Accueil > ECONOMIE > La gestion de l’eau, entre bien public et intérêts privés ( 2éme Partie)

La gestion de l’eau, entre bien public et intérêts privés ( 2éme Partie)

mardi 22 mars 2005, par Stanislas

Dans le projet de loi soumis aux députés, l’hypothèse d’une privatisation de la gestion de l’eau peut inquiéter. L’article 100 dudit projet stipule que « l’Etat peut désormais déléguer tout ou une partie de [sa] gestion à des personnes morales de droit public ou privé sur la base d’une convention ».

L’article 103 précise : « L’administration chargée des ressources en eau, agissant au nom de l’Etat, ou le concessionnaire peuvent déléguer tout ou une partie de la gestion des activités des services publics de l’eau et de l’assainissement à des opérateurs publics ou privés présentant des qualifications professionnelles et des garanties financières suffisantes. »

La gestion publique de l’eau fut satisfaisante pendant des décennies avant la libération du pays. Pourquoi donc la remettre en cause ? Ce n’est pas parce qu’il y a des accidents de voitures que l’on doit arrêter la circulation ! L’incompétence et l’incurie ne sauraient nous départir d’une attitude raisonnable.

Offrir cette matière vitale à des intérêts privés, c’est prendre des risques incalculables pour la prospérité de la collectivité. Que ce soit en Algérie ou ailleurs. De nombreuses expériences désastreuses dans le monde devraient nous dissuader de nous lancer dans une telle entreprise.

Ainsi en est-il de l’expérience britannique. Pas seulement en matière hydraulique du reste : la santé, l’éducation, les transports (la fréquence des accidents ferroviaires préoccupe à raison)... constituent, depuis les privatisations thatchériennes, les exemples que beaucoup de pays européens se gardent, au-delà des discours, de suivre sans discernement.

Le président bolivien Carlos Mesa a annoncé dimanche 06 mars 2005 sa démission après 17 mois au pouvoir, chassé par une nouvelle vague de manifestations à travers ce pays de huit millions d’habitants. Parmi les manifestants, les Indiens pauvres protestaient contre une compagnie des eaux qui appartient à Suez, justement à cause de sa gestion et des prix pratiqués (1). Or, Suez, il y a quelques années, a été aussi contestée en Grande-Bretagne pour les mêmes raisons. C’est encore à Suez que certains songent pour initier les premières expériences de privatisation de l’eau en Algérie.

Répétons-le, ce type d’activité qui s’occupe d’une ressource stratégique, dans des milieux bioclimatiques contraints, ne devrait pas être concédé à des opérateurs privés qui ont d’autres domaines de prédilection où pourraient avec profit s’exercer leurs talents.

Les coûts liés à une gestion à long terme de ce patrimoine naturel sont considérables : production, recherche, acheminement, entretien des conduites et des réservoirs, recyclage des eaux, (sans compter l’administration des relations avec la clientèle) sont très onéreux et impliquent une rentabilité à long terme, incompatible avec des critères de gestion privée. Les actionnaires, à la recherche d’EBITDA élevés à répartir à court terme, ne sauraient s’accommoder de cahiers des charges aussi contraignants (2).

De plus, la gestion des eaux est par nature une activité non marchande, un service public. La céder à des entrepreneurs privés, c’est leur offrir les conditions d’une rente incompatible avec les intérêts de tous. Particulièrement face à des collectivités locales déficientes, dépourvues des moyens d’exercer les contrôles adéquats.

Privé vs public : un faux problème

Faux problème ne signifie pas que public et privé c’est la même chose. Cela signifie que la privatisation ne saurait servir de fuite en avant qui ne serait rien d’autre qu’une fuite devant les réalités, reprenant le credo libéral, au nom d’une efficacité toute théorique : « Le secteur public ne sait pas gérer. Il est incapable de produire les services et les biens aux meilleurs rapports qualité/prix. » Ceci, au lieu de revenir aux causes initiales des problèmes, c’est-à-dire à la gabegie et la désagrégation de la gestion municipale (au-delà même de la gestion des eaux), les insuffisances techniques, les retards en investissements lourds, les déficits en consommations intermédiaires et l’absence ou l’obsolescence des compétences requises.

La privatisation proposée alors logiquement comme allant de soi constitue une fausse solution à de vraies contraintes.

C’est ce type de raisonnement qui engage dans un faux problème. On a constaté les mêmes conséquences de la même problématique après la privatisation du logement collectif : ordre local et désordre global. L’anarchie urbaine n’a pas été réduite. Depuis les initiatives prises sous Chadli, elle s’est amplifiée. La disparition des régies municipales de transport urbain a engendré un chaos que chacun peut à loisir constater dans les grandes villes algériennes ; encombrements, pollution, dégradation de la qualité des transports - fiabilité, régularité, ponctualité...-, hausse des prix, vieillissement accéléré du parc, détérioration des chaussées...

