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Economie de marché ou économie de bazardage ?

samedi 19 mars 2005, par nassim

Ainsi il se confirme qu’avant-hier nos députés ont été sommés de se réunir dès demain pour entériner après-demain le projet de nouvelle loi sur les hydrocarbures : nous voulons dénoncer l’asservissement sans cesse répété de nos institutions et tirer la sonnette d’alarme sur les implications dangereuses de ce projet.

Parmi un grand nombre de citoyens issus des plus larges couches de la société civile et politique, nous agissons en conscience, guidés par un devoir civique impérieux, tant nous paraît déraisonnable un projet qui fera date par ses implications économiques financières, sociales et politiques maléfiques.

Détestable de par les basses manœuvres de sa promotion, le projet en question est vicié dans sa forme, régressif dans sa substance, illégitime et aventureux dans sa finalité politique. Il s’agit ici d’un processus opaque, conçu, commandé et préparé par-dessus les têtes, de longue date (depuis la veille de 1999) et de longue main. Révélé au grand jour deux ans plus tard, le projet a été mis sous le boisseau peu après, décrié notamment par les syndicats. Relancé 20 mois plus tard, il est soumis à l’APN, sans débat, « sans même avoir été examiné en Conseil des ministres » (dixit le chef de gouvernement de l’époque). D’où, « sa relégation au congélateur en attente de l’incinérateur » pour reprendre l’expression du premier de ses pourfendeurs d’hier, subitement converti depuis peu en zélateur. Le texte est une sorte de fourre-tout, conçu d’évidence pour cacher l’essence du projet, cet article 45 dont une seule ligne (la quatrième) abroge sans le dire la loi pétrolière fondamentale d’avril 1971. On sait que cette loi étend, aux gisements à découvrir, le contrôle à 51% par l’Algérie instauré le 24 février 1971 sur les gisements déjà découverts à cette date.

Cette forme oblique d’abrogation d’une loi fondamentale du pays consiste à substituer, à la proclamation exigée par le droit, la confusion organisée dans les textes, dans les genres et dans les esprits, ainsi que la pratique de l’entourloupe et de la sauvette, procédés qui dans un Etat de droit seraient frappés d’indignité. C’est ce type d’illégalité qui constitue la vraie « violence juridique ». Sur le plan de la morale, en général, et de la morale en politique, particulièrement, les arguments mensongers qui ont pour effet, sinon pour but, de forcer les consciences et tromper les esprits, ainsi que les balivernes proférées en haut lieu blessent la dignité du peuple, de ses institutions, de ses lois. Lier notamment ce projet de loi aux nécessités de l’économie de marché ou aux impératifs de la mondialisation ou à la « modernisation » du secteur des hydrocarbures n’est qu’amalgame, indigence de la pensée et tromperie délibérée. On a vu ce que le « basculement (sic) de l’Algérie dans l’économie de marché dans six mois », promis en l’an 2000, signifiait dans la réalité d’aujourd’hui : la prolifération de l’économie de bazar, de l’« import-import » et l’effacement des monopoles publics par l’instauration de monopoles privés. En suite logique à cela, l’amalgame, enrichi de la composante hydrocarbures, est la promesse d’une économie de bazardage.

L’économie de marché au sens noble du terme repose sur le principe : 1- que c’est l’entreprise et non l’Etat qui est le centre d’excellence pour la création de la richesse (biens et services confondus) ; 2- que c’est l’entreprise privée qui est à même de mobiliser au mieux les capacités créatrices de la société ; 3- que l’économie de marché n’a de sens et d’effet sur la création de la richesse que si elle repose sur les trois piliers de la liberté d’entreprendre, de la libre concurrence et de la transparence. Cette économie de marché là est celle à laquelle nous croyons et que nous souhaitons pour notre pays. L’amalgame entre les hydrocarbures et les impératifs de l’économie de marché repose de surcroît sur un fait sciemment occulté, à savoir que de tels impératifs se rapportent à la création de la richesse, alors que dans le domaine pétrolier la richesse n’est pas à créer : elle existe dans le sous-sol au terme d’un processus naturel de formation qui date de plusieurs millions de siècles et qui s’est opéré tout à fait indépendamment d’une quelconque intervention humaine. La richesse est là qui existe bel bien, c’est une richesse naturelle. Elle appartient à la nation. Elle a pour vocation de répondre d’abord aux intérêts de la nation qui sont permanents. L’intervention massive des investisseurs étrangers est des plus souhaitable, mais en partenariat avec le propriétaire des richesses du sous-sol, celui-ci dans une position majoritaire et représenté par des entités ancrées en permanence dans ce pays, L’abrogation du contrôle économique de l’exploitation des gisements n’a donc rien à voir avec les exigences de l’économie de marché.

