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Algérie : les friqués du chaos

mercredi 7 avril 2004, par nassim

Ils ont prospéré pendant la « sale guerre » des années 90, en marge d’un système dévasté. Ils profitent aujourd’hui des vides de la loi en Algérie pour « faire des affaires ». Et affichent leurs millions sans complexes. Bienvenue chez les nouveaux riches algériens.

Ca y est, c’est parti. Omar vient de sortir une liasse de billets qu’il agite en cadence dans l’air épais d’une musique de raï saturée. Il est boucher. On le surnomme Pentagone. Pendant le ramadan, il a vendu des ânes pour du mouton. Là, à minuit dans un cabaret d’Alger, alors que la sono fait trembler les canettes de bière et les bouteilles de Chivas, il crie au chanteur : « Dédie ta chanson à ma mère. » Et lance 10 000 dinars (1). Un mois de Smic en Algérie. A la table d’à côté, 20 000 dinars sont jetés par un type en bras de chemise, qui éclate en sanglots.

Les larmes se mêlent à la sueur, à la brillantine, au whisky qui coule sur son menton. Il voudrait un mouchoir. Fouille dans sa poche. Sort un téléphone portable. Puis un autre portable. Et des billets de banque, par paquets énormes, innombrables. Il cherche à nouveau. Encore un portable. Mais toujours pas de mouchoir. L’argent tombe sur le sol. Une fille très décolletée lui donne à la becquée une crevette décortiquée. Il mâche et pleure à la fois. Embrasse la fille et répond au téléphone. La chanson lui a brusquement rappelé sa voisine quand il avait 17 ans. Autour, on hoche la tête. « Bachir est si sentimental. » Il crie : « Chante ta chanson pour ma voisine. »

Au petit matin, dans les cabarets d’Alger, on peut laisser les clés de sa Mercedes pour être celui qui gagnera aux enchères le droit de dédicacer la dernière chanson de la nuit. Sur les tables, les langoustes en sauce se figent dans de la vaisselle de cantine. Qu’on en commande d’autres ! Il y a des flics en civil, une speakerine de la chaîne publique, des putes. Et puis eux. Surtout eux, les nouveaux riches, riches à millions dans un pays où le chômage dépasse 40 %. Il y a encore quelques années, en Algérie, murmurer le terme « prostituée » ou « cabaret » vouait à la perdition. Dans les années 70, du haut de sa tribune, le président Houari Boumediene se glorifiait d’avoir été berger et érigeait la pauvreté en valeur morale. Aujourd’hui, après plus de dix ans de violences et 150 000 morts au moins, « ce sont eux les vrais vainqueurs de la guerre », dit Salima Ghézali, écrivain et journaliste.

« J’ai commencé par vendre dix vaches pour acheter une BMW »

Au début, on disait beggara, les marchands de bestiaux. Un terme à la limite de l’insulte. Dans les années 90, les maquignons, les fortunes foncières de l’intérieur du pays ont commencé à monter dans la capitale. Un peu pour les affaires, parce que plus rien ne marchait. Un peu pour la sécurité, parce que tout faisait trembler. Alger est alors l’ombre d’elle-même. La fin du parti unique et de l’économie dirigée a coïncidé avec le début de la « sale guerre ». Symbole d’un régime à bout de souffle, la nomenklatura a pris en pleine tête l’élan de contestation porté par le FIS. On la moque. On la menace. En même temps, elle perd ses privilèges : le lait augmente de 2 000 % en dix ans, les salaires publics sont bloqués, un haut fonctionnaire n’a plus de quoi se payer un loyer. Beaucoup s’envolent pour la France, le Canada, ou vivent barricadés chez eux. Les beggara vont investir la ville.

