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De la villa Cezini à Abou Gharib :« Ne torturez pas, ça fait mal » (L. Ighilahriz)

jeudi 13 mai 2004, par Hassiba

De la villa Cezini sur les hauteurs de Diar El Mahçoul à Alger à la fin du siècle dernier à la prison d’Abou Gharib dans la banlieue de Baghdad, en ce millénaire naissant, le knout et la gégène, la schlague et l’estrapade, la bouteille et la baignoire, instruments parmi tant d’autres de la question au service d’esprits aussi cruels que pervertis, sont toujours utilisés jusque dans cette guerre de science-fiction aux objectifs médiévaux.

A Washington, on blâme en vrac, à Londres on y met les formes, on cherche les lampistes, on couvre sous les oripeaux d’un langage « juridico-pantoufle » des actes que le siècle et la morale universelle réprouvent. Dans un sophisme dont on a pas encore sondé toute l’absurdité, le secrétaire d’Etat, Collin Powell, a estimé qu’« en temps de guerre, ce genre de choses se répète, mais il faut les déplorer ». Ni lui-même, qui n’a pas manqué de s’apitoyer sur « ces merveilleux jeunes hommes et jeunes femmes accablés de voir certains de leurs camarades agir de cette façon », et encore moins George W. Bush n’ont exprimé un autre sentiment que la gène ni présenté clairement des excuses si l’on excepte quelques regrets balbutiés sans conviction aucune. Tony Blair s’en est lui acquitté. Son sommeil est-il tranquille pour autant ? En revanche, Washington a proposé de l’argent... Les riches paient. Les riches achètent.

Cette atmosphère glauque ne peut pas laisser les Algériens indifférents, en ce lendemain de la commémoration des massacres du 8 mai 1945, eux qui ont eu à subir la torture érigée en système durant la guerre de libération par d’aussi sinistres individus que ceux qui martyrisent aujourd’hui la dignité du peuple irakien brisé, au nom de la thérapeutique de la démocratie sous perfusion. Les révélations de la Croix-Rouge internationale, relayées par le secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, et les informations rapportées par les journalistes attentifs aux déliements de langues des nombreux « spectateurs », photographes et autres vidéastes libidineu, font état de dépassements encore plus sordides que ceux qui ont, jusqu’ici, été rendus publics.

Mais les responsables américains tentent, comme les responsables français durant la guerre de libération, de circonscrire ce phénomène et de l’attribuer à des individualités qu’ils traitent pour la circonstance de tous les noms d’oiseaux. Le général Massu, en son temps, faisait, ce que l’historien Pierre Vidal-Naquet a appelé « l’apologie d’une torture fonctionnelle, comparable à l’acte médical du chirurgien ou du dentiste ». Tous les responsables français savaient que l’on torturait en Algérie de même que tous leurs homologues américains savent que leurs « boys » pratiquent ces méthodes abjectes, destinées à humilier profondément les victimes, mais qui en fait n’avilissent que leurs auteurs. Le général Aussaresses, de sinistre mémoire en Algérie, écrit à ce propos, que « l’utilisation de la torture était tolérée et même recommandée. François Mitterrand, le ministre de la Justice de l’époque, avait, de fait, un émissaire auprès de Massu en la personne du juge Jean Bérard qui nous couvrait et qui avait une exacte connaissance de ce qui se passait la nuit. J’entretenais les meilleures relations possibles avec lui et je n’avais rien à lui cacher ». Tout comme hier en Algérie, des voix s’élèvent aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne dans les rangs d’hommes de troupe et officiers qui ne veulent pas porter seuls la responsabilité de ces exactions indignes, des voix qui enfoncent le clou et affirment qu’il s’agit là « d’opérations de routine ». Des journalistes fouillent l’histoire récente.

