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D’Alger à Bamako : La loterie des visas

samedi 1er mars 2003, par Hassiba

A la mi-février, le ministère français de l’intérieur a fait état d’un projet de loi visant à durcir les conditions d’entrée et de séjour des étrangers. Or toute personne demandant un visa pour la France est déjà traitée comme un immigré clandestin en puissance, surtout quand elle vit dans un pays pauvre.

Au nom de ce principe non dit mais souvent appliqué, les deux cent vingt-six consulats français ouverts à l’étranger ne sont pas toujours accueillants, et le soupçon est souvent de mise. En 2002, deux millions de visas ont été délivrés sur trois millions de demandes, selon les données officielles du ministère des affaires étrangères. Dans certains consulats, comme en Algérie, obtenir un visa relève du parcours du combattant et parfois... de la corruption. En fait, les conditions de travail des agents, le flou de la politique d’immigration, les instructions officielles contradictoires, sans parler des passe-droits de toutes sortes, créent un climat propice à l’arbitraire et à l’injustice.

Hydra. Un quartier résidentiel, sur les hauteurs d’Alger. Le long du mur - très haut, protégé par des barbelés - qui encercle le parc où l’ambassade et le consulat de France ont établi leurs quartiers, la file d’attente s’étire, interminable. Dès 4 heures du matin, des centaines d’Algériens, venus de presque toutes les régions du pays, attendent, parfois toute la journée, de pénétrer dans ce qui ressemble à une forteresse. Un dossier à la main, debout derrière une barrière et surveillés par des policiers, la plupart sont silencieux. Epuisés. Humiliés : « On nous traite comme des bêtes, dit un ingénieur. Est-ce humain de nous faire attendre des heures, sous un soleil torride ou sous la pluie ? C’est dégradant ! »

Arrivées à l’aube de Laghouat (300 km au sud d’Alger), deux enseignantes s’inquiètent : entreront-elles ? Ou leur faudra-t-il revenir - dans une semaine, le même jour, à la même heure, comme le précise le règlement ? Assis sur un journal, un vieil homme récite des versets du Coran. Il n’a pas vu son fils depuis cinq ans, explique-t-il, mais, grâce à Dieu, sa dernière demande - la troisième - a été acceptée. Pourtant, il se peut qu’au dernier moment on lui refuse le visa. Pour peu que les pièces originales, qu’il doit présenter, paraissent incomplètes, ou suspectes.

Ce qui est arrivé à son voisin, un médecin : délivré par la Société générale, le relevé bancaire de ce dernier ne comportait aucun cachet : « D’habitude, le relevé suffisait. Je ne sais quelle lubie a saisi l’employé, qui a mis mon dossier en attente. J’ai dû annuler ma réservation d’avion et refaire la queue. J’ai perdu quinze jours, et suis arrivé à Paris quand le congrès auquel j’étais invité se terminait. »

L’obtention du visa ? « C’est le parcours du combattant », se plaignent les Algériens. Rassembler toutes les pièces exigées, faire en sorte que la première ne soit pas périmée quand arrive la dernière, les photocopier, remplir un formulaire au langage administratif souvent peu compréhensible, joindre un chèque (depuis le 1er janvier 2003, les « frais de gestion du dossier » se règlent lors du dépôt de la demande (1) ; en cas de refus, ils ne sont pas remboursés), puis faire la queue à la poste pour expédier son dossier, toutes ces démarches, qui ne vont pas de soi, sont déjà, par elles-mêmes, harassantes.

Au bon plaisir des fonctionnaires

Le plus pénible vient après : l’attente est indéterminée - un mois, deux mois, trois mois. Le temps, pour le consulat, de consulter les services de police, éventuellement les autres consulats (espagnol, allemand...), de vérifier l’authenticité des pièces, d’attendre l’agrément de Nantes. Parfois, et contrairement à ce que prétend le consul général que nous avons rencontré, l’intéressé ne reçoit pas de réponse : Leïla, qui a déposé son dossier en février 2002, ne sait toujours pas, en décembre, quelle suite lui a été donnée. Comme le téléphone ne répond jamais, elle a demandé, par lettre, ce que devenait son dossier. La lettre lui a été retournée. Sans un mot d’explication.

