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Traversée du Tassili avec les seigneurs du désert

mercredi 15 décembre 2004, par Hassiba

Il leur arrive de ne pas dormir plusieurs nuits de suite, de sillonner sans relâche l’immensité désertique à la poursuite de contrebandiers et autres immigrants clandestins. Ils, ce sont les gardes-frontières de Djanet. Pour se convaincre de la difficulté de leur tâche, nous les avons accompagnés pour un périple de plus de 1 000 km. Ambiance.

Couvrir une immensité désertique comme le territoire de la daïra de Djanet, dépassant les 80 000 km2, assurer le contrôle et la sécurité d’une très longue bande frontalière sont loin d’être une sinécure. Surtout quand les moyens dont on dispose sont à la limite du précaire. Pourtant, et en dépit de ce handicap logistique, de la difficulté du terrain et de la multiplicité des problèmes à juguler, les gardes-frontières algériens s’acquittent admirablement bien de leur boulot. Et quoi de plus indiqué pour se convaincre de l’ampleur et de la difficulté de la tâche de ces seigneurs du désert qu’une traversée en leur compagnie dans le majestueux et non moins mystérieux Tassili n’Ajjer. En empruntant exactement l’itinéraire qu’ils ont l’habitude de prendre pour s’en acquitter.

En route pour Anaï
Mardi 31 novembre, hôtel Zriba (Djanet). Il est 14h30 quand nous nous apprêtons à mettre les voiles sur le col d’Anaï. Un poste avancé à la frontière algéro-libyenne éloigné de 415 km de la ville de Djanet. À la tête du convoi, Ali Ouelhadj Yahia, commandant du 5e groupement de la garde-frontière. Son second, le sous-lieutenant Ramzi Mekharzi, nous a servi d’éclaireur. Ce natif d’Azzefoun, 25 ans à peine, connaît le Tassili comme sa poche, pierre par pierre pour ainsi dire. “ça fait 3 ans que je suis ici. Pratiquement je suis sur le terrain 3 ou 4 jours par semaine. Ce qui m’a énormément aidé à mieux connaître ces lieux”, observera-t-il.

En un laps de temps, les puissantes voitures japonaises ont gloutonnement avalé les 60 km de route bitumée faite à peine une année. S’ensuit alors une longue, une très longue pérégrination sur une piste sablonneuse à souhait. Dans leur poussée démoniaque vers l’avant, les voitures éjectent un nuage de poussière. Une mosaïque de paysages (des plaines de sable doré aux couleurs changeantes, d’innombrables dunes aussi fascinantes les unes que les autres, des champs de pierrailles, de monts rocheux splendides et majestueux dans leur nudité...) s’offre à nos yeux émerveillés par tant de beauté sauvage. À chaque détour, de surprenantes découvertes. Quelques kilomètres après avoir abordé la piste, un véhicule immatriculé en Libye, à bord duquel se trouvaient un Algérien et des Libyens, est arrêté par les éléments de la garde-frontière. Vérification des papiers et de la marchandise faite, il s’est avéré que celle-ci est illégalement acheminée en Algérie, c’est-à-dire sans qu’elle soit signalée à la frontière. Il sera tout de même autorisé à continuer son chemin vers Djanet. “J’ai donné instruction à mes éléments pour qu’on n’embête pas les gens”, précise le commandant. Par là où on passe, notre guide récite presque machinalement les toponymes des lieuxdits à forte connotation berbère : Ifri, Arikin, Tinalkoum, Adrar Tin Amali, Anfeg, Oued Anaïs, Imarhaten, etc. La nuit est déjà tombée quand on a fait notre entrée à Tadart, un lieudit très prisé par les touristes.

