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Le secteur textile va connaître un bouleversement majeur

lundi 17 janvier 2005, par Hassiba

L’industrie et le commerce du textile vont connaître, à partir du 1er janvier, un bouleversement majeur avec la disparition des derniers quotas d’importations, qui devrait consacrer la toute puissance de la Chine dans le secteur, suivie de l’Inde.

Les quotas, qui, pendant quarante ans, ont canalisé les importations de textiles dans les pays industrialisés, ont cessé d’exister aux termes d’un accord international approuvé il y a dix ans. Et cette profonde redistribution des cartes fait redouter à certains pays pauvres l’effondrement de pans entiers de leurs économies, très dépendantes du textile.

Les Etats les moins développés, à l’instar de l’île Maurice et de Madagascar ou, plus près de nous, le Maroc et la Tunisie, seront très affectés, estiment les experts. Ces pays, qui jouissaient d’un accès préférentiel aux marchés des pays riches grâce à ces quotas, risquent de voir leur avantage compétitif anéanti par la concurrence de la Chine et de l’Inde, qui disposent à la fois des matières premières, d’une puissante industrie textile et d’une main-d’œuvre qualifiée et bon marché. La Chine est déjà le premier exportateur mondial d’habillement avec 28% du marché planétaire contre 19% en 1995. Le choc économique et social va être très important dans les pays les plus pauvres, prédit le Bureau international du travail (BIT), sans être en mesure d’en évaluer l’impact. L’effet de la suppression des quotas s’annonce moins brutal dans les pays développés, qui, à quelques exceptions près (Portugal et Grèce notamment), ont anticipé l’événement en abandonnant les segments les plus bas de gamme du marché pour se concentrer sur les segments à haute valeur ajoutée. Ils continueront à occuper le marché grâce à leurs grandes marques et leurs chaînes de grands détaillants même s’ils devront composer sur leur propre marché avec un nouvel afflux d’importations de produits chinois.

Selon une étude publiée en août par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la part des vêtements chinois dans le total des importations de ces articles aux Etats-Unis devrait représenter 50% après la fin des quotas, contre 16% actuellement. La part du Mexique tomberait en revanche de 10 à 3%. En ce qui concerne l’Union européenne, la part de la Chine dans les importations de vêtements passerait de 18 à 29% alors que celle de la Turquie tomberait de 9 à 6%. L’Inde et le Pakistan devraient profiter du mouvement, mais moins que la Chine. Ces prévisions pourraient être atténuées sous l’effet des droits de douane et des accords de libre-échange régionaux, par exemple l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) qui continuera à favoriser le Mexique par rapport à ses concurrents asiatiques sur le marché des Etats-Unis. Jusqu’à 2008, les pays importateurs pourront par ailleurs faire jouer une clause de sauvegarde contre la Chine en cas de hausse trop rapide de ses exportations. Enfin, afin de répondre aux inquiétudes sur un déferlement de vêtements chinois à travers le monde, la Chine a annoncé, le 13 décembre, qu’elle imposerait des droits à l’exportation sur certaines catégories de produits textiles à compter du 1er janvier. Les grands gagnants seront finalement peut-être les consommateurs, qui devraient bénéficier d’une baisse continue des prix de l’habillement, déjà réduits ces dernières années avec l’élimination progressive de ces mêmes quotas. Après avoir largement anticipé la fin des quotas sur le textile, la Chine risque de se retrouver avec des surcapacités de production et une concurrence interne exacerbée qui n’arrangeront pas les conditions de vie et de travail des ouvriers du secteur.