Balivernes aussi que de laisser croire aux gens (pour leur faire peur ?) que « le monde a changé », que maintenant il a « un seul maître » et que ce maître tendrait à nous imposer ses volontés sur la manière dont nous devrions conduire l’exploitation de notre pétrole. Ou alors comment expliquer que les alliés les plus proches dudit maître dans le domaine pétrolier n’ont jamais songé à renoncer au contrôle économique de l’exploitation de leurs gisements ? C’était le cas du shah d’Iran qui n’avait pas défait les mesures de nationalisation de 1951, quand bien même la nationalisation aurait provoqué, avec sa complicité, la chute de Mossadegh (la République islamique n’a guère plus songé à dénationaliser à ce jour). En Arabie Saoudite, qui a nationalisé à sa manière l’Aramco à la fin des années 1970, il n’existe, que nous sachions, aucun projet de renonciation au contrôle de l’exploitation des gisements pétroliers. C’est dérision que de croire que ledit maître nous saura gré du fait que nous aurons mis nos gisements sous le contrôle d’intérêts occultes. Nous ne serons respectés par les autres que lorsque nous commencerons à nous respecter nous-mêmes, à respecter nos propres lois, quand de vraies institutions algériennes imposeront le respect. Que nos députés, nos sénateurs, nos syndicalistes sachent que désormais nos futures réserves pourront être contrôlées jusqu’à hauteur de 80% par des intérêts économiques étrangers.

En conséquence de quoi, nous deviendrons à terme globalement minoritaires sur l’ensemble de nos gisements. Quand ? Eh bien le jour où les réserves montantes que nous cumulerons demain dépasseront la part restante des réserves actuelles. En d’autres termes, le projet en question nous ramène à la situation d’avant 1971, immédiatement pour ce qui concerne les futures réserves découvertes, et à terme pour ce qui concerne la globalité de nos réserves. C’est une dénationalisation. Au profit de quels groupes d’intérêts ? Que l’on réfléchisse à ce propos à cette parole, qui n’est ni d’un antiaméricain primaire, ni d’un antimilitaire primaire : « Quand on est au gouvernement, on doit se garder d’accorder une influence trop importante, délibérément ou non, au complexe militaro-industriel (US). Le risque d’un accroissement dangereux de son pouvoir existe et existera demain. Nous ne devons jamais laisser cette menace mettre en danger nos libertés et notre démocratie. » Elle est d’un ancien président des Etats-Unis d’Amérique, le général Dwigth D. Eisenhower, dans un message délivré au peuple américain, à l’occasion de la fin de son deuxième mandat au mois de janvier 1961. Le 24 février dernier, au coeur du siège de la centrale syndicale et de l’endroit même où Boumediène avait lancé aux travailleurs le fameux « nous avons décidé de récupérer nos richesses pétrolières », la cynique glorification de ce même « 1971 », dont l’effacement était annoncé (« J’embrasse mon frère, mais c’est pour mieux l’étouffer »), ainsi que l’hymne chanté à l’économie de marché-bazardage avaient de ces relents de morbidité et de burlesque à la fois, qui étaient là pour nous rappeler que la spirale de notre abaissement n’est pas près de s’arrêter de descendre.

Si ce que nous affirmons dans notre présente alerte était vrai, alors seraient à plaindre ceux qui auront eu sur la conscience le sentiment de l’opprobre pour s’être tus et pour n’avoir pas su nous épargner une régression tragique autant qu’incompréhensible, dont, seul parmi les pays de l’OPEP, notre pays aura été le théâtre. Ils ne pourront pas dire : « Nous ne savions pas ! »

Sid Ahmed Ghozali,
Alger le 17 mars 2005.