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Le crépuscule des microbes

samedi 26 février 2005, par Hassiba

On les croyait éternellement jeunes. Les microbes vieillissent aussi. Le mythe de « l’immortelle bactérie » s’écroule tandis que s’ouvrent des perspectives pour la recherche sur les maladies liées à l’âge, Alzheimer ou Parkinson.

Quand l’avion a heurté la première tour, le 11 septembre 2001, François Taddei, alors âgé de 34 ans, réfléchissait à l’évolution des bactéries dans un laboratoire de l’université Rockefeller à Manhattan, New York. Il se souvient de la haute colonne de fumée noire, de l’autre coté de la baie vitrée, du gratte-ciel qui s’effondre, puis du second, des sirènes, du désastre. Il se souvient aussi que c’est au cours de ce séjour dans le temple de la recherche américaine ­ berceau d’une vingtaine de prix Nobel ­ qu’il a trouvé la clé technique du projet scientifique dont les premiers résultats, trois ans plus tard, ouvrent une fenêtre vertigineuse sur l’origine et l’identité des forces naturelles qui poussent la vie, inéluctablement, vers la mort. Directeur d’une équipe de recherche à l’Inserm, généticien moléculaire, François Taddei a publié ce mois-ci, en collaboration avec trois autres chercheurs, une expérience qui démontre que les microbes aussi vieillissent (1). La découverte peut sembler triviale. Elle bouleverse pourtant la connaissance du monde unicellulaire et offre un nouvel horizon à la recherche sur la sénescence des multicellulaires. L’homme entre autres.

Le pari de l’usure
Au commencement, il y a eu la question qui taraude depuis le milieu des années 90 le polytechnicien Taddei. Qu’est ce que le vieillissement ? « De nombreuses recherches portent sur les maladies liées à l’âge, comme Alzheimer, Parkinson, certains cancers. Mais on sait relativement peu de chose sur la façon dont le temps affecte l’organisme, explique le chercheur. En réalité, on ignore pratiquement tout des phénomènes moléculaires qui contrôlent la dynamique du vieillissement. Pourtant, toutes les espèces multicellulaires affichent une même progression accélérée vers la mort : chez le nématode qui vit quinze jours, comme chez l’homme, le taux de mortalité croit exponentiellement avec l’âge, et cela quelle que soit la progression de l’espérance de vie. »

Yeux clairs, barbe courte et jeans, Taddei est fasciné par cette courbe constante qui semble trahir des forces de mort suivant des lois universelles. Depuis quinze ans, il explore, avec ses aînés Miroslav Radman et Ivan Matic (2), l’évolution des bactéries exposées à des stress environnementaux (disette, antibiotiques, etc.). Il imagine donc d’étudier les effets, sur ces organismes simples, de ce stress environnemental inévitable qu’est le passage du temps ; de traquer, dans les colonies bactériennes, le signe d’une usure évoquant le vieillissement, une baisse de leur activité de reproduction ou de leur durée de vie... « C’était un pari », avoue-t-il. Les bactéries sont réputées « immortelles », c’est-à-dire éternellement jeunes.

Dans ce monde-là, pensait-on, on ne meurt pas de vieillesse, on meurt d’accidents (famines, toxiques, canicules, virus). Et on se reproduit. A l’infini, pensait-on aussi : la mère « devient » ses deux filles en se scindant en deux après avoir produit un double d’elle-même. Une colonie de bactéries apparaît donc comme une société de clones parturientes où toutes sont parentes et pareilles. Point de jeunes ni de vieilles... « On a coutume de décrire le monde bactérien, dont l’apparition marque l’origine de la vie, il y a 3,5 milliards d’années, comme un monde simple, de développement harmonieusement symétrique (une donne deux qui donnent quatre...), ignorant la différence entre les générations, relève le biologiste Jean-Claude Ameisen . C’est une nostalgie du jardin d’Eden ». C’en est fini de ce dernier carré de paradis. « Les bactéries montrent leur âge, l’immortalité meurt », titrait la revue Science, le 4 février, commentant les travaux français. Le mythe biblique de l’innocence bactérienne est tombé sous l’oeil de la caméra installée dans le laboratoire de l’université Paris V où travaillent François Taddei et ses collègues.