« J’ai commencé par vendre dix vaches pour acheter une BMW », dit Mohamed. Il a une moustache noire de quatre centimètres de haut, une mâchoire où manque une dent sur deux et 200 têtes de bétail, là-bas près du Sahara. Quand il arrive, en 1997, l’ancien système d’économie socialiste n’existe plus. Le nouveau, pas encore. Cohabitent des règles de droit contradictoires, certaines draconiennes, d’autres d’un laxisme absolu. Les rapports de pouvoir sont les seuls à fonctionner : savoir à qui donner la tchipa (le pot-de-vin) et quel piston actionner, si possible dans la haute hiérarchie militaire, pour obtenir des agréments. En Algérie, ce sont ces gradés qui détiennent le pouvoir. Ce sont eux aussi qui, depuis des années, se sont répartis comme un butin des monopoles sur des secteurs d’importation, la bière, les bananes, le sucre. L’économie de tout un pays va devenir ce système-là, illégal de bout en bout, mais le seul en cours, officieux-officiel.

« A mon premier milliard, j’ai dormi sur des liasses »

Alger-Centre. Une boutique sombre. Minuscule. Sous le calendrier publicitaire d’une compagnie aérienne qui a fait faillite entre-temps se débitent au détail des cigarettes et des bonbons. L’an dernier, le patron, Mourad, a fêté son premier milliard. « Ce soir-là, j’ai étalé des liasses par terre et j’ai dormi dessus. Bienvenue dans la nouvelle Algérie. » A 37 ans, il est l’un des plus gros changeurs au noir de la capitale. Son histoire est devenue le fantasme des quartiers populaires.

Dans le circuit officiel, une traite de 100 000 euros à 90 jours met six mois à être débloquée. Les virements se perdent entre agences d’une même compagnie. Le système s’est paralysé : depuis 1998, au nom des campagnes d’assainissement contre la corruption, plus de 3 500 cadres publics ont été emprisonnés. « On ne prend plus aucun risque : on ne signe les autorisations que quand on a un intérêt direct », explique un directeur d’agence bancaire. Avec la couverture d’un vendeur de cigarettes, Mourad, lui, met moins de dix jours à débloquer 1 million d’euros. Cash, exclusivement. Et il a l’appareil à faux billets.

Au début des années 90, Mourad s’empilait avec six frères dans un F2. A l’horizon, pas le moindre piston pour débrouiller une planque dans une administration, seule perspective après trente ans de parti unique. « Une vie d’aborigène. J’étais idéaliste : je pensais qu’on pouvait changer le pays. » A l’époque, le rêve s’appelle le FIS, Front islamiste du salut. Lorsque les islamistes remportent le scrutin, en 1992, les blindés investissent Alger et arrêtent les élus. « On se retrouvait encore plus bas qu’avant. » Mourad passe du Coran au Tranxène à haute dose, pendant des années. « J’ai vu le FIS en version originale. Des opportunistes qui nous ont laissés tomber. »

Nouveau départ de zéro. « J’ai fait comme tout le monde : le cabas. » De France, de Turquie, ils sont des dizaines de milliers de fourmis à ramener en Algérie des valises de portables ou de PlayStation 2, graissant quelques pattes à l’aéroport. Celui qui réussit à récolter un petit paquet passe à la vitesse supérieure : trouver un associé pour remplir un conteneur sur un bateau. Au fur et à mesure que l’industrie part en lambeaux, les importations la remplacent, libéralisées depuis 1998. Aujourd’hui, on est presque à 100 % de produits importés. « A partir du quatrième conteneur, les douaniers et les généraux vont te repérer, raconte Mourad. Qui c’est ce type qui a mis les pieds sur notre port ? »

Là, il faut vraiment faire gaffe. Qui a oublié ce chargement de riz balancé à l’eau l’an dernier avec pour invraisemblable explication : « contaminé à l’amiante » ? Voilà pour qui s’approche de trop près d’un territoire d’exportation déjà occupé par un gradé. Ou qui n’a pas le bon contact parmi la trentaine de transitaires du port, généralement des douaniers en retraite, chargés de répartir les commissions parmi ses anciens collègues. Verdict sans appel pour celui qui a chuté : « Tu peux effacer son numéro de portable. »

Mourad sait que les autorités connaissent son passé d’islamiste. « Pour le moment, le système a autant besoin des affairistes que les affairistes du système. Sans les importateurs, le pays s’écroule. Plus rien dans les magasins. Et là, ce serait vraiment la révolution. Alors ils ont bien été obligés d’élargir leur assiette sociale. » Sourire. « C’est la réconciliation nationale. Avec une seule idéologie : le dinar. »