L’industrie chinoise principale bénéficiaire
Plus de neuf entreprises textiles sur dix interrogées par Global Sources, un service d’informations pour les entreprises qui achètent en Chine, ont déclaré avoir augmenté leur capacité de production en préparation de la levée des quotas au 1er janvier prochain. Mais cet ajustement risque aussi d’aviver la compétition et de tirer les prix vers le bas. A Shenzhen (sud de la Chine), ville champignon frontalière de Hongkong, ainsi que dans le reste du delta de la rivière des Perles (Zhujiang), les entreprises travaillant pour les grandes marques internationales sont légion. Mais les prix des terrains ont grimpé dans la région et les salaires des ouvriers migrants originaires des provinces pauvres de l’intérieur ont également commencé à augmenter, face une pénurie de main-d’œuvre apparue pour la première cette année. Aussi, la délocalisation vers l’intérieur de la Chine est une tendance générale dans la profession alors que le salaire des ouvriers qualifiés à Shenzhen a augmenté de 5% par an au cours des dernières années. Le salaire moyen dans le secteur manufacturier en Chine tourne autour de 90 euros par mois, mais dans le secteur privé, il n’est pas rare que les ouvriers travaillent 70 à 80 heures par semaine pour réunir cette somme. Des entreprises auparavant installées au Cambodge ou au Vietnam sont venues s’installer en Chine. Il y a eu des constructions de nouvelles usines si bien que la concurrence s’est exacerbée.

Pour échapper aux accusations de surexploitation d’une main-d’œuvre en grande majorité jeune, féminine et non syndiquée, certaines multinationales ont imposé à leurs fournisseurs des codes d’éthique. Dans certains cas, ces règles ont apporté des améliorations aux conditions de travail, notamment lorsqu’une entreprise chinoise travaille principalement pour une seule société étrangère. « Mais la plupart du temps, vous avez un grand fabricant appartenant à une société de Hongkong ou de Taïwan qui sert de nombreuses multinationales dont chacune n’a qu’une influence limitée », explique Robin Munro, directeur de recherches au China Labor Bulletin, une organisation de défense des droits des travailleurs basée à Hongkong. « Les commandes arrivent souvent au dernier moment et pour des petites quantités », avec pour conséquence des journées de 16 heures par jour imposées aux ouvriers pendant plusieurs semaines, parfois suivies par des périodes de chômage lorsque les carnets de commande sont vides, ajoute ce spécialiste du monde du travail chinois. « Avec la fin de l’accord multi-fibres, cette tendance va se développer en Chine sur une plus grande échelle », estime M. Munro.

Augmentation des capacités de production en Inde
Les producteurs de textile indien se démènent, depuis le 1er janvier, pour augmenter leur capacité de production. L’Inde devrait être l’un des premiers bénéficiaires, bien que derrière la Chine, de la fin du régime des quotas. « Nous augmentons notre capacité. Nous avons notre propre matière première et l’esprit d’initiative. Mais nous devons attendre de voir quel sera le choix des acheteurs », explique A. Sakthivel, président du Conseil à la promotion des exportations de vêtements.

Avant l’indépendance de 1947, l’Inde avait développé la plus grande industrie textile du monde. Après des années de déclin, cette industrie est finalement devenue la deuxième plus importante activité économique en Inde après l’agriculture, avec 35 millions d’employés. Une entrée réussie sur le marché avec la fin des quotas pourrait générer des millions d’emplois. Aujourd’hui, l’Inde est probablement le pays le mieux préparé, après la Chine, à s’emparer du marché, selon les experts. C’est le troisième producteur de coton après la Chine et les Etats-Unis et le deuxième producteur de fil. Le pays compte aussi une vaste main-d’œuvre bon marché.

Selon les compagnies indiennes, les géants du détail américain comme Wal-Mart ou Gap ont augmenté leurs achats ces dernières années. Et après la suppression des quotas, la part de l’Inde dans les importations de vêtements aux Etats-Unis devrait passer de 4 à 15%, selon l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces prévisions restent cependant loin derrière celles données pour la Chine qui devrait voir sa part augmenter de 16 à 50% et les industriels indiens du secteur sont nerveux. Au cours des deux dernières années, les sociétés indiennes ont investi environ 700 millions de dollars dans de nouvelles usines et de nouveaux équipements. Mais la Fédération du tissage de coton indien estime qu’il faudrait investir plusieurs milliards de dollars pour atteindre le but fixé par le gouvernement de quadrupler les exportations à 50 milliards de dollars d’ici à 2010. L’industrie reste trop fragmentée avec peu de grands acteurs et de nombreuses petites compagnies familiales contrairement à la Chine. La productivité doit aussi augmenter, relèvent les experts.