Des heures durant, la caméra a filmé la reproduction de bactéries évoluant sous l’objectif d’un microscope, entre deux lamelles de verre, dans une coupelle de quelques millimètres carrés, remplie d’aliments pour microbes. L’espèce choisie pour ce reportage sans précédent est la plus célèbre, et la mieux connue des biologistes : Escherischia coli, dit E. coli, le colibacille commensal de nos intestins, un bâton d’un millionième de mètre qui se divise toutes les demi-heures. « C’est ce microscope que j’ai vu à l’oeuvre au Rockfeller, explique François Taddei. Il grossit de cent fois les microbes photographiés par la caméra toutes les deux minutes. J’ai pensé qu’on pourrait le bricoler de façon à suivre, non pas le comportement global d’une colonie bactérienne, comme c’est le cas habituellement, mais le destin d’une bactérie individuelle. On a parié qu’on verrait un signe de vieillissement, une dégénérescence en direct ». Gagné.

Un point lumineux sur l’écran : « C’est une bactérie », explique Eric Stewart avec un accent américain. Ce grand barbu à lunettes de 36 ans, diplômé de Harvard ­ qui va bientôt rentrer aux Etats-Unis, faute de financement pour poursuivre ses recherches en France ­ a passé cinq ans dans le labo à mettre au point la caméra et le microscope (achetés, signe des temps, grâce au Prix remis par Liliane Bettencourt, la principale actionnaire de L’Oréal, à Ivan Matic et François Taddei). Stewart lance « son » film qui s’anime en saccades comme un dessin animé, faisant défiler en une minute cinq heures de la vie d’une bactérie. On la voit grossir, se diviser en deux bâtons, qui grossissent, et se divisent à leur tour... La division paraît parfaitement symétrique, la distribution de la matière entre les descendants parfaitement identique. Simple illusion d’optique, comme l’ont découvert les chercheurs.

Mères bipolaires
Arrêt sur l’image originelle, plongée dans le mystère de la prolifération des microbes. Une bactérie ­ un colibacille, en l’occurence ­ paraît symétrique. Elle a l’allure d’un bâton contenant, à l’intérieur de la membrane, une matière homogène. En fait, chaque bactérie est constituée de matériel biologique ancien à une extrémité, et de matériel plus récent à l’autre. Cette asymétrie est dûe au mode de reproduction des bactéries : avant de se diviser, explique François Taddei, la bactérie fabrique en son centre une copie de son matériel génétique. Puis elle se coupe en deux par le milieu. La « bactérie-mère » donne à chacune de ses filles, une moitié d’elle-même : l’une des filles hérite de la partie ancienne de sa mère agrémentée du matériel génétique fraîchement fabriqué pour la division. L’autre fille reçoit la partie « jeune » de sa mère plus le matériel nécessaire à la division maternelle.

Première conséquence logique : chaque bactérie est constituée de deux morceaux, deux « pôles », l’un plus ancien que l’autre. Seconde conséquence : à chaque division d’une bactérie, une seule de ses deux filles hérite du pole maternel le plus ancien, puis une seule des quatre descendantes de ces deux filles, etc. Troisième conséquence : une minorité de bactéries, au fil des générations, « portera » donc cet antique héritage... Sont-elles pour autant handicapées ? La matière bactérienne a-t-elle dégénéré au fil des divisions ? Connaît-elle un compte à rebours, une espérance de vie limitée ? Bref, vieillit-elle ? Pour le savoir, il fallait suivre le destin de toutes les bactéries issues de ce premier « point lumineux » qui brille sous la caméra, prendre en filature chaque nouveau microbe, déterminer qui a hérité de quoi.