Au moment de l’apéro, ça se passe plutôt au Babyzoom, un bar sur les hauteurs d’Alger. Les habitués rigolent. « C’est l’heure d’aller au bureau. » Ils ont de 25 à 40 ans. Là se font les affaires. Comme tout marche en réseaux, il faut s’afficher, devenir un habitué. Quand les présentations suivent, on peut commencer à traiter. « T’es sur un bon filon ? » Il fut un temps, la récupération d’aluminium a bien marché. C’était même la seule chose que l’Algérie exportait, avec les dattes, les peaux de mouton et, bien sûr, le pétrole. Pendant cinq ans, des cargos de ferraille, de canettes vides sont partis d’Alger. Seul investissement, le salaire de misère donné pour la récolte à des gosses ou à des Africains sans papiers en partance pour l’Europe. Un fonctionnaire a fini par voir la combine. « Paf, ils nous envoient un Scud : une réglementation. Tout s’arrête et chacun se met à gratter pour trouver un filon vierge », raconte Miloud, affairiste. Lui a fait médecine dans les années 90 pour faire plaisir aux parents. Il n’a jamais eu l’idée de vivre de son diplôme. Un cousin à la Banque nationale lui a trafiqué une ligne de crédits pour démarrer. Quand il a un problème, il appelle un oncle, « une casquette », comme on dit. Il assure, sérieux : « D’une manière ou d’une autre, la famille a toujours été casée dans l’appareil d’Etat. A ma manière, je continue la tradition. »

Dans la gadoue, le paradis des débrouillards

Certains se spécialisent sur des créneaux. Miloud fait la moue. « Là, ça devient un vrai boulot. Nous, on aime les coups. » Nouvelle tournée de bières au Babyzoom. L’un commence : « A Noël, j’ai offert la dernière Peugeot HDI au meilleur employé. » On trinque. « Moi, j’ai donné à tout le monde la formation d’anglais. Mais celui qui rate un cours le rembourse. » Sous l’avalanche réelle des largesses, primes ou voyages, ils traitent leurs employés en larbins, virables dans l’heure. Ils s’en vantent. « Nous, les privés, on construit notre planète. Les lois sont pour le public. » Un directeur du personnel : « Ils sont les nouveaux seigneurs, gérant l’emploi en clientélistes. »

Partout, de la gadoue. Et dedans, étalés dans leurs emballages éventrés, des cuisinières, des paraboles, des mixeurs, le grand bazar de la mondialisation, à 30 % moins cher qu’en Europe. A 10 kilomètres d’Alger, sur des terres agricoles, c’est à El-Hamiz que se déversent les conteneurs du port. En cinq ans, cette ville far west a poussé le long de la nationale 4, axe mineur que les puissants de la razzia foncière n’avaient pas en ligne de mire. Mais attention, ici, rien n’existe officiellement. C’est « Black City », le paradis des débrouillards de l’Algérie sans droit. « Le fleuron de l’architecture terroriste », dit Djaffar, un professeur.

A El-Hamiz, une seule route a été goudronnée, lorsque le président Bouteflika a inauguré une école, voilà deux ans. Le reste est piraté, l’électricité, l’assainissement, les permis de construire, les registres de commerce. Aucune maison n’est terminée, tout est en location. Principe élémentaire : ne jamais être propriétaire. Pas de saisie possible. « Le jour où tout sera propre, c’est que l’Etat sera là. Et ce sera notre fin », rigole un commerçant. Devant les magasins, des importateurs proposent l’affaire du jour. Aujourd’hui, à saisir, deux conteneurs de jantes en alu.

A certaines périodes, les familles attendent l’ouverture des boutiques, l’argent posé devant eux dans des sacs-poubelle, génération klacha, ce sachet de plastique qui sert désormais de portefeuille. On se jette sur tout, les vélos d’appartement, les presse-purée chinois. Un couple pique-nique dans la boue : « Après toutes ces années, l’Algérie est arrivée à une normalité. Mais notre normalité, c’est ça. »

Source : www.liberation.fr