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Hafnaoui Ghoul incarcéré depuis deux semaines à Djelfa

dimanche 6 juin 2004, par Hassiba

La maison d’arrêt de Djelfa est pleine à craquer. De petits délinquants cohabitent avec des narco-trafiquants et des immigrés clandestins d’Afrique sub-saharienne y côtoient de dangereux terroristes.

La promiscuité est insupportable, dit-on, si bien que les magistrats ferment souvent les yeux sur les délits mineurs en gratifiant leurs auteurs d’une peine avec sursis, au mieux de la liberté provisoire. Cette indulgence des robes noires a prévalu jusqu’au 24 mai dernier.

Ce jour-là, un juge d’instruction pointilleux a préféré s’en tenir à la loi. Au terme de l’audition d’un prévenu, improvisée de nuit, il le met en détention préventive. Menottes aux poignets, l’inculpé est conduit en prison. Ce n’est pas un narco-trafiquant ni un dangereux terroriste, mais un journaliste de province doublé de représentant local de la Ligue algériennes de défense des droits de l’Homme (LADDH).

Hafnaoui Ben Ameur Ghoul, 36 ans, croupit dans sa cellule depuis 14 jours. Fusant du pénitencier, ses cris de détresse résonnent au-delà des miradors. De l’extérieur, la prison oppose au regard curieux une façade immaculée, le signe de sa quiétude. Dans la rue, pourtant, la rumeur gronde. Ici et là parviennent à Ghoul les échos d’une solidarité grandissante. De Dardour, une commune voisine secouée tout dernièrement par des émeutes, un des jeunes manifestants appréhendés par la police, et dont le journaliste a plaidé la cause, lui a écrit pour lui manifester son soutien. “J’attendais à ce que les coupables soient condamnés et c’est toi qui es en prison”, s’est indigné le desperado de Dardour dans sa correspondance. Les coupables qui sont-ils ? Tapis dans l’ombre des bureaux et du cabinet feutré de la wilaya, ils président aux destinées de hameaux exsangues, comme Dardour.

Les responsables de la désespérance et de la rapine ont des noms. Sous la plume de Hafnaoui Ghoul, leurs méfaits s’étalent au grand jour sur des colonnes entières de journaux. Du plus petit larcin aux pires malversations, le journaliste lève le voile sur une vaste opération de spoliation, un trafic indicible. Du coup, il devient une cible. Criant à la calomnie, les mis en cause dans ses révélations font appel à la justice. Fausses victimes contre faux coupable, la machine judiciaire s’emballe. Pour le juge d’instruction et la chambre d’accusation du tribunal de Djelfa, les poursuites sont justifiées. Ghoul Hafnaoui est coupable. Les chefs d’inculpation retenus contre le journaliste font de lui l’ennemi public numéro un. Outrage à corps constitués et à fonctionnaire, diffamation et injures sont les principales infractions auxquelles il devra répondre mercredi prochain.

Des révélations
impardonnables

Le procès s’ouvrira devant le tribunal correctionnel. Les plaignants sont deux, le wali, Adou Mohamed El Akbar (deux plaintes, dont l’une au nom du gouvernement), et le directeur de la santé et de la population, Rachid Salemkour. Le rapport de Hafnaoui Ghoul en date du 8 mai, au nom de la LADDH, mettant au jour le décès suspect de treize bébés prématurés au service prénatal de l’hôpital de Djelfa, est à l’origine des poursuites. Entre autres griefs retenus contre l’administration locale, des marchés douteux et une grande gabegie. Le défenseur des droits de l’Homme enfoncera le clou en faisant écho d’une série d’autres accusations, dans une interview accordée au quotidien Le Soir d’Algérie une semaine plus tard. Il s’est interrogé notamment sur le sort de près de
6 000 milliards de centimes, dont a bénéficié la wilaya depuis quatre ans dans le cadre du budget de fonctionnement, le plan de la relance économique ainsi que le plan du développement du Sud. “C’était plus que ce que pouvait supporter le wali. De telles révélations dérangeaient au plus haut point ses ambitions et sabordaient ses chances de demeurer à la tête de la wilaya de Djelfa”, confie un correspondant local de la presse nationale.

Le scandale des bébés, qui a mis Djelfa sous les feux des projecteurs, aurait soulevé le courroux du premier magistrat de la wilaya. Si bien qu’il a décidé de se venger. Les représailles seront féroces. Autant Hafnaoui est pugnace et déterminé dans sa mission de vérité, autant le wali est résolu à “l’abattre”. Le coup de semonce lui est porté le 24 mai. En poussant encore plus loin ses confessions, Hafnaoui signe son arrêt de mort. Sous le titre “Combien de citoyens s’immoleront-ils pour se faire entendre ?”, il signe un long réquisitoire publié par Djazaïr News, un des journaux dont il est le correspondant (lire papier ci-contre). Dans l’après-midi, à 14 heures exactement, il est interpellé par deux policiers en civil à son domicile. Conduit au commissariat, puis à la direction de la Police judiciaire, il sera ensuite présenté devant le procureur et le juge d’instruction. Trois fois de suite, Hafnaoui Ghoul est soumis au même interrogatoire. Le juge d’instruction exhibe ses articles et ses rapports. Il lui demande de s’expliquer. Mais le journaliste refuse et demande la présence d’un avocat. En toute réponse, le magistrat ordonne sa mise sous mandat de dépôt. Il est 19 heures quand le journaliste quitte le tribunal menotté et escorté par deux policiers. À l’adresse de quelques confrères accourus au palais de justice pour s’enquérir de son sort, il pestera scandalisé : “Le wali de M... est un corps constitué.” Une phrase de plus, de trop. Le lendemain, d’autres plaintes pleuvent sur le bureau du procureur de la République. “Une dizaine à peu près”, estime l’autorité judiciaire embarrassée par la tournure de l’affaire Hafnaoui.

