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Saad Eddine Ibrahim : « L’illusion » démocratique en Egypte

mardi 24 mai 2005, par Hassiba

Sociologue et militant égyptien des droits de l’homme, Saad Eddine Ibrahim dirige le centre Ibn Khaldoun d’études sociologiques et politiques, un forum réformateur et laïc. Le pouvoir, qui lui a reproché d’avoir « terni l’image de l’Egypte » et « reçu illégalement des fonds étrangers », l’a emprisonné pendant deux ans au total, entre 2000 et 2003.

Militant égyptien des droits de l’homme, Saad Eddine Ibrahim a été emprisonné durant deux ans entre 2000 et 2003.

Saad Eddine Ibrahim a été l’un des premiers à réclamer un amendement de la Constitution égyptienne rendant possible les candidatures multiples à la présidence. Adopté par l’Assemblée le 10 mai, ce texte très restrictif est soumis demain à référendum et doit entrer en vigueur pour la présidentielle de l’automne, lors de laquelle Hosni Moubarak devrait solliciter un cinquième mandat.

Que représente ce référendum ?

L’opposition appelle à son boycott. Nous allons donc surtout surveiller la participation. C’est quelque chose que le gouvernement n’aime pas. Nous ne faisons pas confiance aux autorités pour conduire des élections honnêtes. En 1995, mon centre a conduit la première opération de monitoring de l’histoire de l’Egypte. Le gouvernement était furieux et quand nous avons voulu recommencer cinq ans plus tard, il a fait arrêter 28 des nôtres, moi compris, à la veille du scrutin au motif que nous menions des activités hostiles. A la veille de ce référendum, le gouvernement vient d’annoncer qu’il s’attendait à un taux de participation de 80 %. C’est risible.

La réforme soumise au vote est-elle une véritable avancée démocratique ?

C’est une illusion. Ils cherchent à faire croire que l’élection sera véritablement disputée mais posent des conditions qui empêchent toute candidature. C’est une présidentielle à la tunisienne : le parti au pouvoir organise la compétition, présente ses propres candidats, planifie leur défaite et proclame les élections justes et pluralistes. J’ai joué un rôle modeste dans cette évolution en annonçant en octobre que je me présentais. C’était un véritable défi adressé à Hosni Moubarak. Trois ou quatre personnes ont suivi mon exemple. Hosni Moubarak nous a rejoints à mi-chemin en initiant ce processus tout en s’assurant que nous en serions exclus. Un candidat indépendant doit obtenir le parrainage de 250 élus locaux et nationaux. Avec un parti au pouvoir, le PND, qui contrôle 90 % des mandats, c’est virtuellement impossible. Mais c’est un début d’ouverture qui crée une dynamique.

Les Frères musulmans (interdits, mais tolérés) forment-ils la vraie opposition ?

C’est la force la mieux organisée. Est-elle la plus importante ? Nous l’ignorons en l’absence d’élections libres. Les autocrates créent les théocrates, car ils étouffent tout espace public et rendent la vie impossible à des démocrates comme moi. Je ne peux pas organiser de meeting, ni créer de parti. Mes activités sont confinées à l’intérieur de mon centre, qui peut accueillir une centaine de personnes. Il ne reste plus que les mosquées où les islamistes opèrent.

Pourraient-ils recourir à la violence du fait de la répression qu’ils subissent ?

Je ne le crois pas. Ce ne sera pas de leur fait, en tout cas. Lors de leurs manifestations, c’est la police qui a ouvert le feu. Des dirigeants de la confrérie m’ont affirmé leur volonté de lutter contre le régime par des moyens pacifiques et de rejoindre le reste de l’opposition séculière.

Peuvent-ils se transformer en parti ?

Je les encourage à le faire. En prison, j’ai eu amplement l’occasion de discuter avec eux. Ils m’ont expliqué pourquoi ils ont renoncé à la violence. Après les attentats du 11 septembre, ils étaient en état de choc. Ça m’a surpris. Ils m’ont dit qu’ils se sentaient moralement responsables dans la mesure où ils avaient pu servir de modèle à cette nouvelle génération d’islamistes.

Le régime égyptien est-il fragile ?

Non, mais il montre des signes de faiblesse. Le mur du silence a cédé. Les gens n’hésitent plus à critiquer publiquement Moubarak, à dénoncer la corruption du régime. Rien de tout cela n’existait il y a trois ans.

L’Egypte connaît-elle une évolution de type monarchique avec la succession qui se profile au profit du fils de Moubarak, Gamal ?

Je pense que la vraie raison de mon emprisonnement, c’est d’avoir évoqué dans un article cette nouvelle gouvernance mi-républicaine mi-monarchique. Et je citais l’exemple de ces « fils de » prétendant à la succession en Syrie, au Yémen, en Libye... et en Egypte. La montée en puissance de Gamal Moubarak se poursuit. C’est aussi contre ça que se bat l’opposition égyptienne.

Compte tenu de l’antiaméricanisme des Egyptiens, l’appui de Bush à la démocratie est-il une cause d’embarras ?

J’accepte le soutien de quiconque défend la démocratie, que ce soit l’Amérique, la Russie, le Japon ou même la France. Ça m’est égal. Nous avons lutté seuls trop longtemps pour refuser une aide. Les Européens appuient aussi notre centre en raison de son action pour la démocratie. Lorsque j’ai été jugé pour avoir reçu des fonds de l’étranger et notamment de l’Union européenne, tous les ambassadeurs des Quinze sont venus me soutenir à mon procès et me voir en prison, à l’exception de celui de la France.

Peut-on parler de printemps arabe ?

Il y a des signes qui ne trompent pas. Que va-t-il éclore de tout cela ? Je l’ignore. Les Palestiniens ont voté en janvier, malgré les barrages israéliens et les appels au boycott du Hamas. Les Irakiens se sont rendus aux urnes en dépit de l’occupation et des attentats. Les Libanais ont manifesté par centaines de milliers pour demander le départ des troupes syriennes. Tout cela existe bel et bien. La participation des Saoudiens aux municipales, aussi limitée et modeste soit-elle, est elle aussi réelle, tout comme les manifestations que nous avons organisées au Caire. Kefaya (« assez », en arabe, qui sert de nom à l’un des principaux mouvements de l’opposition égyptienne, ndlr) est devenu le cri de ralliement de toute la région. Qu’il s’applique aux tueries perpétrées en Irak, à l’occupation syrienne ou israélienne, ce simple mot traduit un rejet commun du statu quo.


Par Christophe AYAD et Christophe BOLTANSKI, liberation.fr