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Sidi Fredj : Le paradis perdu
mardi 17 août 2004, par
Située à l’ouest d’Alger, à une vingtaine de kilomètres de la capitale, Sidi Fredj, cette baie autrefois agressée par un corps expéditionnaire français, ploie aujourd’hui sous le poids de l’érosion, du désengagement de l’État, d’une multitude de petits vendeurs et de prédateurs en tous genres.
À l’entrée du complexe touristique, à hauteur de l’hôtel Erriadh, Sidi Fredj dégage des odeurs d’égouts éclatés, comme si elle cherchait à dissuader les estivants et les intrus. Plus on avance vers le cœur du complexe, plus les sachets noirs d’ordures vous assaillent tels des vautours, en vous entraînant malgré eux dans un monde où l’appât du gain prédomine souvent l’acte civil, l’acte citoyen.
Ici, les trabendistes, les vendeurs de cacahuètes et de chocolat, de cigarettes et de café, de galettes et de m’hadjeb, de colliers et de bracelets lumineux sont omniprésents sur les plages, au niveau du parking central et dans le port, même tard dans la nuit. Ces jeunes vendeurs, pour la plupart des adolescents ne dépassant pas les dix-sept ans, travaillent fréquemment pour le compte de “flen” ou “felten”, pour gagner leur vie. Les quelques gargotiers, établis durant la dernière décennie dans le grand parking, ont depuis agrandi leur territoire et installé des sortes de terrasses, avec tables, chaises et parasols, heureux de trouver de la main-d’œuvre à gogo et à bon marché en cette période estivale.
Pour celui qui connaît Sidi Fredj, l’endroit en question a beaucoup changé ces dernières années et pris parfois des allures anarchiques et douteuses.
On parle d’État dans l’État, de zone de déchets. Des terres ont été cédées pour la construction de villas, de restaurants ou d’hôtels privés. Un petit parking a été aménagé, servant d’annexe au parking central. Les trois hôtels étatiques, Erriadh, El-Manar et El-Marsa, appartenant à l’Entreprise de gestion touristique (EGT) de Sidi Fredj, tentent depuis trois ou quatre ans d’améliorer leurs prestations, sans grande conviction en général, surtout à El- Manar où les cafards, les fourmis, les moustiques et les chats font désormais partie du décor quotidien.
Pourtant, le grand point noir reste l’état déplorable des plages qui, comme tous les étés, sont envahies massivement par des estivants de tout âge.
Une sensation de saturation des espaces
Chaque jour, des bus et des fourgons provenant de Staouéli et des autres quartiers d’Alger, arrivent pleins à craquer, déposant le gros de la troupe à Plage-Ouest et le reste, à moins de 300 mètres, à Sidi Fredj. L’interdiction des plages de Moretti et de Club des Pins, qui sont réservées depuis plus de dix ans à la nomenklatura, a contraint les Algérois à se rabattre sur les plages libres mais sécurisées, principalement celles de Sidi Fredj. Seulement, un nouveau phénomène s’est développé dernièrement : des jeunes, en particulier des adolescents, arrivant dans des dizaines d’autobus des régions limitrophes, telles que Blida, Médéa, Tablat, Berrouaghia, Chlef, Bouira, Aïn Defla et Tébessa, ont fini par donner cette sensation de saturation des espaces, effrayant même des familles et des touristes, notamment ceux qui ont été victimes d’agressions et de vols.
L’État, à travers la Gendarmerie nationale et les services de la mairie de Staouéli, a essayé d’y remédier et de gérer la nouvelle situation en renforçant la sécurité des routes et à l’intérieur du complexe touristique, en ouvrant cet été la plage de l’hôtel Erriadh au public et en louant des portions de plage, connues sous le nom de “bases”, à des privés, en contrepartie d’une somme de près de cinq millions de centimes. Même les établissements hôteliers ont dû renforcer la sécurité interne. Mais cette réorganisation n’est pas faite pour satisfaire les réseaux de prostitution et les délinquants ou les premiers concernés.
