de la voix d’une secrétaire de Washington : « Le Dr Wolfowitz souhaiterait vous parler », puis du ton suave, presque timide, du n° 2 du Pentagone, commençant ainsi leur conversation : « Monsieur, si vous voulez monter votre fan-club, je souhaiterais m’y inscrire. » A cette date, Paul Wolfowitz n’avait pas encore été nommé président de la Banque mondiale, prestigieuse institution internationale vouée à la lutte contre la pauvreté. Il était un démon : un malotru ignoble filmé par Michael Moore en train de lécher son peigne pour mieux coiffer ses rares cheveux.

Un « faucon » impérialiste, promu par l’austère revue The Economist au rang de « velociraptor » d’un Jurassic Park néoconservateur. Bref, un monstre honni pour son rôle de cerveau idéologique de la guerre d’Irak, mais un personnage assez complexe pour faire traquer par les standardistes du Pentagone un employé de la division de l’assistance électorale de l’ONU pour le féliciter d’avoir mené à bien les premières élections libres de ce pays. Et, surtout, lui faire raconter le scrutin de tous les dangers à travers, par exemple, l’histoire de cette Irakienne anonyme qui, rescapée le matin d’un attentat suicide contre un bureau électoral, était revenue l’après-midi déposer son bulletin dans l’urne.

A 61 ans, dont plus de trente passés dans les arcanes de la défense et des affaires étrangères américaines, Paul Wolfowitz n’est pas dupe. Ayant échappé de justesse à un attentat à la roquette à Bagdad l’année dernière, et ému jusqu’aux larmes lors de ses visites hebdomadaires aux blessés d’Irak soignés à l’hôpital militaire Walter Reed, à Washington, le penseur de l’invasion sait que le succès des élections du 30 janvier n’est qu’une éclaircie dans le sombre horizon de l’occupation. En téléphonant à Amman, le Dr Wolfowitz, l’idéaliste guerrier, voulait entendre de belles histoires avant de changer de carrière. Des histoires de démocratie et de liberté en marche.

Cette reconversion n’inspire cependant pas la pitié. Le job, extérieur au gouvernement, n’exige pas, d’abord, l’épreuve humiliante d’une confirmation devant le Sénat. Président d’une institution financière clef, issue des accords de Bretton Woods, en 1944, Wolfowitz veillera, ensuite, sur les 10 000 employés du siège, à Washington, et de ses 109 bureaux à l’étranger. Et gérera un budget annuel de prêts au développement de quelque 20 milliards de dollars, alloués au cours des réunions bihebdomadaires des 24 administrateurs de la Banque, représentant 184 pays membres.

La crainte qu’il ne « politise » les prêts

Si, traditionnellement, ce sont les Européens qui choisissent le patron du Fonds monétaire international, le président de la Banque mondiale est, depuis bientôt cinquante ans, un Américain. Un dogme si scrupuleusement respecté que James Wolfensohn, son prédécesseur, d’origine australienne, a dû prendre la nationalité américaine pour répondre à l’offre du président de l’époque, Bill Clinton. Nul ne conteste ce privilège accordé aux Etats-Unis, premier actionnaire de la Banque, avec 17% de son capital. Mais quant à choisir Paul Wolfowitz...

Dès les premières rumeurs sur sa nomination, un blog consacré aux arguties sur la succession de Wolfensohn a croulé, en vingt-quatre heures, sous quelque 1 600 messages, dont neuf dixièmes hostiles. « Une nomination terrifiante », commentait Dave Timms, porte-parole de l’ONG World Development Movement. Dans les jours suivants, Jeffrey Sachs, gourou du développement et de l’Earth Institute de l’université Columbia, à New York, demandait que « se manifestent des candidats dotés d’une expérience du développement ».

Mais l’argument du manque d’expérience ne tient pas, dans une course où étaient pressentis, certes, Robert Zoellick, ancien représentant américain à l’OMC, finalement nommé adjoint de Condoleezza Rice, mais surtout le chanteur de rock Bono, ténor de l’aide au tiers-monde, et Carly Fiorina, patronne déchue de Hewlett Packard.