« L’Inde doit accroître son échelle de production », prévient T. K. Bhaumik de la Confédération de l’industrie indienne. Les infrastructures du pays doivent aussi être remises à niveau, selon les fabricants. « Nous devons augmenter les structures routières et portuaires pour gagner du temps. Nous n’avons pas la capacité de manœuvre » adéquate, dit M. Sakthivel. Les lois rigides qui régissent l’emploi en Inde, selon lesquelles l’employeur de plus de 100 ouvriers doit obtenir l’autorisation du gouvernement pour embaucher ou renvoyer du personnel, sont également considérées comme une limite à la croissance rapide de l’industrie. Le gouvernement accorde rarement ces autorisations. La rapidité, le coût de production, le prix seront des facteurs déterminants pour gagner le marché. « La levée des restrictions va permettre un accès libre au marché mais aussi entraîner une concurrence sans limite », a récemment prévenu le ministre indien du Textile Shanker Singh Vaghela.

30 millions d’emplois menacés dans le monde
Neil Kearney, président de la Fédération internationale des syndicats (FSI) du textile, de l’habillement et du cuir, a affirmé que « trente millions d’emplois » vont « migrer vers la Chine » après la fin du système des quotas sur le textile, dans un entretien à l’AFP. Selon lui, les conséquences sociales du démantèlement du système des quotas sur les importations de textile seront importantes. Ainsi, il estime que « 30 millions d’emplois seront affectés. Ils ne vont pas disparaître, ils vont migrer, de quelque 150 pays, vers la Chine. On pense que le Bangladesh, auquel le textile fournit 95% des revenus d’exportation du pays, va perdre un million d’emplois, soit la moitié de la main-d’œuvre du secteur. On parle d’un million d’emplois perdus en Indonésie, 300 000 au Sri Lanka. En Amérique centrale, une région au fort taux de chômage, la République dominicaine, Haïti vont souffrir. Aussi l’île Maurice, le Lesotho, Madagascar, le Kenya, l’Ouganda, la Namibie, et en Europe, la Bulgarie et la Roumanie. Au Mexique, des centaines d’usines ont déjà fermé, accroissant la pression migratoire vers les Etats-Unis.

En Turquie aussi les répercussions sont fortes, elles s’étendront à l’Europe, du fait de sa candidature à l’Union ». Pour ce responsable syndical, certains pays s’en tireront mieux. « Le Cambodge, par exemple, a décidé que sa compétitivité ne devait pas se baser sur une dégradation des normes du travail, mais sur de bons produits, au bon prix, fabriqués dans de bonnes conditions. Il s’efforce d’appliquer les normes internationales minimum du travail. Selon une étude, leurs clients sont disposés à maintenir, voire à augmenter leurs commandes, parce que les fournisseurs cambodgiens sont moins susceptibles de porter tort à leur réputation. Plus de gouvernements doivent réaliser qu’améliorer les conditions de travail leur donnera un avantage compétitif sur le marché mondial, où le consommateur commence à rechercher des ‘‘vêtements propres’’ », a-t-il déclaré.

Pour lui, des mesures doivent être prises. Il affirme qu’il « est urgent de mener une politique globale, avec plusieurs volets : commercial, économique, industriel et social ». « L’OMC doit aider les industries émergentes à s’adapter aux exigences de leurs clients. Le FMI et la Banque mondiale, financer, par des prêts à taux inférieurs au marché, la modernisation de l’industrie des pays pauvres, pour la rendre compétitive », a-t-il estimé.

« Les pays importateurs doivent accroître l’accès à leurs marchés pour les pays les plus vulnérables, en contrepartie de leur application de normes de travail décentes. Les programmes d’aide des pays industrialisés doivent promouvoir le travail décent dans les pays en développement. Les gouvernements doivent moderniser leurs industries, encourager l’investissement, la formation de l’encadrement, améliorer leurs infrastructures, combattre la corruption et aligner leur législation du travail sur les normes édictées par l’OIT. Et les grandes marques, passer commande aux pays qui respectent des conditions de travail décentes », a-t-il conclu.

2005 sera l’année de la restructuration du secteur du textile au niveau mondial. Un redéploiement des capacités de production qui se fera, selon tous les intervenants, au profit de la Chine et de l’Inde en raison de la faiblesse du coût de leur main-d’œuvre.

Par Amine Echikr, La Tribune