Il arrive que le dossier se perde. Ou traîne dans un bureau : préinscrit à l’université de Toulouse, disposant d’un compte en banque bien alimenté, hébergé par son oncle, Kader s’inquiète, en septembre, de n’avoir pas reçu son visa. Par chance, son père connaît un employé au consulat d’Annaba - qui entreprend des recherches et trouve, dans une pièce où s’entassent, recouverts de poussière, des dossiers qui n’ont pas été examinés, ou ont été rejetés, celui de Kader.

Certains reçoivent, à quelques semaines d’intervalle, deux réponses contradictoires. Non parce qu’ils ont envoyé deux demandes (ce qui ne justifierait nullement, d’ailleurs, la contradiction des réponses), comme le soutient le consul général. Surcharge administrative ? Probablement. Mais inquiétante : quelle réponse l’ordinateur a-t-il retenue ? Quelles seront les conséquences, lors du dépôt d’une prochaine demande ?

Quelques-uns reçoivent une réponse positive : en principe, tous ceux - médecins, avocats, journalistes - qui, dispensés de queue, remettent leur dossier à leur représentant auprès du consulat, et n’attendent qu’environ trois semaines leur visa. Donné, comme toujours, très chichement. Invité par un laboratoire pharmaceutique avec sa femme et ses deux enfants, un radiologue connu, qui n’a nullement l’intention d’émigrer, doit laisser en otage femme et enfants : le visa leur est refusé.

Au total, très peu de demandes sont acceptées. Sur près de 400 000 par an - « Nous en recevons plus de mille par jour », précise l’ambassadeur -, 277 000 ont été satisfaites en 2002. C’est mieux qu’en 1995, année où le nombre de visas accordés est tombé au plus bas niveau (47 000). Mais cela représente à peine plus d’un quart des dossiers traités.

Pourquoi ? Impossible de le savoir : le refus n’est jamais motivé, sauf dans quelques cas, quand la demande émane d’un ascendant ou un descendant de Français. Le consulat peut estimer que le demandeur ne dispose pas de ressources suffisantes (914 euros pour un mois si la personne n’est pas hébergée, 457 euros si elle l’est), ou qu’il présente un « risque migratoire », et la décision est prise très vite - chacun des 40 employés examine en moyenne 25 dossiers par jour. Elle n’est souvent pas justifiée.

La mère de Habib est veuve. Son mari percevait en France une retraite. Elle doit entreprendre des démarches, sur place, pour obtenir sa reconversion. Toutes ses demandes sont refusées. Depuis cinq ans.

Ismahane vit chez sa tante, à Tlemcen. Ses grands-parents résident en France depuis 1990, sa mère et sa jeune soeur, Amal, depuis 1992, mais Ismahane, qui est majeure, ne peut les rejoindre. Malgré la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, dont l’article 8 reconnaît à tous le droit de mener une vie familiale normale.

Beaucoup d’Algériens ne jouissent pas de ce droit, si nombreux sont les enfants séparés de leurs parents, ou les maris de leur femme. Tel le cas, particulièrement tragique, d’Abdenour .

Réfugié politique en France depuis I998, il a laissé en Kabylie sa fiancée, Hanifa L. Elle a voulu le rejoindre, le consulat s’y est opposé. Ils se sont donc mariés par procuration. Le mariage conclu, Hanifa sollicite un nouveau visa. Le consulat maintient son refus : la loi française, à laquelle Abdenour est désormais soumis, exige la comparution des futurs époux devant un officier d’état civil. Qu’à cela ne tienne : Hanifa demande un visa de court séjour pour se (re)marier en France. Nouveau refus du consulat. Abdenour, de son côté, a demandé la nationalité française. Demande rejetée par le ministère de l’emploi et de la solidarité nationale : sa femme vit en Algérie, il n’a donc pas en France ses « attaches principales ». Marié pour les uns, pas marié pour les autres : ce couple, qui vit séparé depuis cinq ans, n’émeut pas particulièrement le consul général qui s’interroge : « Mais qui vous prouve que cette dame n’appartient pas à un réseau de prostitution ? »

Si Abdenour connaissait une personnalité française susceptible d’intervenir auprès du Quai d’Orsay, il est probable que Hanifa le rejoindrait rapidement. C’est la seule façon, pour certains, d’obtenir ce qu’on leur refuse : grâce à l’intervention d’un conseiller d’Etat, Latifa, qui réside en France depuis dix ans et a obtenu la nationalité française, peut faire venir chaque été ses enfants (mais il arrive que le haut fonctionnaire du Quai d’Orsay qui intervient à la demande du conseiller d’Etat soit obligé d’envoyer deux ou trois télégrammes impératifs pour que le consulat s’exécute). C’est grâce à un ancien ministre qu’une grand-mère cingalaise a pu venir en France visiter sa famille, mais c’est faute d’avoir des « relations » qu’un vieil artisan algérien ne peut connaître son dernier petit-fils : « Pourquoi ce petit-fils et son père ne font-ils pas le voyage d’Alger ? », demande, soupçonneux, le Conseil d’Etat, qui confirme le refus de visa.