Dommage qu’on n’a pas pu savourer la beauté du site. Le convoi continue droit son petit bonhomme de chemin vers le col d’Anaï même s’il devenait de plus en plus ardu de le reconnaître. N’empêche, l’impénétrable Tassili n’a pas joué de tour à son futé connaisseur, notre éclaireur. Après chaque petit égarement, le sillon menant à la destination voulue est vite repéré. Par moments les voitures s’ensablent. Tous les éléments accourent pour ressortir, dans un bel effort commun, le véhicule enlisé. Une halte est observée entre Tadrart et Timerzouga. Le commandant a ordonné la diminution de la pression des pneus pour prévenir l’ensablement des véhicules. Le chemin est bouché par-ci, par-là par des monticules de sable. De fastidieux détours, que la vedette du jour a toujours su dénicher, sont alors faits pour dévier l’obstacle. Après l’enlisement dans le sable du véhicule de Nourredine, un remuant maniaque du volant, un des meilleurs chauffeurs du groupement, le commandant a décidé de placer le campement au pied d’une gigantesque dune à mi-chemin entre Timerzouga et le col d’Anaï. Il était à peu près 4h du matin. Deux faisceaux de lumière annoncent une présence insolite. La voiture d’un contrebandier certainement. Instinctivement, les gendarmes éteignent les feux des leurs ; un groupe s’est saisi fébrilement des armes pour se diriger vers le véhicule suspect. Un autre groupe est chargé d’installer le campement et de préparer le repas sur un feu de camp. Et boom ! Un coup de feu retentit dans l’air. Petite panique chez les campeurs que nous sommes. Sereinement, le commandant prend son arme et va à la rencontre de ses éléments. Quelques instants après, on y est revenu. Plus de peur que de mal. Le coup est tiré par un gendarme. Le repas fin prêt, le groupe s’est enfin mis à manger après un jeûne de 14 heures, sans grand appétit il est vrai. La nuit est sombre et glaciale. Les lits faits, on a volé deux heures de sommeil agité à la belle étoile sous l’œil vigilant de l’“insomniaque” sous-lieutenant.

Mercredi matin. Il est à peine 7 h que tout le monde se lève pour prendre son café. À un moment donné, le sous-lieutenant très enthousiaste accourt vers son commandant pour lui annoncer l’arrestation d’un groupe de contrebandiers. Pour joindre le lieu où ces derniers sont retenus, il a fallu traverser tout un chapelet de dunes. Ce sont des Libyens qui voulaient se rendre au Niger pour écouler leur marchandise, des produits soutenus par leur État. Du fioul aussi. Un marché des plus juteux puisqu’il se vend au Niger à 3 ou 4 fois plus son prix réel. Pas un seul des personnes arrêtées n’a de papiers. “Ici c’est fréquent. Beaucoup n’ont pas de papiers d’identité”, fera remarquer le commandant.

Aux prises avec les contrebandiers.
Le propriétaire du véhicule n’a pas de carte grise. Pour seul papier attestant de son bien, un document de l’armée libyenne qui le lui aurait cédé. À quelques mètres de là, les gendarmes ont déterré un fût vide enfoui sous le sable qu’ils criblent de balles par la suite. Une technique des contrebandiers pour pouvoir se ravitailler en carburant. “La priorité pour moi est de cibler les passeurs et leurs véhicules. 90% d’entre eux sont d’origine algérienne. C’est eux qui font le plus de mal. Ils sont passibles d’emprisonnement alors que les contrebandiers, on leur saisit leur marchandise avant de les refouler vers les frontières de leur pays”, affirmera le commandant. Les contrebandiers sont assez rusés. Ils ne rentrent jamais par la même piste qu’ils ont empruntée auparavant. Ce n’est qu’aux environs de 10h30 qu’on a enfin fait notre entrée au poste-frontière du col d’Anaï, à 1,5 km de la Libye. Un lieu enserré de toutes parts par des élévations de telle sorte qu’il n’y ait qu’une seule porte. En guise de poste quelques maisonnées toute en ruine dotées d’un point d’eau. Un officier et 20 gendarmes en assurent la garde. “Nous n’occupons ce poste que 48 à 72 heures par semaine. L’important pour nous est de signifier notre présence. Ceci dit, j’ai demandé à ma tutelle une enveloppe pour sa réhabilitation. Il sera opérationnel dans quelques mois”, explique le commandant. Dans la cour du poste une vingtaine de Nigérians, des jeunes pour la plupart, entassés dans un coin. Ils ont des tenues sales.