Ainsi, Seymour Hersh, journaliste, vétéran du New Yorker, auteur des articles sur la prison d’Abou Gharib, connu pour avoir dévoilé en 1969, le massacre de Mi Lai. Il y a lieu, sans aucun doute, de rappeler qu’en mars 1968 une compagnie des GI’s, sous les ordres du lieutenant William L. Calley, investissait le village de Mi Lai au Vietnam où elle a exécuté froidement 500 civils, enfants, femmes et vieillards. L’armée américaine avait à l’époque annoncé « une grande victoire et la mort de 128 ennemis ». Il aura fallu la ténacité du soldat Ronald Rindenburg, pour que le procès de l’affaire puisse s’ouvrir en 1969.
Malgré la mise en cause de plusieurs officiers, seul le lieutenant Calley avait été condamné en 1971 à une peine de prison à vie. Il a été libéré en 1974, soit 3,65 jours de prison par personne massacrée ! Sa conscience et lui s’en sont, depuis, retournés à la vie civile. Gageons que le soldat de première classe de 21 ans Lynndie England, « la soldate-enceinte- à-la-cigarette-à-la-bouche », inculpée pour, entre autres, « actes préjudiciables au bon ordre et à la discipline et actes indécents » et « préméditation de voies de fait », moins qu’un voleur de voitures récidiviste, s’en tirera avec une peine de « réprimande » ou « une amende » ou un « renvoi » ou, au maximum, une peine de prison dérisoire. C’est la loi ! Piètre consolation pour ces dizaines, peut-être centaines d’hommes qui pleurent leur digité bafouée, leur honneur souillé. La clémence de la justice ne s’apparente-t-elle pas dans ce type de situation à de la complaisance institutionnelle coupable qui fait qu’il s’agit présentement, comme ce le fut en Algérie en son temps, « de torture d’Etat », pour reprendre Vidal-Naquet, laquelle, précise-t-il, « n’est pas autre chose que la forme la plus directe, la plus immédiate de la domination de l’homme par l’homme, ce qui est l’essence même du politique ». La souffrance du supplicié est autant physique que morale.

Il n’est pas de douleur vénielle. La bestialité du tortionnaire ne se mesure pas aux tenailles avec lesquelles il arrache les ongles ou l’intensité du courant électrique qu’il décharge sur la personne qu’il tourmente. La profonde imbécilité des bourreaux contraste souvent avec l’application dont ils font preuve lorsqu’ils exercent leur terrible besogne et l’extraordinaire morbidité de leur imagination. Jugez plutôt les propos de ce général israélien qui expliquait à un journaliste dans les années 1970 qu’« il suffisait d’attacher un Palestinien à côté d’un cadavre d’hyène pour lui faire avouer tout ce qu’on veut », et que la torture était inutile (sic). Cet animal étant considéré par la tradition arabo-musulmane comme l’impureté dans sa forme la plus élevée. Quel raffinement !

Durant des années, la presse française émerisait de guillemets le mot « torture » quand il s’agissait de l’Algérie, y compris les plus engagés, et les moins défavorables, les bien-pensants. Il a fallu, rappelle Vidal-Naquet, que « dans les derniers mois de la guerre d’Algérie, un certain nombre d’Européens, membres de l’OAS, fussent à leur tour torturés, pour que nombre de journaux se mettent à supprimer les guillemets ». La question qui se pose n’est pas seulement d’ordre moral ou philosophique. Les petites frappes venues du fin fond du Nebraska, de l’Illinois, de la Creuse ou de l’Ardèche ne sont pas les inventeurs du viol de l’intégrité physique et mentale de leurs semblables. C’est la guerre qu’on leur ordonne de mener qui est profondément injuste, autant qu’était juste la guerre de Libération algérienne et inique la colonisation française. Il n’y a pas de bonne et de mauvaise occupation. Cette dernière est une.

Hier, la démission du général Paris de Bollardière ou de Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, quoiqu’elle les honore ou celle obscure, de la Générale américaine en charge des prisons en Irak, et même la démission de tous les états-majors du monde, ne rendront jamais à Louisette Ighilahriz ce qu’elle a définitivement perdu et qu’elle seule connaît. Ce que nous, témoins impuissants, savons : c’est qu’elle n’a pas perdu sa dignité ; sa souffrance l’a glorifiée. Elle n’a pas perdu son honneur, son combat l’a magnifiée. Elle seule a la charge de son terrible secret.

Par Boukhalfa Amazit, El Watan

Sources :
Pierre Vidal-Naquet, La torture, dans la république. Les Editions de Minuit, Paris 1972.
L’Algérie en Prison, Jacques Charby, Les Editions de Minuit, Paris 1961.
Services spéciaux Algérie 1955-1957. Général Aussaresses, Ed. Perrin, Paris, 2001
Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Général de Bollardière, Ed. DDB. Paris 1972.