“Les gendarmes sont présents sur les routes, mais presque absents sur les plages. On dirait que tout est fait pour clochardiser Sidi Fredj. L’État s’est désengagé sur pas mal de missions, sans se préoccuper des conséquences. Les parkings sont payants et livrés à des privés qui ne prennent pas la peine d’arrêter les cambrioleurs, des plages sont louées et on vous exige la réservation d’un parasol à 200 ou 300 DA, sans veiller sur vos affaires personnelles. Quand vous entrez dans une chambre d’hôtel, vous craignez les coupures d’électricité, les inondations et les moustiques. L’eau de mer et le sable sont sales, beaucoup de clients sont blasés. On cherche à amasser de l’argent sans présenter des prestations de qualité. Je regrette vraiment de ne pas avoir écouté ma belle-sœur qui me proposait de l’accompagner en Tunisie. Je n’hésiterai plus à l’avenir”, déclare sans ambages une mère de famille, cliente dans un des hôtels de Sidi Fredj.
“El-beggarine et les prostituées klaou eddanya”
À l’hôtel El-Manar, le personnel se dit submergé par la besogne et regrette le manque de savoir-vivre du gros de la clientèle. “Les gens ne sont pas éduqués, ils jettent leurs ordures n’importe où, y compris par le balcon et dans les couloirs. La petite crique qui dépend de l’hôtel est rarement nettoyée, vous y trouverez toutes sortes de saletés. C’est tout le monde qui y accède, il n’y a pas de différence entre les clients et les étrangers. Rien n’est plus comme avant... À l’époque, avant la décennie sanglante, il paraît que l’hôtel recevait des hommes d’affaires, des émigrés et des étrangers, qui savaient récompenser l’effort des employés par des sourires, des mots gentils et encourageants ou des pourboires. Depuis, nous évoluons dans la médiocrité, il n’y a personne qui contrôle. Il se passe lâadjeb dans cet hôtel, El-beggarine et les prostituées klaou eddanya ...”, témoigne une des salariés.
À l’hôtel Erriadh, l’accès gratuit à la plage ne semble pas plaire à l’ensemble des employés, certains s’opposent même énergétiquement à cette “démarche populiste”. “Le tourisme a normalement ses propres règles, qui doivent être respectées par tout le monde, les riches, les moins aisés et les pauvres. Au lieu d’exiger l’ouverture des plages de Moretti et de Club des Pins, le maire n’a rien trouvé de mieux à faire que d’imposer aux gestionnaires de l’hôtel l’accès gratuit à la plage. Au lieu de maintenir l’entrée payante comme l’an dernier pour surveiller les entrées et les sorties des gens, des responsables se sont dit qu’après tout ils allaient gagner un peu d’argent ailleurs, avec les 50 DA que verserait l’automobiliste à l’entrée du parking de l’hôtel. Allez voir combien la plage s’est détériorée !” nous suggère sur un ton de défi un travailleur.
Nous suivons son conseil. À l’entrée de la plage, des jeunes proposent la location de chaises et de parasols, respectivement à 50 et 150 DA l’unité. La plage est loin de répondre aux normes d’hygiène, pourtant des paniers d’ordures sont placés un peu partout à proximité des familles. Sur le côté nord, un toboggan et une balançoire sont mis à la disposition des enfants. Plus à droite, un espace nettement plus propre est réservé aux clients de l’hôtel, installés sous des ombrelles.
Nous poursuivons notre chemin en direction de Plage-Ouest. Les jeunes agents du parc de stationnement, plus nombreux en cet endroit, se bousculent autour des voitures et des bus. “C’est vrai que les gens, surtout des jeunes, continuent de venir en force pour nager, mais c’est différent de l’an dernier et des années précédentes. À présent, le temps est plus frais dans la soirée et les personnes possédant des véhicules viennent moins souvent à la tombée de la nuit. Je crois qu’elles recherchent aussi d’autres lieux moins fréquentés”, avoue déçu un des agents.