Même en cas d’urgence, le consulat se montre intraitable. « Il suffit d’appeler ma secrétaire », prétend le consul. La mère du petit Abderrahmane Zidane a fait mieux : en même temps qu’elle sollicitait par télégramme ledit consul, elle réussissait à attirer l’attention des médias sur le cas de son bébé de sept mois, qui devait subir d’urgence une transplantation du foie en France. Emue, l’opinion se mobilisa ; le chef du gouvernement, M. Ali Benflis, offrit de prendre en charge l’intervention. Mais le consulat resta sourd, et justifia son refus en prétextant un dossier incomplet. Son formalisme mit fin au débat : le petit Zidane est mort (2).

Absence de réponses, refus incompréhensibles, violations de la loi (de l’article 8 de la Convention européenne, de l’article 5 de l’ordonnance de 1945 obligeant l’administration à motiver le refus qu’elle oppose à un conjoint, un ascendant ou un descendant de Français), rumeurs de trafic et de corruption - inévitables, invérifiables, en l’absence de toute transparence : la situation est telle, au consulat d’Alger, que la Ligue des droits de l’homme, saisie chaque année d’une trentaine de cas tragiques, vient d’adresser une lettre au Quai d’Orsay pour qu’une enquête soit ouverte. « Le consulat de France à Alger, comme d’autres, d’ailleurs - notamment ceux de Fès, Nouakchott, Saint-Denis du Sénégal - est un Etat de non-droit. Où les fonctionnaires font ce qu’ils veulent. Acceptent ou refusent, selon leur bon plaisir, de délivrer un visa. C’est du n’importe quoi », déclare un responsable juridique de la Ligue des droits de l’homme.

A Bamako, depuis la construction d’un nouveau consulat, l’accueil est plus humain : on ne risque plus de se fracasser la tête contre le Plexiglas du guichet ni d’être asphyxié par les gaz lacrymogènes de policiers assiégés, et les agents, qui travaillent dans de meilleures conditions, reçoivent plus correctement les demandeurs.

Les démarches elles-mêmes sont plus simples : le matin, les postulants font la queue pour obtenir un rendez-vous (comme le consulat ne reçoit par jour que 160 personnes, beaucoup, dès l’aube, prennent leur place), l’après-midi, ils refont la queue pour déposer leur dossier et se prêter à un « entretien » ; le lendemain, ils viennent s’informer de la réponse et, si elle est positive, retirent peu après leur visa. Le tout ne dure pas plus d’une semaine.

Moins crispée que le consul général d’Alger, la vice-consule nous autorise à passer une matinée au consulat, aux côtés d’une fonctionnaire chargée de recevoir les demandes - et les explications (baptisées « entretien ») - de la cinquantaine de personnes assises, silencieuses, tendues, dans la salle.

Le « risque migratoire »

Une femme se présente au guichet. « C’est ma tante, dit l’homme qui l’accompagne. Elle ne parle pas français. Elle sollicite un visa pour aller à La Mecque. A son retour, elle souhaite rester quelques jours en France, chez son beau-fils. » L’employée examine le dossier - le trafic des vrais-faux papiers est tel que l’authenticité des documents est généralement incertaine. Mais autre chose retient son attention : si cette femme a bien un aller-retour pour La Mecque, son billet Paris-Bamako ne comporte aucune date de retour. Elle ne sait pas exactement, explique-t-elle, combien de temps elle restera chez son beau-fils. L’employée note sa réponse et, en marge du dossier, signale que la situation n’est pas claire. « Il est probable que le visa sera refusé. »

Lui succède une autre femme, en habit traditionnel, qui ne parle ni français ni bambara. On cherche un interprète qui comprenne le peul. L’assistance, qui entend toutes les questions posées par microphone, sourit. Cette femme veut aller en France pour voir son mari, qui est malade, explique l’interprète. Où est-il, exactement ? Elle ne sait pas très bien. Dans quel hôpital ? Elle ne sait pas davantage. Est-elle la première épouse, la deuxième ? La seule. A-t-elle de l’argent ? Combien ? (En principe, 25 euros par jour lorsqu’on est hébergé.) La femme tend quelques billets, que la fonctionnaire regarde distraitement. La demande, manifestement, sera rejetée.