Wolfowitz, ambassadeur des Etats-Unis à Jakarta, de 1986 à 1989, sous Reagan, recteur de la prestigieuse School for Advanced International Studies de l’université Johns Hopkins, entre 1994 et 2001, dispose d’un CV plus solide, en matière internationale, que celui de son prédécesseur James Wolfensohn, ex-patron de banques d’investissement, longtemps réputé plus proche de Wall Street que familier des questions de lutte contre la pauvreté. Mais ce dernier n’a pas hésité à lui prodiguer quelques conseils politiques : choisi par un président démocrate, Wolfensohn reconnaît avoir eu toutes les peines du monde à maintenir des relations de confiance avec la Maison-Blanche de George W. Bush. Il met en garde son successeur contre le danger inverse : « Celui de se croire, lors de son entrée en fonctions, le 1er juin, le représentant d’un actionnaire de la Banque. »

Wolfowitz a réitéré aux Européens son respect pour l’objectif de la Banque mondiale, la lutte contre la pauvreté, et son engagement à se conduire, dans ses nouvelles fonctions, en « fonctionnaire international » et non en représentant des Etats-Unis. Le terrain, il est vrai, avait été préparé par Bush lui-même, qui, à l’occasion de son passage à Bruxelles, en février, avait donné le signal d’une détente transatlantique, et la France, satisfaite du soutien américain à la nomination de Pascal Lamy à la tête de l’OMC et désireuse de voir Jean-Pierre Jouyet, président du Club de Paris, organe de renégociation des dettes des pays en développement, occuper le poste de n° 2 de la Banque mondiale, a évité de trop taquiner Paul Wolfowitz.

Pouvait-on imaginer une levée de boucliers dans le tiers-monde ? « Le silence de pays émergents d’Asie ou d’Amérique latine en dit long sur leurs craintes devant le nouveau venu », affirme un observateur de Washington. Certes, le souvenir de Robert McNamara vient à l’esprit : cet ancien secrétaire à la Défense, impliqué dans le désastre du Vietnam, est ensuite devenu, de 1968 à 1981, par désir de rédemption, l’un des présidents les plus prodigues de l’histoire de la Banque. Wolfowitz, lui, ne rassure pas.

« Je suis persuadé qu’il voit toujours l’Amérique comme une force vouée au bien sur terre, confie James Mann, expert au Center for Strategic and International Studies, auteur de Rise of the Vulcans, biographie collective du gouvernement Bush. Et cette tendance influera longtemps sur son travail à la Banque. » Malgré ses dénégations répétées subsiste la crainte qu’il ne « politise » les prêts internationaux, avec cette rigueur candide qui l’avait poussé, au printemps 2001, alors que montaient les tensions avec la Chine, à rayer d’un trait de plume une commande de 600 000 bérets noirs made in China destinés à l’armée américaine. Et personne n’a oublié l’étrange mémorandum en forme de liste noire émis par ses services, le 5 décembre 2003, excluant des contrats de reconstruction de l’Irak les pays coupables, comme la France ou l’Allemagne, d’avoir refusé d’entrer dans la coalition. Une facette de plus de ce stratège onctueux et cérébral, décrit, après trente ans de services sous sept présidents, comme « le second couteau le plus influent de Washington ».

Se libérer du carcan des alliances

Son apogée a, certes, eu lieu le 14 septembre 2001, trois jours après les attentats contre les Etats-Unis, lorsque, sous les regards horrifiés de Colin Powell et de l’état-major, en présence de son imposant patron, Donald Rumsfeld, Wolfowitz conseilla au président, occupé à préparer l’éradication d’Al-Qaeda, de s’en prendre à... l’Irak. Bush, pendant sa campagne électorale, s’était entendu avec son tuteur « Wolfie », un fort en thème capable de converser en six langues, lui-même fasciné par l’aplomb et l’instinct de son élève. Novice en matière de défense, Bush n’avait pas eu besoin de se faire trop rappeler les controverses nées de la première guerre du Golfe.

