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Mohamed Ghernaout s’exprime à propos de la situation économique

samedi 5 mars 2005, par Stanislas

Mohamed Ghernaout, expert financier, apporte un éclairage nouveau et resitue les termes du débat sur l’économie algérienne.

Les Débats : A chaque approche de la situation économique et financière du pays, les termes de stabilité macro-économique et d’aisance reviennent itérativement. Partagez-vous cette appréciation ?

Mohamed Ghernaout : Oui, mais avec une réserve fondamentale : les équilibres macro-économiques reposent toujours uniquement sur le prix du pétrole ; il risquent de s’écrouler en cas de retour de situation. Premièrement, les réserves de change en dépendent. Deuxièmement, idem pour les équilibres budgétaires à travers la fiscalité pétrolière dont les revenus servent aussi pour l’assainissement des créances des banques et à leur recapitalisation et, partant, à maintenir un certain niveau de chômage qui atteint un niveau prohibitif ainsi qu’un niveau d’activité des entreprises publiques. Ce qui a permis d’amortir la chute de la croissance et de la booster vers l’avant. Cela dénote aussi de la fragilité de la croissance du secteur réel, y compris les branches qui ont connu en 2003 des croissances importantes : l’agriculture, les services, les travaux publics et bâtiment. La reprise de la croissance aux Etats-Unis et dans le reste du monde à partir de 2002, y compris au Japon et en Europe en 2004, fait que la demande sur le pétrole va rester encore élevée. Souhaitons qu’elle le restera pour longtemps.

Durant la période 2001-2004, une politique de détente budgétaire caractérisée par un niveau élevé de l’investissement de l’Etat a été suivie. On diverge, aujourd’hui, à considérer le PSRE comme un succès ou une réussite. Comment vous situez-vous par rapport à ce débat ?

D’abord, quel est le bilan chiffré de ce programme ? Je pense que le fait qu’il n’y ait pas de chiffres est déjà en soi un échec. A mon humble avis, s’il y avait un succès, on l’aurait constaté au moins sur deux plans : le niveau des prix qui aurait diminué et celui du chômage qui aurait baissé. Il est vrai que les chiffres officiels portent sur une diminution du chômage, mais cela est très peu perceptible sur le terrain et notamment à l’intérieur du pays. Au niveau des prix, ce qu’il y a de frappant, c’est par exemple le cas du secteur agricole où l’on note une croissance de 17% qui est un taux formidable. Dans la réalité, il n’y a pas d’impact de cette croissance. Le niveau des prix n’a pas pour autant baissé, surtout dans la branche alimentaire. En revanche, les importations des produits agricoles n’ont pas diminué. A la limite, il aurait été acceptable qu’il y ait au moins une baisse des importations, même si cela devait se faire sans une baisse des prix. Ce qui n’a pas été le cas et c’est ce qui laisse à penser qu’il faut relativiser ce taux de croissance à deux chiffres. Pour le reste, en l’absence de chiffres, je ne peux pas me prononcer.

Le budget 2005 et ses projections jusqu’à 2009 marquent un réajustement des équilibres budgétaires. On note surtout la considération que l’Etat n’est pas en mesure de soutenir durablement un grand effort d’investissement. Partagez-vous cet argument ?

Je pense bien au contraire que l’Etat a encore des capacités d’investissement avec une cagnotte de près de 40 milliards de dollars. Il faut nécessairement qu’une partie de cet argent soit utilisée pour la création d’une nouvelle économie. Mais, que les choses soient claires : injecter ces liquidités dans des dispositifs tels que ceux qui existent actuellement en matière d’emploi des jeunes peut vite se transformer en un simple gaspillage des ressources. Il faut que l’investissement soit plus sélectif et mieux étudié pour justement servir à la création de cette nouvelle économie. Faire ce qu’on a fait jusqu’à présent en matière d’emploi de jeunes ne bénéficie plus de l’enthousiasme des banques primaires, en raison du risque que cela comporte, lequel semble minime, mais n’en devient pas moins important suivant le volume financé. Quant à l’effort d’investissement de 50 milliards de dollars, il reste à savoir quels sont ces investissements publics prévus. S’agit-il d’investissements entraînants, ce qui serait une bonne chose ? Quelles sont les entreprises bénéficiaires de cette cagnotte ? Est-ce qu’on ne veut pas plutôt déguiser un nouvel assainissement de ces entreprises ? Voilà autant de questions qui devront être appréhendées dans le cadre de ce programme.