Sûr de lui, large sourire, un fonctionnaire du protocole malien lui succède : « C’est pour la belle-soeur du premier ministre, précise-t-il. Elle n’a pas pu venir, elle travaille. » L’employée lui rappelle que toute personne qui sollicite un visa doit se présenter elle-même, puis, hésitante, demande conseil à la chef de service. Qui, dans un premier temps, s’oppose à tout passe-droit. Puis se montre plus conciliante : « Laissez tomber, on aura des histoires. Mais dites-lui que, la prochaine fois, on refusera. »

Compromis inévitables, comme dans tous les consulats, avec les notables du lieu, leurs proches, leurs amis. Ceux-là parviennent presque toujours à leurs fins. « On ne peut pas se mettre à dos toute la nomenklatura du pays, explique la responsable du service, on a aussi besoin d’eux, des policiers, des douaniers, des ministres... » Mais le consulat, malgré tout, tente de résister. A l’ambassadeur, par exemple, qui demande d’examiner avec bienveillance le dossier d’un étudiant recommandé par un ministre, la responsable refuse : le dossier est inconsistant. L’ambassadeur s’incline. Mais, après un bref échange téléphonique, il obtient gain de cause pour une autre demande, également incomplète : « Vous écrivez : "Recommandé par l’ambassadeur", dit la chef de service à sa collègue. En cas d’inspection... »

Les « citoyens de base », eux, ne posent guère de problèmes aux autorités consulaires. A la fin de chaque matinée, elles se réunissent et examinent les dossiers : « Sur 100 demandes, dit la vice-consul, 50 sont immédiatement rejetées. Sur les 50 autres, 35 sont écartées après examen. »

Les critères ? « Le seul, répond l’ambassadeur, c’est le risque migratoire. L’authenticité des pièces, leur fausseté, cela n’a guère d’importance : un bon dossier ne garantit pas que la personne reviendra, un dossier douteux ne signifie pas qu’elle ne reviendra pas. Devant toute personne qui demande un visa, la seule question à se poser est : risque-t-elle de ne pas revenir ? »

Mais comment estimer ce risque, lorsque l’« entretien », par Plexiglas interposé, ne dure que cinq à sept minutes ? Lorsque la plupart des agents, recrutés locaux (1 220 euros mensuels) ou titulaires des affaires étrangères (entre 3 050 euros et 3 800 euros) n’ont reçu aucune formation qui leur permette d’établir une relation confiante avec une personne, ni même de lui parler sans la blesser ou la braquer (tel cet agent qui, remettant son passeport à un Malien, claironne dans le micro : « Visa refusé ! »).

Une dictée pour les étudiants

Formés sur le tas, peu enclins à éclaircir des explications souvent confuses, avant tout occupés à examiner des pièces toujours suspectes, les fonctionnaires réagissent beaucoup plus à un dossier qu’à une personne. Pour cette dernière, ils se contentent de quelques impressions - l’allure, la façon de parler - ou tranchent selon leur humeur : il vaut mieux passer en début de matinée qu’à la fin.

Sans doute, pour limiter la partialité de la décision, le consulat s’est-il donné quelques repères et croit, ce faisant, être objectif : « Il y a des catégories de demandeurs que j’ai à l’oeil, dit la vice-consul : les jeunes de moins de trente ans, chômeurs ou délinquants en puissance, les jeunes femmes célibataires, à la recherche peut-être d’un mariage blanc, ou susceptibles de finir sur le trottoir, les personnes âgées, qui risquent de coûter cher à la collectivité, et les étudiants, dont on n’est jamais sûr qu’ils reviendront. Par exemple, je n’accorde pas de visa à ceux qui veulent poursuivre en France des études d’économie : il y a d’excellentes universités à Dakar ou au Gabon, qu’ils s’y inscrivent ! Les autres, même s’ils sont préinscrits dans une université française, doivent se soumettre à une dictée et expliquer, par écrit, les raisons de leur demande. C’est ce que nous appelons une lettre de motivation. Le résultat peut être rédhibitoire, bien entendu ! »

Critères objectifs, ou préjugés ? Et responsables de combien d’erreurs, d’injustices ? Les règles sont si rigides que, loin de simplifier le travail, elles le compliquent, et bien des cas posent problème. Les responsables du consulat assurent qu’ils ne les abordent pas à la légère. Pourtant, quelle que soit leur conscience professionnelle, il se trouve - c’est la logique même du système - que l’interprétation d’un dossier est toujours plus restrictive que compréhensive, la réponse plus souvent négative que positive, et entre le règlement, toujours compris au sens le plus strict, et une attitude plus « humaine », mieux adaptée à une situation particulière, c’est le règlement qui l’emporte.