Microbes en filature
Pour Richard Madden, physicien américain qui a pratiqué le comptage d’explosions de particules au Cern, à Genève, avant de travailler à Bures-sur-Yvette, à l’Institut des hautes études scientifiques ­ un desplus prestigieux centre de recherches en mathématiques au monde ­, la filature des bactéries est apparue aussi amusante que celle des étoiles. Sollicité par Taddei (qui ne jure que par les vertus du travail interdisciplinaire), il a développé un logiciel d’analyse d’images qui, couplé à la caméra, a permis de suivre le destin d’une bactérie sur dix générations, (expérience répétée dans 94 colonies), d’établir la généalogie de 35 049 microbes, de distinguer (en couleur sur l’écran) ceux qui ont hérité des pôles les plus anciens, et enfin de comparer leurs performances. Grâce aux analyses statistiques effectuées par le normalien Gregory Paul ­ 25 ans ­, ils ont pu conclure, dans la revue scientifique : « Plus vieux est le vieux pôle d’une bactérie, plus lente est la vitesse de croissance de cette bactérie ». La bactérie qui hérite du morceau parental le plus vieux grandit moins vite (2,2 %) que sa jumelle. Elle est plus fragile, et surtout, elle perd à chaque division 1 % de sa capacité à se diviser, pendant que leurs soeurs héritant du pôle jeune voient leur vitesse de croissance augmentée. A ce rythme-là, au bout de 100 divisions maximum, soit 50 heures de vie, elles cesseraient de se diviser. Ainsi meurent les plus vieux microbes. De vieillesse.

Ainsi s’achève le mythe de l’infinie division. Les bactéries tombent à leur tour sous le coup de la dure loi du temps qui distingue le parent de l’enfant, le vieux du jeune, tandis que le vieillissement accède au rang des phénomènes universels, aussi vieux que les origines de la vie, affligeant l’organisme simple comme le complexe. C’est bien là une aubaine pour l’étude du vieillissement chez l’homme : E. coli est l’organisme vivant qui livre le plus facilement ses secrets tant il est aisé à cultiver et à manipuler. Déjà, dans l’équipe de Taddei, Ariel Lindner, chimiste israélien de 36 ans, a décelé dans les « vieux pôles », des défauts moléculaires qui ressemblent à ceux observés dans le cerveau des patients atteints de maladies neurodégénératives. Et i l envisage déja d’utiliser les plus vieux de ces microbes pour tester des molécules thérapeutiques. S’il trouve de quoi financer le projet.

Cette découverte est aussi une chance pour l’étude de la... jeunesse : les cellules souches qui renouvellent nos tissus en se divisant ressemblent diablement à ces bactéries primordiales. Enfin, elle ouvre une nouvelle voie de recherche contre les microbes pathogènes, avec une question : les mécanismes impliqués dans la dégénérescence bactérienne pourront-ils servir de cibles pour de nouveaux antibiotiques ?

Les spécialistes de l’évolution trouveront dans cette genèse de la vieillesse matière à débattre d’une vieille question : pourquoi ne sommes-nous pas immortels ? Après tout, une espèce qui ne vieillit pas possède l’avantage de se reproduire éternellement... Cette option, à l’évidence, ne s’est pas même imposée chez les bactéries, pourtant surdouées en mutations. « C’est là une preuve, estime François Taddei, que le maintien d’une éternelle jouvence demande un trop gros investissement, en gènes, en énergie, dans la réparation des défauts qui surviennent avec le temps. L’immortalité est trop chère. Même pour un microbe ». Woody Allen l’avait bien dit : « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin ». Ajoutant : « Si Dieu existe, j’ai payé ma moquette trop cher. »

 (1) in PLoS Biology, revue de haut niveau scientifique diffusée gratuitement sur www.plosbiology.org.

 (2) Inserm Unité 571 de « génétique moléculaire, évolutive et médicale ».

Par Corinne BENSIMON, www.liberation.fr