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Les États-Unis épongent les capitaux de la planète

lundi 14 mars 2005, par nassim

Ken Rogoff, ancien chef économiste du FMI, s’alarme du déficit commercial record des États-Unis : « Un seul pays éponge tout l’argent disponible ».

Le déficit commercial américain a atteint 58,8 milliards de dollars (44 milliards d’euros) en janvier, second plus haut niveau de son histoire après le record de novembre 2004 (59,4 milliards de dollars). La semaine dernière, le gouverneur de la banque centrale, Alan Greenspan, a minimisé les risques que font courir les déficits extérieurs : « L’histoire suggère que les déséquilibres des paiements courants seront désamorcés avec un risque modeste d’accident. » Le directeur du Fonds monétaire international (FMI), Rodrigo Rato, s’est montré plus inquiet, estimant que le déficit courant américain est « insoutenable à terme » et que sa réduction nécessiterait « un effort international ». Ancien chef économiste du FMI, Ken Rogoff, professeur à Harvard, fait partie des alarmistes.

Un paradoxe est dans l’air du temps : le déficit commercial américain refléterait la forte croissance de l’économie et serait finalement quelque chose de positif...

En défendant cette thèse, certains économistes cherchent à attirer l’attention des médias, mais ils sont une minorité. Tous les autres s’accordent à considérer que le déficit rend les Etats-Unis et le monde vulnérables. Son existence pèse sur les finances mondiales et risque de déboucher sur une chute du dollar, une hausse des taux d’intérêt, les difficultés sur les marchés émergents et, potentiellement, une récession globale. C’est le principal problème du moment. Ce déficit reflète le fait que les Américains, dans le secteur privé ou public, n’épargnent pas assez pour couvrir leurs investissements. Ils empruntent. Ils vivent au-dessus de leurs moyens. Le taux d’épargne dans le secteur privé est de zéro. Il y a quinze ans, il était de 10 % ! Dans cette situation, il est irresponsable, de la part du gouvernement, de ne pas équilibrer son budget. A mon avis, dans les deux ou trois prochaines années, on va assister à un sérieux retour de bâton.

L’économiste Arthur Laffer présente le déficit commercial comme un « surplus de capitaux » : c’est parce que des gens, dans le monde, font confiance aux Etats-Unis et y placent leur argent que les Américains peuvent s’offrir ce déficit.

Je comprendrais ce raisonnement si les Etats-Unis construisaient des réseaux de fibre optique, amélioraient leurs routes ou leurs écoles... Le problème, c’est que cet argent qu’on nous prête n’est pas investi mais consommé. Les Américains sont pris d’une frénésie de consommation. L’Etat fédéral, lui, consacre beaucoup d’argent aux dépenses militaires. Les Etats-Unis absorbent environ 80 % de l’ensemble des excédents courants générés dans le monde par les pays qui épargnent plus qu’ils n’investissent (Japon, Chine, Allemagne ou France). Il ne reste que 20 % pour le reste du monde. Un seul pays éponge presque tout l’argent disponible. C’est une situation folle, sans précédent dans l’histoire depuis la Rome antique.

L’historien et démographe français Emmanuel Todd compare ce déficit à un « tribut impérial ». Selon lui, la place dominante des Etats-Unis leur permet de prélever tous ces capitaux.

Rome prélevait cet argent autoritairement, à la différence des Etats-Unis. Mais, c’est vrai, les Américains profitent d’une rente de situation liée à leur puissance et à leur histoire, comme le faisaient les Romains. Les Américains ont le privilège d’émettre la principale monnaie de réserve du monde. Les banques centrales des pays asiatiques, ces dernières années, ont ainsi absorbé toute la dette émise par les Etats-Unis.

Qui est responsable ? Le gouvernement, qui a accru le déficit public ? Les pays européens ou le Japon, qui n’arrivent pas à avoir une croissance plus forte ?

Le gouvernement, oui, mais aussi la banque centrale : en menant une politique de taux d’intérêt laxiste, elle a contribué au problème. Si les pays européens ou le Japon connaissaient une croissance plus forte, cela aiderait à résoudre le problème. Mais il faut que cette croissance soit tirée par le marché intérieur : si elle est tirée par les exportations, cela aggravera la situation. Ces pays doivent trouver une croissance plus équilibrée. Un des moyens serait d’augmenter l’efficacité de la distribution. En la matière, les Etats-Unis sont loin devant : on parle du « miracle américain de la productivité », mais savez-vous que la majeure partie de ces gains de productivité, peut-être les trois quarts, vient du secteur de la distribution ?

La baisse du dollar devrait permettre, en dopant les exportations, de réduire le déficit commercial. Pourtant ce n’est pas le cas.

La baisse du dollar est un instrument très faible pour corriger les déficits commerciaux. Il se passe des années avant que les changements de taux de change aient un impact sur les prix. Quand le dollar baisse de 10 %, les prix des produits européens vendus aux Etats-Unis ne vont pas être augmentés immédiatement de 10 %. De même, les prix des produits américains vendus en Europe ne vont pas être immédiatement diminués. Par ailleurs, une baisse de 20 % du dollar par rapport à toutes les autres devises pourrait faire passer le déficit courant de 6 % du PIB à 4 %, mais cela ne résoudrait qu’un tiers du problème. Les deux tiers restants doivent être réglés autrement : les Etats-Unis doivent épargner plus. A mon sens, la moitié de l’effort doit provenir du gouvernement fédéral, et le reste du secteur privé.

Par Pascal RICHE, liberation.fr