« Vous ne me facilitez pas la vie », déclare la vice-consule à une femme qui lui demande un visa. Commerçante, elle a profité d’un autre visa, il y a quelques années, pour emmener en France ses quatre enfants et les confier à sa soeur. Depuis, elle a pu faire plusieurs voyages pour les revoir, et chaque fois, elle est revenue. Mais il se trouve que le consulat a eu vent de l’affaire, et cette femme, qui demande aujourd’hui un visa, pose un problème à la vice-consule : « Je la comprends, c’est normal qu’elle ait envie de les embrasser. » Effrayée par ce cri du coeur, elle se reprend aussitôt : « Non, non, je ne peux pas me faire complice d’un détournement de procédure... Après tout, si ses enfants lui manquent, elle n’a qu’à les ramener ! » « La vice-consule a parfaitement raison, souligne l’ambassadeur, il faut se méfier de ses bons sentiments. »

De fait, elle ne risque pas de s’y abandonner. Même si cela lui coûte. Par exemple, à propos de cet étudiant ivoirien, réfugié au Mali, et qu’une Française - une vieille dame âgée et fortunée - se propose de prendre en charge, et peut-être même d’adopter. « Cela me fend le coeur, dit la vice-consule, mais que faire ? » Lui donner un visa ! « Impossible, nous avons des instructions. » Pratiquement, rien ne s’oppose à ce qu’elle use de son pouvoir. A trois ans de la retraite, que risque-t-elle ? Elle en convient. Ses collègues l’encouragent à faire le bon choix. En vain : « Si l’on veut mettre un frein à la vague d’immigration, il n’est pas question de faire des exceptions. » A l’avant-poste des frontières de la République, la vice-consule, vigilante, monte la garde : le jeune Ivoirien ne passera pas.

D’Alger à Bamako, de Fès à Conakry ou à Yaoundé, le même constat s’impose : officiellement, « la France n’a pas de politique d’immigration », selon l’expression d’un de mes interlocuteurs. Chercheurs, avocats, députés, sénateurs, tous en conviennent : « La politique n’est pas claire, dit l’ancien ministre Roger Fauroux, ce qui en tient lieu est appliqué de manière arbitraire dans les postes, selon l’humeur même pas du consul, mais de l’employé d’un niveau très modeste qui distribue les visas. »

Auteur d’un remarquable rapport sur Le Visa Schengen (3), Didier Bigo, professeur à l’Institut politique de Paris, observe qu’il n’existe « aucune réflexion juridique, aucune analyse des pratiques consulaires ». Au terme d’une vaste enquête menée par son équipe, il écrit : « La délivrance du visa Schengen dépend des règles internes des consulats nationaux et des habitudes locales. Parce qu’il y a de nombreuses possibilités d’interpréter les règles, il y a beaucoup de variations. Presque tout se joue rapidement dans l’interaction entre les règles émises par l’autorité nationale de l’agent consulaire, par la marge d’appréciation qui lui est laissée et par l’image que donne la personne qui demande le visa. »

Une personne prouve- t-elle que sa famille est fortunée, elle n’est pas sûre de rassurer l’agent, elle peut même l’inquiéter : si ses proches ont largement les moyens de l’héberger, elle risque de ne pas revenir. « Dans ce cas-là, dit un haut fonctionnaire de Bruxelles, la décision de l’agent est négative. Et il la prend sur-le-champ, sans recul. L’appréciation du risque migratoire est immédiate, elle résulte d’une impression beaucoup plus que d’une réflexion. Ça se fait à toute vitesse, c’est de l’abattage... Les décisions à l’égard des étrangers ? Des actes pris à la va-vite par des employés sous-qualifiés, dans des conditions déplorables et des locaux sordides. »

« Mais que peut-on y faire ?, objecte une responsable du consulat de Bamako. Nous recevons constamment des instructions contradictoires : on nous demande d’être très stricts, mais, si on limite un peu trop le nombre des dossiers traités, on nous menace de supprimer certains postes. On navigue à vue... »