Donc, vous êtes pour l’utilisation des réserves de change ?

Absolument. Je crois que le spectre d’un changement extérieur est loin. Il faut utiliser les réserves de change. Il ne sert à rien de garder sans but 40 milliards de dollars, autant d’argent qu’on ne fructifie pas. Le taux de chômage étant ce qu’il est, il faudrait assurément utiliser ces ressources, mais de manière intelligente. Je pense, par exemple, à la réforme du secteur financier. On parle d’investissement, mais l’économie n’est pas dotée d’instruments appropriés, surtout en s’appuyant sur des banques commerciales qui ne sont pas spécialisées dans ce domaine. Cette démarche a échoué car ce n’est pas leur vocation. Il faut créer des fonds d’investissements, des sociétés de capital risque, des fonds de placement, des sociétés de leasing, des SICAV, car c’est cela la base de l’investissement.

Autrement dit, l’économie nationale a besoin d’une nouvelle architecture financière. Le tout, j’insiste sur ce point, sous le contrôle de la Banque centrale, car depuis quelques années l’on observe un retrait de la Banque centrale et c’est le ministère des Finances qui s’occupe des tâches de régulation. Je pense qu’il faut, au contraire, laisser chaque institution jouer le rôle qui est le sien.

Pour revenir aux questions budgétaires, le Fonds de régulation des recettes fiscales, créé en 2001, est reconduit et son rôle gagne en importance. Peut-on avoir des explications sur ce mécanisme ? Quelle est son efficience ?

En toute franchise, je ne vois aucune utilité à ce fonds. Un tel instrument a fait, et M. Benachenhou l’a dit dernièrement, que l’on démarre avec un budget sur la base d’un prix référentiel du baril à 19 dollars et l’on se retrouve in fine avec un budget à 29 dollars. A quoi ça sert de faire des prévisions sur une base de 19 dollars et finir par boucher le trou engendré par la réalité des dépenses publiques. Autant établir un budget sur la base de 29 dollars et avoir une visibilité budgétaire plus proche de la réalité. La privatisation des banques est justement avancée pour enclencher un effet d’entraînement sur le secteur...

Le ministre des Finances a fait cette déclaration en France, qui reste une place financière importante et ses propos n’auront pas manqué d’avoir un retentissement international. Aussi posons-nous la question de savoir quelles sont les banques qui seraient en mesure de reprendre un établissement comme la BNA avec ses 200 agences. Les banques d’envergure sont déjà présentes ici, à l’image de City Bank, Société générale ou la BNP Paribas, mais aucune n’est intéressée par la reprise des agences. Il reste peut-être la Caylon (banque née de la fusion entre le Crédit lyonnais et le Crédit agricole, ndlr), qui a ouvert un bureau liaison en Algérie, et qui pourrait être intéressée par une banque. Mais de là à ambitionner d’en vendre trois à la fois alors qu’on a échoué à en vendre une seule... Je me demande déjà s’il ne s’agit pas seulement d’un effet d’annonce pour dire que la volonté politique d’aller vers les réformes y est. Donc, pour réformer ces banques, il faudrait aller vers autre chose que la privatisation, même si je suis pour la privatisation, comme le partenariat ou les donner à des étrangers pour les gérer. Encore qu’il faudrait alors les laisser travailler et s’interdire toute injonction.

