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Pour les patrons américains, l’ère de la toute-puissance s’achève

samedi 2 avril 2005, par Stanislas

Depuis quelques semaines, on assiste, aux Etats-Unis, à une hécatombe de grands patrons. Maurice Greenberg (AIG), Michael Eisner (Disney), Harry Stonecipher (Boeing), Carly Fiorina (Hewlett-Packard), Franklin Raines (Fannie Mae), J.T. Battenberg (Delphi) ont été poussés à la démission ou à la retraite anticipée.

En 2004, déjà, 97 PDG d’entreprises figurant dans le classement des 1 000 plus importantes du magazine Fortune avaient été remplacés pour une raison ou une autre. Mais le mouvement semble s’accélérer.

En janvier, selon Challenger, Gray & Christmas, le plus grand cabinet de chasseurs de tête des Etats-Unis, pas moins de 103 entreprises de différentes tailles ont changé de numéro un. Au passage, le modèle du patron star, très en vogue à la fin des années 1990, a pris un coup de vieux, même si des figures comme Steve Jobs (Apple), Larry Ellison (Oracle), Warren Buffett (Berkshire Hathaway) ou Sumner Redstone (Viacom) restent intouchables. Mais l’impunité, elle, a disparu. Les conseils d’administration ne font plus preuve de la même tolérance pour les mauvaises performances, les erreurs stratégiques ou encore les dérives éthiques et autres manipulations comptables. Les faillites d’Enron et de WorldCom, en 2001 et 2002, sont passées par là. La loi Sarbanes-Oxley, adoptée par le Congrès américain en juillet 2002, en pleine tourmente à Wall Street, et le réveil, ensuite, des régulateurs ­ places boursières et autorités de marché comme la Securities Exchange Commission (SEC) ­ ont accru considérablement la responsabilité légale et pénale des administrateurs.

Autrefois fonction confortable, pas trop astreignante et sans risques, l’appartenance à un conseil peut aujourd’hui devenir un cauchemar. Et coûter très cher. Pour mettre fin aux poursuites civiles engagées par d’anciens actionnaires, les administrateurs d’Enron et de WorldCom ont payé respectivement 13 millions et 18 millions de dollars sur leurs biens personnels.

Les actionnaires ne les laissent plus tranquilles et sont devenus beaucoup plus agressifs. En mars 2004, près de 45 % de ceux de Disney s’étaient opposés à la réélection au conseil de Michael Eisner. Un cas sans précédent dans un groupe américain, a fortiori quand il est rentable et n’a commis aucune irrégularité comptable.

La stratégie des anciens dirigeants et associés de Morgan Stanley, qui essaient de renverser le PDG, Philip Purcell, relève de la même logique (Le Monde du 1er avril). Les fonds de pension publics, comme California Public Employees Retirement System (CalPERS), et ses équivalents pour les fonctionnaires de l’Etat de New York, du Connecticut et de Caroline du Nord, ont largement pesé sur certains départs de patrons. CalPERS a joué un rôle important dans la démission du président de la Bourse de New York (NYSE), Richard Grasso, dont les rémunérations excessives avaient provoqué un scandale et dans celle de Michael Eisner de chez Disney.

Conséquence : "Il y a quelques années, les conseils d’administration avaient pour seule vocation d’acquiescer aux décisions de l’équipe dirigeante. Aujourd’hui, ils s’intéressent de près à toutes les activités de l’entreprise, contrôlent les résultats et s’interrogent sur la pertinence des décisions prises. Le monde a changé", explique John Challenger, le patron de la firme de reclassement Challenger, Gray & Christmas. Pour lui, le pouvoir est en train de se déplacer du bureau du PDG vers la salle du conseil. Il compare cette situation à ce qui s’est passé après l’affaire du Watergate et la démission du président Richard Nixon en 1974 : le Congrès avait alors récupéré une partie des prérogatives de la Maison Blanche.

Dans ce contexte, les administrateurs ne veulent plus être passifs. Quand M. Eisner, après vingt et un ans de règne sans partage chez Disney, a quitté ses fonctions, les administrateurs, soumis à une pression considérable des actionnaires, ont repris le contrôle.

Chez HP, le conseil a sanctionné Carly Fiorina pour ne pas avoir tenu ses promesses en matière de rentabilité. Les actions HP étaient en baisse de 30 % depuis que Mme Fiorina avait pris la tête de l’entreprise en juillet 1999.

La peur du scandale se fait aussi plus forte. Qu’il s’agisse d’affaires de moeurs : le patron de Boeing, Harry Stonecipher, a été contraint de démissionner pour avoir eu une relation extra-conjugale au sein de l’entreprise. Ou d’affaires contestables par les autorités judiciaires et de régulation. Franklin Raines a été limogé quand il est apparu évident que la SEC était décidée à faire le ménage dans l’établissement de crédit immobilier Fannie Mae. C’est aussi la raison pour laquelle Maurice Greenberg a été contraint de quitter AIG, qu’il a dirigé pendant trente-sept ans et dont il a fait le numéro un mondial de l’assurance.

En toile de fond, la justice américaine se montre d’une sévérité sans précédent depuis les années 1930 avec les dirigeants indélicats. Le 15 mars, un jury a jugé coupable Bernard Ebbers, l’ancien PDG de WorldCom, des neuf chefs d’accusation retenus contre lui. Il est passible de la prison à vie. Il s’agit du verdict le plus dur en matière de criminalité d’entreprise depuis des décennies et il devrait être suivi d’autres.

Le procès des dirigeants d’Enron commencera en janvier 2006. Ils risquent des dizaines d’années d’emprisonnement derrière les barreaux. Martha Stewart vient juste de sortir de prison et Martin Grass, ancien patron de Rite-Aid, a commencé à purger une peine de huit ans. John Rigas (Adelphia), Frank Quatrone (Crédit suisse First Boston), Dennis Kozlowski (Tyco) et Richard Scrushy (HealthSouth) auront du mal à échapper à la prison. "Dans cet environnement, on comprend pourquoi les conseils réagissent rapidement s’ils ne sont pas satisfaits ou s’ils prennent peur", souligne Joe Griesedieck, responsable de Korn Ferry International, spécialisée dans le recrutement de dirigeants.

Le temps des patrons qui régnaient sans partage et sans vraiment rendre de comptes se termine. Le PDG qui veut durer, aujourd’hui, doit avoir un plus grand sens de l’intérêt des actionnaires et des salariés et une façon de travailler plus transparente et collégiale. Voilà sans doute pourquoi, en 2004, les deux tiers des successeurs des patrons démissionnaires des grandes entreprises occupaient déjà, et depuis longtemps, des postes de responsabilité dans leur société, à l’image de Robert Iger pour Disney ou Martin Sullivan pour AIG.

Par Eric Leser, lemonde.fr