Logique de dissuasion

Sans doute, mais la boussole indique toujours la même direction. Variables d’un poste à l’autre, les pratiques consulaires obéissent toutes à la même logique, « une logique de dissuasion », selon l’expression de Didier Bigo. Pièces à fournir, frais de dossier, ressources exigées, élevées pour la plupart, queues à répétition, longueur des délais (de 4 à 5 mois en moyenne), tout est fait pour décourager : « La délivrance des visas, dit le haut fonctionnaire de Bruxelles, c’est la pénurie organisée. L’air du temps est à la rigueur. »

Toute personne qui demande un visa est a priori suspecte. Surtout lorsqu’elle appartient à l’un de ces « pays à risques », comme les instructions officielles le disent des pays d’Afrique, du Maghreb et du Moyen-Orient - notamment l’Algérie, l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan. « Ce sont les damnés de la terre, les pauvres, qu’on refoule, s’indigne Me Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme. Les visas sont parfaitement discriminatoires. » Une discrimination qui pénalise, une fois de plus, ceux que des siècles d’esclavage, plus d’un siècle de colonisation et l’exploitation néocolonialiste actuelle ont réduit à la plus grande misère.

Certes, le plus souvent, ceux qui ont du « répondant », hommes d’affaires, commerçants, notables, évidemment, ainsi que leur famille et les amis de leur famille, tous ceux-là, titulaires d’un titre de séjour (pour peu qu’ils aient un pied-à-terre en France, et sur présentation d’un relevé bancaire mentionnant une réserve de plus de 7 700 euros), ou munis d’un visa annuel de circulation, passent plus aisément les frontières. Sans parler de tous ceux qui obtiennent un visa par corruption. A l’insu des consulats, parfois avec leur complicité, active ou passive : en deux ans, huit plaintes ont visé le personnel diplomatique - en Iran, en Arménie, au Togo, en Tunisie, au Bénin, au Rwanda, en Bulgarie (4).

Barrage efficace, les visas ? Aucune statistique n’existe qui prouverait que leur instauration, dans les années 1986-1987, a diminué considérablement le nombre des immigrés clandestins. Aucune fermeture des frontières n’empêchera ceux qui meurent de faim de les franchir. Les plus hautes autorités de l’Etat le savent, mais, soucieuses de ne pas s’aliéner l’opinion (« On ne va quand même pas faire le jeu de Le Pen ! », dit un député), elles cultivent le fantasme de l’« invasion ».

« Il faut protéger l’existence et les droits de 60 millions de Français », déclare, imperturbable, un dignitaire du Quai d’Orsay, à qui nous soumettons un certain nombre de décisions consulaires manifestement arbitraires. Arbitraires ! Le mot fait bondir notre interlocuteur : « Il n’y a pas d’arbitraire. Il y a la loi. Une loi élaborée par le législateur, c’est-à-dire par le peuple français ! » Ce peuple a-t-il décidé qu’une grand-mère n’avait pas le droit d’accourir au chevet de sa petite-fille malade ? « Nous ne traitons pas de cas individuels. » Même s’il s’agit d’un bébé en danger de mort ? « Les hôpitaux de France peuvent-ils accueillir tous les bébés du monde ? » Confronté à un cas particulier, notre interlocuteur se réfugie dans les généralités, s’abrite derrière des statistiques, invoque la Loi (laquelle ?) et conclut : « La politique des visas n’a pas pour but de réparer des injustices. »

Celle qu’envisage le gouvernement ne peut que les aggraver. Instaurer des quotas, dresser une liste plus rigoureuse des « pays sûrs », renforcer la coopération entre les consulats des Etats de l’Union européenne : si les dernières propositions de M. Nicolas Sarkozy (5) sont adoptées, la délivrance des visas relèvera d’une logique encore plus policière et antidémocratique.

Par Maurice T. Maschino*, monde-diplomatique.fr


 *Maurice T. Maschino
Journaliste, auteur de Oubliez les philosophes, Complexe , Bruxelles, 2001.

 (1) Selon la nature du visa demandé et la durée de séjour, les frais de dossier vont de 10 euros à 140 euros.

 (2) Liberté, Alger, 10 juillet 2002.

 (3) Le Visa Schengen : rationalité, modalité et fonctions, rapport final pour l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (Ihesi), juillet 2001.

 (4) Le Monde, 27 août 2002.

 (5) « Pourquoi des sans-papiers », Le Monde, 28 janvier 2003.