Le retrait de la puissance publique n’a pas substitué un ordre à un désordre. Il a abouti au remplacement d’un ordre déficient par le vide, dont se repaissent la spéculation, la prévarication, l’injustice et la corruption de la société civile.

Le sens de l’intérêt public évoqué ici ne découle pas d’un dogme, d’un esprit de système aveugle et borné. Il est la contrepartie d’une attitude sensée et logique et d’une élémentaire circonspection qui s’impose à l’ingénieur et l’homme politique à la hauteur de sa charge.

Les limites apportées aux activités privées réduisent en fait les préjudices que celles-ci porteraient à tous et à elles-mêmes, confortées par une garantie solide de la part des pouvoirs publics à qui reviendraient les investissements lourds à forte intensité capitalistique, amortissables à très long terme, dans des secteurs tels que la santé, l’éducation nationale, les réseaux et infrastructures de transport, la solidarité intergénérationnelle... (3)

On peut imaginer des formes de gestion plus adéquates, des SEM (Sociétés d’Economie Mixtes : 51% public /49% privé), par exemple, où l’intelligence privée, flexible, adaptative, innovante, à la recherche d’une légitime rétribution à court ou moyen terme, se combinerait opportunément avec un cadre global garant des intérêts de tous, sur des échéances plus longues et plus risquées. Cela n’exclut évidemment pas - insistons sur ce point - l’intervention d’opérateurs privés ; écoles spécialisées, constructeurs, les entreprises de services, cliniques, laboratoires, médecins de ville... Le champ économique ouvert à l’initiative individuelle est immense. Au reste, la propriété publique n’est pas inamovible. Non seulement public et privé peuvent se combiner, mais ils peuvent aussi se succéder, se substituer selon les circonstances : évolution scientifique, dynamique technologique, relations politiques et économiques internationales, déplacements des enjeux stratégiques...

En outre, l’espace public est un espace de formation qui, dans des pays en développement, sert de pépinières aux entrepreneurs privés : médecin, chercheur, manager... les collectivités nationales ont formé pour une large part les compétences utiles au secteur privé.

Enfin, un Etat fondé sur le droit et doté des moyens de sa politique, est une garantie sérieuse pour toute entreprise internationale désireuse d’investir dans un pays dont la signature est a priori frappée d’un indice de risque élevé. L’Algérie ne devrait pas être un simple cadre général où s’affronteraient des intérêts privés nationaux (osons dire : spéculatifs et improductifs) et/ou de colossales machines transnationales à la recherche de profits ou de positions géostratégiques.

NOTES

1- Reuters, L. 07/03/2005, 04:17. A La Fin Des Années 1990, Sous La Pression De La Banque Mondiale, Le Gouvernement Bolivien A Commencé La Privatisation De La Distribution De L’eau (Dans Les Trois Principales Villes Du Pays) Au Profit D’un Consortium Français (Aguas De Illimani). L’opération S’est Accompagnée Par Une Impitoyable Campagne Médiatique Destinée A Discréditer Le Service Public. Les Investissements Promis, Et Les Engagements Pris (80 Millions De Dollars Sur Cinq Ans Et 350 Millions De Dollars Sur 30 Ans) N’ont Pas Eté Tenus. Résultats : Peu D’investissements Réalisés, Licenciements Massifs, Détérioration De La Qualité Du Service, Et Surtout Diminution De L’accès Effectif Des Populations Les Plus Pauvres. Seule Cochabamba Avait Réagi Et Réussi A « Déprivatiser » La Distribution De L’eau, Grâce A La Mobilisation De Ses Habitants Et Des Paysans Alentour (Cf. Franck Poupeau (2002) : La Guerre De L’eau. Agone, N°26-27.) Des Exemples Comparables Peuvent Etre Observés Dans Tous Les Pays d’Amérique Latine, Du Brésil A l’Argentine.

2- L’EBITDA (Earning Before Interest Tax Depreciation And Amortization) Est Ainsi Le Résultat Opérationnel (EBIT) Avant Dépréciation Et Amortissement. Cette Notion Est Donc Assez Proche De La Notion D’excédent Brut D’exploitation (EBE) Dans Les Pratiques Françaises. Elle Mesure Ainsi Le Cash Flow Brut (Avant Impôt Sur Le Résultat) Et Eléments Financiers.

3- L’électronucléaire Français, Les Programmes Concorde, TGV, Ariane, Airbus... N’auraient Probablement Pas Vu Le Jour Sans Une Initiative Publique, Opiniâtre Et Hors De Toute Considération De Rentabilité, Selon Des Critères Comptables Traditionnels (C’est-A-Dire Privés). Cela Ne Veut Naturellement Pas Dire Que L’argent Public Devrait Etre Dépensé Sans Egard Pour Le Contribuable Ou Le Citoyen. Bien Le Contraire !

Abdelhak Benelhadj, www.quotidien-oran.com