Gratuité et déclin vont-ils ensemble ?
Au niveau de la plage, ils sont des milliers à profiter chaque jour du soleil et de la mer, des femmes, des hommes et des enfants, des jeunes femmes en maillot une pièce, en bikini ou en hidjab. La présence de quelques gendarmes modère quelque peu les esprits emportés, sans pour autant arrêter certaines violences, comme les bagarres, les injures ou les attaques.
De l’avis d’un bénéficiaire d’une “base”, les agressions suivies de vols se généralisent, même sur certaines plages louées à des privés. Il citera pour preuve le cas de cette jeune femme bousculée qui a été délestée de son portable au moment où elle parlait, celui de ce vieil émigré surveillé étroitement par une bande de garçons qui s’est retrouvé “lesté” plus tard de sa montre et de son portable et celui de cette famille dont le couffin s’est volatilisé, alors qu’il contenait les bijoux des femmes parties se baigner ou encore celui de cette fillette, blessée au cou, à qui on avait arraché brutalement la chaînette en or. “Les responsables de la mairie ont loué des bases à des gens sans vérifier leur casier judiciaire. Il y a des privés qui organisent eux-mêmes les vols. Ils ont sous leur coupe un groupe d’adolescents, venus pour la plupart de l’intérieur du pays, dont la mission est de surveiller les clients friqués afin de les voler au moment opportun”, révèle cet ancien maître nageur de la région. Un autre “proprio” de plage, enfant de Staouéli, croit quant à lui dur comme fer que “seule la vente des bases règlera le problème de la sécurité et de la propreté des plages”. “L’accès aux plages d’un centre touristique devrait être payant, pour se débarrasser des va-nu-pieds et donner une belle image de l’Algérie”, dit-il excédé par la remarque d’une estivante, qui lui signifiait d’un air sérieux que “l’Algérie appartient à tous les Algériens, même aux pauvres”. L’homme, la quarantaine passée, se reprend et lui explique calmement : “Je constate que la gratuité, sans le regard de l’État, contribuera au déclin du soi-disant complexe touristique. Dans ces conditions, mieux vaut privatiser les plages pour redonner à Sidi Fredj son cachet particulier”, assure-t-il.
Ce jeudi, l’enfant de Staouéli continuera à se débattre dans ses contradictions pour justifier son nouveau gagne-pain. Peut-être changera-t-il d’avis, peut-être maintiendra-t-il les mêmes arguments ? Mais, au fond de lui-même, il reconnaît certainement que Sidi Fredj, encore imprégnée de la griffe de Pouillon, en a assez de porter les haillons.
Instalée au bord de l’eau sur une plage privée
Une douche pas comme les autres !
La plage de Sidi Fredj, réservée aux locataires et clients des hôtels, a connu récemment l’ire des baigneurs. Selon des agents chargés de la sécurité des lieux, le directeur général de l’Entreprise de gestion touristique (EGT) aurait ordonné l’installation d’une douche près du rivage, malgré les contestations du personnel. Résultat, l’eau savonneuse se déversait directement dans l’eau de mer, à la grande gêne des vacanciers qui n’appréciaient pas également ces “atteintes à la pudeur”.
Le ridicule dans l’affaire, c’est que ceux qui payaient les 50 DA pour accéder à la douche étaient contraints ensuite de remplir des bouteilles d’eau pour se débarrasser du sable qui leur collait aux pieds, une fois sortis de la plage privée.
Cette situation a poussé bon nombre de familles à porter plainte, exigeant le déplacement de la douche vers la sortie, comme cela se passe ailleurs. Le responsable de la sécurité a alors décidé, vers la fin du mois de juillet, de fermer la douche pour rassurer les mécontents de plus en plus nombreux.