Soulignons un anachronisme à propos duquel on ne trouve aucune explication logique. La Banque centrale avait diminué ses taux directeurs entre 2002 et aujourd’hui par trois fois. Mais, l’on observe que les banques n’ont pas suivi. Et elles n’ont pas suivi simplement parce qu’elles devaient voir leur intérêt, après avoir constaté que le taux d’inflation avait augmenté. Si les banques avaient à leur tour baissé leurs taux, leur marge de bénéfice aurait nettement diminué. En effet, les banques recèlent un portefeuille trop important de créances malsaines.

Je décris cette situation pour dire qu’il y a un risque pour que l’on mette les banques de l’Etat dans une situation de difficulté plus grave. Aujourd’hui, on demande par injonction aux banques de baisser leurs taux d’intérêts avec l’idée que cela va amener les gens à demander du crédit pour l’investissement. Cette vision est complètement fausse, car encore une fois, cela serait un non-sens économique que de vouloir financer l’investissement à partir du cash, sans disposer de lignes de crédit conséquentes. Cette démarche ne ferait que fragiliser encore plus les banques et conduit encore plus à une diminution des réserves de change.

Les résultats sur l’économie réelle ne traduisent pas l’aisance financière. A quoi cela est-il dû ?

Si les résultats ne sont pas perceptibles au niveau de la sphère réelle (les entreprises en particulier), cela est dû à deux raisons essentiellement. Premièrement, l’état des entreprises, notamment publiques, est chaotique. Deuxièmement, les banques publiques continuent à les financer en espérant qu’un jour elles seront remboursées par le Trésor public. Alors qu’il y a très peu de crédits qui vont au privé. Dans la période allant de 2002 à 2003, la croissance du volume des crédits octroyés au public était le double de celui dont a bénéficié le privé, alors que ce dernier est dominant dans presque tous les secteurs de l’économie, en dehors des hydrocarbures.

Un débat s’est engagé récemment sur la valeur du dinar, eu égard aux conséquences de sa faiblesse face à l’euro. A-t-on raison, comme le fait une partie du patronat, d’invoquer la possibilité de réévaluer le dinar ?

Il faut savoir qu’il y a déjà eu une réévaluation - et non une appréciation, parce que nous sommes toujours en période de taux de change fixe -, en octobre 2003, mais cette décision s’est révélée mauvaise. C’est ce que le ministre des Finances a appelé d’ailleurs une plaisanterie de riches. Cette décision avait été motivée par la relance de l’économie, d’où la baisse des taux d’intérêt, mais ce genre de décision crée des dysfonctionnements qu’on paiera à la fin. Une réévaluation administrative du dinar pourrait conduire à une distorsion des prix et les pans entiers de l’économie que vous avez créés dans un environnement protégés ne pourront plus tenir après et seront promis à la faillite. Ce serait encore un gaspillage très important des ressources.

Une autre explication veut que les autorités aient pu penser que la dévaluation du dinar en 1999-2000 devait être rééquilibrée par une réévaluation en 2003 pour remettre le dinar à son niveau d’avant la chute du prix du pétrole en 1998 et le ramener au niveau négocié avec le Fonds monétaire international. Cette réévaluation s’est faite dans le contexte d’une chute de la valeur du dollar par rapport à l’euro, ce qui a eu des retombées sur nos importations et sur le service de la dette extérieure.

Cette situation résulte d’une autre politique américaine, mise en place depuis 2002, différente de celle d’avant qui reposait sur un dollar fort. L’administration américaine a pris option de relancer l’économie à partir d’un déficit budgétaire menant à un dollar faible. Mais, cela a généré une croissance mondiale qui, à son tour, a créé la hausse de la demande énergétique mondiale. C’est donc cette politique américaine qui est derrière la hausse des prix du pétrole et donc de nos réserves de change.

Il faut donc tirer un meilleur bénéfice de cette conjoncture en faisant un bon arbitrage des monnaies et rechercher des importations à partir des zones dollar. Mais, que l’on retienne surtout que c’est la hausse du prix du pétrole, grâce à un dollar faible. Donc, il ne faut surtout pas demander en même temps un dollar fort et un prix du pétrole élevé. Cela revient à demander le beurre et l’argent du beurre.

Entretien réalisé par Nabil Benali, Lesdebats.com