En 1991, Wolfowitz, adjoint au secrétaire à la Défense, Dick Cheney, prêchait la loyauté envers les chiites du Sud et les Kurdes du Nord, que l’administration de Bush père, après sa victoire, appelait à la révolte contre Saddam. Leur abandon par Washington et leur massacre par le régime baasiste sous le regard impassible des pilotes de l’US Air Force révélaient à ses yeux la victoire d’une realpolitik cynique sur le noyau des valeurs américaines. En 1996, furieux de l’immobilisme de la Maison-Blanche devant le sort des Kurdes, Wolfowitz avait publié un édito vengeur intitulé « La baie des Cochons de Clinton », en souvenir de l’abandon des anticastristes par Kennedy, en 1961, sur les rives de Cuba. Quelques mois plus tôt, alors qu’il était encore, sous Bush père, n° 3 au Pentagone, il avait achevé un « Defense Planning Guidance », un manuel de doctrine qui fut immédiatement censuré par son boss, Dick Cheney : Wolfowitz y appelait le gouvernement à prendre en compte la déchéance de l’ennemi soviétique, à consacrer la puissance inégalée des Etats-Unis autant que la force constructive de leurs valeurs démocratiques. A se libérer du carcan des institutions internationales et des alliances obligatoires et à s’autoriser des attaques préventives contre les nouveaux dangers, nucléaires et biologiques, du siècle. Y compris en Irak.

La Somalie, première opération humanitaire lancée par Bush père, et les Balkans, Kosovo compris, n’ont pu que lui confirmer, pendant les années 1990, le « destin manifeste » des Etats-Unis et les vertus de la pax americana, qu’il exaltait encore, en 2000, peu de temps avant la victoire de George W. Bush, dans un article du National Interest : « Il s’agit de démontrer que vos amis seront protégés et aidés, vos ennemis punis, et que ceux qui vous refuseront leur aide ne cesseront de le regretter. »

Ces convictions remontent, à coup sûr, aux mythologies classiques d’une famille immigrante. Une famille juive. Paul est né le 22 décembre 1943 à Brooklyn, deuxième enfant et premier fils de Lilian et Jacob Wolfowitz, un Polonais débarqué à l’âge de 10 ans, avec ses parents, en 1920, originaire d’une nation bafouée par les voisins russe et allemand.

L’influence du penseur Leo Strauss

A New York, puis à Ithaca, dans le nord de l’Etat, où Jacob, enfant pauvre devenu une sommité en mathématiques, enseignait à l’université Cornell, les démons de l’Europe, Staline et Hitler, s’invitaient quotidiennement dans les discussions familiales pour raviver la dévotion des Wolfowitz envers leur patrie d’accueil et le souvenir des trahisons politiques du Vieux Continent. Paul, en bon fils de la méritocratie, limitait sa rébellion au choix, après les études de physique-chimie exigées par son père, d’une nouvelle passion : les relations internationales.

Sa rencontre, à Cornell, avec le Pr Allan Bloom, disciple du philosophe Leo Strauss, idole du mouvement néoconservateur, sera décisive. Bloom, animateur surdoué d’un séminaire réservé à la crème de l’université, offre une pensée alternative au « relativisme » moral des années 1960, à cette « tolérance excessive » qui, au dire de Strauss, immigrant allemand rescapé du nazisme, « considère tous les points de vue comme égaux et rejette comme élitiste, antidémocratique et donc immorale l’idée qu’une attitude morale, un mode de vie ou certains individus soient supérieurs à d’autres ». Un relativisme qui aboutit clairement, aux yeux de ses disciples, à nier la légitimité universelle des valeurs de la superpuissance américaine et à s’accommoder de la tyrannie ou du « mal absolu ».

Wolfowitz, s’inscrivant à l’université de Chicago pour y suivre les cours de Strauss, trouve un autre mentor, le Pr Albert Wohlstetter, néoconservateur et gourou de la stratégie nucléaire, qui lui offre un sujet de thèse : le danger de prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Un sujet d’avenir.

La suite de sa carrière se déroule dans les cénacles démocrates ou républicains hostiles à la détente « à tout prix » avec l’Union soviétique. Avec un émule de Wohlstetter, le futur faucon Richard Perle, on le retrouve auprès de Dean Acheson, ancien secrétaire d’Etat de Truman, et de son adjoint Paul Nitze. Au cœur de l’Agence pour le contrôle des armes et le désarmement, sous Nixon. Contre les concessions offertes par Kissinger, pape de la realpolitik. Puis au Pentagone, sous Jimmy Carter...

Plus étrange, le romancier Saul Bellow, décédé récemment, ami d’Allan Bloom, met en scène, dans son livre Ravelstein, un jeune loup nommé Gorman qui rappelle chaque semaine ses mentors de l’université pour tenter de comprendre les arcanes de Washington. C’est Wolfowitz, homme des réseaux permanents, subordonné courtois et effacé du flamboyant Rumsfeld ou de Cheney, lui-même mentor d’une nuée de protégés néoconservateurs, tels « Scooter » Libby, adjoint de Cheney, ou l’universitaire Francis Fukuyama, star montante des relations internationales républicaines.