Sur la même plage, une autre affaire se rapportant aux ombrelles soulève actuellement polémique et irritation, pas seulement dans les rangs des locataires, mais aussi chez des agents de sécurité et des maîtres nageurs.
Ces derniers ne comprennent pas pourquoi le même DG de l’EGT a imposé l’aménagement des ombrelles, y compris au bord de la mer, de la façon la plus anarchique, sans prendre en compte les aspects de visibilité. Selon un agent, “le DG ne fait qu’à sa tête et ne consulte personne, pas même les ouled lebhar qui connaissent les plages et les goûts des estivants”. Côté locataire, on s’interroge surtout sur certaines pratiques peu orthodoxes. “Vous vous rendez compte, on ne m’a pas laissé ouvrir mon parasol, on me demandait de rester aux extrémités de la plage”, confie Malika, mère de deux garçons, Aghilès et Nazim.
“Ce qui dérangeait en fait les gars chargés de la location des ombrelles, c’était mon parasol. Eh bien, je suis restée tout l’après-midi au bord de la mer sans parasol, alors que j’en possède un et que plusieurs ombrelles sont restées inoccupées”, ajoute notre interlocutrice, non sans remarquer plus loin que “la mauvaise disposition des ombrelles empêche de voir les enfants quand ils s’éloignent du rivage”.
Ils viennent de l’intérieur du pays en quête d’un emploi
Aïssa et les autres
La période estivale à Sidi Fredj attire de plus en plus de jeunes de l’intérieur du pays à la recherche d’emploi. Ils arrivent souvent de leur patelin par bus pour tâter le terrain pendant un week-end, puis changent d’avis et demeurent sur les lieux, le plus souvent jusqu’à la rentrée sociale. Ils sont “hommes” à tout faire : éplucher les légumes chez les gargotiers, laver la vaisselle ou faire le marché pour ces derniers, vendre des beignets, des m’hadjeb, des cacahuètes et tant d’autres friandises et bricoles. Aïssa est bon copain avec les trois adolescents venus de Tébessa, qui s’occupent d’un bébé chameau. Il s’est fait des amis parmi les jeunes de Aïn Defla, de Tablat et ceux qui travaillent de façon continue dans les gargotes et les buvettes. “Je ne sais ni lire ni écrire. J’aurais aimé posséder un appareil photo pour faire des photos souvenir aux estivants. Mais, je travaille avec la sueur de mon front pour pouvoir m’en acheter un, un jour. J’ai des amis à présent sur qui compter,en cas d’agression ou de vol”, dit-il. Aïssa n’a que 17 ans ; il est venu de Médéa avec d’autres adolescents de la région. “On m’a parlé du car qui allait vers Sidi Fredj et du travail qu’on réservait aux jeunes comme nous. J’ai informé ma mère, qui m’a alors encouragé d’aller tenter ma chance, en me prévenant de revenir si ça allait mal ou si on tentait de porter atteinte à mon honneur. Je suis finalement resté, car des amis m’ont orienté vers quelqu’un de sérieux qui m’a demandé de lui vendre ces colliers lumineux et qui a promis de me garder comme un de ses khadama”, raconte le jeune garçon. Aïssa reste évasif sur son patron trabendiste et sa situation professionnelle. Il semble préoccupé pour l’instant par les problèmes d’hébergement. “Comme beaucoup de jeunes, je dors à la belle étoile, dans le parking. Les gendarmes sont gentils avec nous en général, il suffit de savoir les écouter et ne pas s’attirer des ennuis. Mais je voudrais m’installer ici à Sidi Fredj ou dans les environs pour continuer à travailler. Je dois trouver où crécher d’ici le mois de septembre”, soutient-il. Quel sort réserve-t-il à la famille et à la maman ? “Le meilleur service que je leur rendrai est de garder mon emploi pour leur envoyer un peu d’argent et m’acheter plus tard mon appareil photo”, répond Aïssa d’un air décidé.
Par Hafida Ameyar, Liberté