Sur leur visage famélique se lit une insondable détresse. Ils sont presque tous originaires du village Tarra. Pendant 10 jours ils ont sillonné, à pied s’il vous plaît, plus de 300 km pour arriver à la frontière algéro-nigérienne. Les malheureux seront dessaisis des 18 500 CFA en leur possession. La procédure usuelle en la matière est qu’ils subissent d’abord une visite médicale avant qu’ils ne soient acheminés vers la brigade de la gendarmerie de Djanet. Après quoi ils sont refoulés vers leur pays. Selon un gendarme, ces “damnés de la terre” ont exprimé le vœu de rester en Algérie en accomplissant n’importe quel travail rien que pour ne pas se rendre en Libye. Là-bas, ils semblent faire l’objet d’une odieuse exploitation. Chaque jour que Dieu fait, le “rêve” candide de tels candidats à l’esclavagisme des temps modernes est “brisé” net au niveau de nos frontières. Depuis le début de l’année pas moins de 579 immigrés clandestins sont arrêtés contre 456 l’année dernière. Il est pratiquement impossible aux éléments de la garde-frontière de juguler le flux de ces immigrants. À cause de la pauvreté qui sévit dans les pays subsahariens d’abord. Ensuite pour le nombre très réduit de postes avancés, à peine cinq pour une bande frontalière de 500 km !

Après une halte de quelques heures, une sortie infructueuse vers la frontière algéro-libyenne est tentée. C’est un gendarme de l’escadron Oued-Irrikin qui nous a servi d’éclaireur puisque le sous-lieutenant Mekhazni est occupé à remorquer vers le col d’Anaï un des véhicules Station tombé en panne la veille. Quelques tours et on rebrousse chemin. En cours de route, des militaires libyens en tenue civile et armes pointées droit poursuivaient nos véhicules. Affolement des occupants du véhicule de derrière. Après une petite discussion avec le commandant Ouelhadj Yahia, ils sont repartis. Deuxième sortie, mais avec le lieutenant Mekhazni cette fois-ci. On a visité toute la bande frontalière, longue de 200 km, objet de conflit entre l’Algérie et la Libye. “Le tracé n’est pas officiellement arrêté. On n’a qu’une ébauche de frontière. D’où la nécessité d’être présent quotidiennement. C’est important car un incident peut survenir à tout moment”, relèvera le commandant Ouelhadj Yahia. De là on a rejoint le poste avancé de Takisset, un véritable “château” comparé à celui du col d’Anaï pour prendre le dîner. Un poste appartenant à l’ANP et récupéré par la Gendarmerie nationale en 1990. Ensuite on s’est dirigé droit vers la guelta de Oued Lehdjar que nous n’avons pu rejoindre qu’aux environs d’une heure du matin. Les familles libyennes y venaient pique-niquer la journée. Des détritus de toutes sortes sont jetés çà et là. Jeudi, à 9 heures, un autre incident a failli avoir lieu entre les gendarmes algériens de la compagnie de Tinalkoum et des militaires libyens. Ces derniers, à leur tête le général major Hassan El Kasseh, directeur de la Sûreté générale, et une délégation importante d’officiers supérieurs des services combinés encadrant une mission de la Commission européenne conduite par M. Xavier Marchal. Cette mission est chargée de l’étude de l’immigration clandestine en Europe provenant de l’Afrique du Nord. À bord de 8 véhicules, ils veulent se rendre dans la zone d’Issiyen.

Les militaires libyens se disent être sur leur territoire et les gardes-frontières algériens autant. Après d’âpres négociations avec le commandant du 5e groupement de la garde-frontière, M. Ali Ouelhadj Yahia, ce dernier les a finalement autorisés à se rendre à leur destination, c’est-à-dire à Issiyen. Si des problèmes mineurs entre les militaires des deux pays sont fréquents puisque à ce jour le tracé frontalier n’est toujours pas officialisé, il ne demeure pas moins que c’est pour la première qu’un incident comme celui de jeudi est survenu. “Il est urgent qu’on nous règle ce problème”, insiste le commandant Ali Ouelhadj Yahia qui n’a pas caché sa crainte d’un débordement. Après quoi nous avons regagné Djanet après avoir fermé une boucle de plus de 1000 km. Très exténués par ce parcours du combattant. Mais les infatigables ne lèvent pas le pied. Du travail, beaucoup de travail les attend. Sans trop rechigner. Chapeau bas.

Par Arab Chih, Liberté