Tombé amoureux de l’Indonésie

Le cerveau du Pentagone est-il pour autant de droite ? Wolfowitz a tenté de nuancer le propos, sous les huées du public, lors d’un débat, à New York, en septembre 2003. « J’ai plutôt l’impression que le Parti démocrate m’a abandonné, susurrait-il dans le vacarme. Kennedy et Truman soutiendraient ce que fait le président Bush aujourd’hui. La victoire dans la guerre froide était, par exemple, un projet bipartisan qui a provoqué la libération de 200 millions d’individus. » Ce démocrate de cœur, comme bon nombre de déçus de Jimmy Carter, a changé de bord sous Ronald Reagan. L’intellectuel apprécie l’audace du président contre la Libye de Kadhafi et, sur le fond, l’ancien acteur incarne ses idéaux démocratiques. Wolfowitz, nommé à la direction Asie du Sud du Département d’Etat en 1982, pourra convaincre son patron, George Shultz, et le président lui-même, après l’assassinat, aux Philippines, du dissident Aquino, que la chute éventuelle du régime corrompu de Marcos ne présente pas les mêmes dangers que celle du chah d’Iran dans les années 1970. Dont acte. Les choses avançaient.

Cet adepte de la manière forte, une fois nommé ambassadeur des Etats-Unis en Indonésie, a pourtant su modérer ses ambitions libératrices, réservant ses critiques et son appel à l’ « ouverture politique » du régime de Suharto à son discours de départ. Qu’il ait ou non, comme l’en accusent ses détracteurs, omis pendant trois ans de rappeler publiquement la dictature à l’ordre, Wolfowitz était tombé amoureux du pays, apprenant la langue sous l’impulsion de son épouse, Clare, mère de ses trois enfants et brillante anthropologue spécialiste de la région, au point de participer, avec son légendaire « poulet à la Madame Mao », à un concours culinaire sur un plateau de télévision de Jakarta, aujourd’hui chargée de l’aide américaine au développement pour l’Indonésie.

Le faucon de Washington, le « neocon » dogmatique a su, au cours de sa carrière, démontrer son ouverture d’esprit. Quand bien même il eût passé un an en Israël avec son père, sa thèse à l’université de Chicago s’opposait déjà mordicus à l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Etat hébreu. Ce prétendu « dévot du sionisme » a subi, en 2002, les huées de milliers de supporters de Sharon à Washington pour avoir mentionné la « souffrance du peuple palestinien » dans son discours. Ses élans du cœur réservent des surprises, pour un dignitaire américain haï dans le monde musulman. Wolfowitz, depuis sa séparation d’avec Clare, en 2002, a retrouvé l’âme sœur : une certaine Shaha Ali Riza, féministe britannique d’origine tunisienne, chargée du dossier des droits des femmes arabes... à la Banque mondiale.

Cette rumeur-là ne manque pas de faire jaser, à Washington, dans les étages du grand bâtiment de H Street, au point d’occulter le débat sur un autre mystère, touchant aux convictions réelles de Wolfowitz en matière de développement. L’engagement personnel du secrétaire adjoint à la Défense dans le déploiement de l’aide aux victimes du tsunami (surtout en Indonésie) autant que la gaffe de Condoleezza Rice sur la « merveilleuse occasion » qu’offrait cette catastrophe de démontrer la bonne foi américaine prouvent le regain d’intérêt de Washington pour les questions de développement, clef des nouvelles relations publiques mondiales des Etats-Unis. Wolfowitz a juré qu’il arrivait « l’esprit ouvert », décidé à donner la priorité à l’aide à l’Afrique et à engager les membres du G 8 à délivrer ce que les pauvres de ce monde méritent. En attendant - tout un symbole - l’écrivain Stephen Hayes, biographe patenté de la droite bushienne, a abandonné son projet de livre sur Paul Wolfowitz lorsqu’il a appris sa nomination à la tête de la Banque mondiale. Il se consacre maintenant à un portrait de Dick Cheney. Pour « Wolfie », c’est peut-être le signe d’une disgrâce ou d’une nouvelle vie. Pour la Banque mondiale, un bon augure.

Par Philippe Coste, lexpress.fr