En fait, il y en a quinze, dont deux supplémentaires du wali. Pour le reste, les poursuites sont demandées tour à tour par les maires de Slamna et de Mlilha, le directeur du secteur sanitaire de Messaâd, les directeurs de l’éducation, de l’hydraulique, de l’agriculture, de l’urbanisme, de la réglementation (Drag), du chef de cabinet du wali, du conservateur des forêts, du commissaire du Haut-Commissariat du développement de la steppe et du médecin légiste de l’hôpital. En tout, Hafnaoui est poursuivi pour près d’une vingtaine d’affaires.

“Hormis les trois premières plaintes, les autres seront probablement retirées et abandonnées”, confie une source judiciaire. Si leurs auteurs ne sont pas si soucieux d’aller jusqu’au bout de la procédure et obtenir gain de cause, pourquoi dès lors ont-ils fait appel à la justice ? À Djelfa, nul n’est naïf. Si les directeurs exécutifs et quelques P/APC ont suivi le wali dans sa démarche, c’est justement parce que l’initiative vient de lui. “C’est sur son injonction qu’ils ont déposé une plainte”, soutient-on de toute part. Le but étant évidemment de charger davantage l’inculpé et lui faire peur. De cet avis, Me Ahmed Triki parle d’une véritable cabale.

Un article, 15 plaintes... et 10 DA

“Combien de citoyens s’immoleront-ils pour se faire entendre ?”, tel est le titre de l’article paru le jour de l’arrestation de Ghoul Hafnaoui le 24 mai dans Djazaïr News et qui lui a valu une quinzaine de nouvelles plaintes. L’auteur s’est inspiré de deux drames, l’un à la Maison de la presse à Alger où le jeune investisseur Djamel Taleb a arrosé son corps d’essence après avoir bu la calice jusqu’à la lie et l’autre à Djelfa, théâtre de l’immolation d’un entrepreneur, Ali Belkheznadji. Outre la nature identique des deux tragédies, les raisons qui ont conduit les victimes à se donner la mort sont également les mêmes : les passe-droits et la duplicité de l’administration. Dans son article d’une page et demie, Hafnaoui série des dizaines de cas identiques où les plus hautes autorités de la wilaya - wali, chef de cabinet, chargé du protocole, directeurs exécutifs - sont, selon lui, compromises. Marchés de gré à gré, détournements multiples, corruption..., ses révélations sont fracassantes. Disséquant la politique de développement de la wilaya, il rappelle que Djelfa est l’une des wilayas les plus pauvres au niveau national avec plus de trente-cinq mille familles vivant au-dessous du seuil de la pauvreté. D’ou les soulèvements populaires qui ont ébranlé différentes de ses localités, conclut Hafnaoui. Depuis qu’il est en prison, son article est distribué sous le manteau. Une copie coûte 10 DA.

Sollicité par deux confrères de Hafnaoui, il s’est immédiatement porté volontaire pour défendre le journaliste. Depuis que son client est sous les verrous, il lui rend visite pratiquement tous les jours. Très fragilisé par son incarcération, le journaliste est souvent déprimé. En ce mercredi, J+8 après son emprisonnement, il est d’humeur très maussade. “Il commence à sentir le temps long”, confie son avocat. Durant les deux premiers jours, Hafnaoui observe une grève de la faim pour protester contre sa mise en détention préventive. De son côté, Me Triki introduit un appel afin d’obtenir une liberté provisoire. En vain. Le 31 mai, la chambre d’accusation confirme le mandat de dépôt. Dans une conférence de presse tenue le lendemain, le procureur général, Abderahim Madjid, tente de justifier la reconduction de la détention préventive mais n’y parvient pas. “Le relâcher pourrait exacerber la situation. Car rien ne dit qu’il se mettra de nouveau à écrire”, explique un magistrat sous le couvert d’anonymat.

Célérité et injustice

Il est donc clair maintenant que l’emprisonnement de Hafnaoui a pour objectif de le faire taire. Sinon comment expliquer cette démarche. “Dans les délits de presse, c’est inédit. La détention préventive est ordonnée dans les cas graves, quand il s’agit de crime ou de grave infraction, si l’inculpé est sans domicile fixe ou est susceptible de prendre la fuite”, observe Me Triki. Hafnaoui n’est rien de tout cela, pour autant, il est présenté sous les traits d’un redoutable malfrat. “Le juge bénéficie du pouvoir discrétionnaire. Le maintien en détention préventive est laissé à sa libre appréciation”, note encore l’avocat avec dépit. La partie civile explique autrement l’enfermement du journaliste et la célérité de l’appareil judiciaire dans cette affaire. “Il était en situation de flagrant délit”, ironise un des représentants du parquet. Son crime, l’écriture. Les pièces à conviction, ses articles et ses rapports à la LADDH. Pour ternir davantage l’image de ce “délinquant du stylo” et réduire son affaire à un quelconque fait divers, le ministère public redouble d’ingéniosité. Il brandit face à l’opinion publique le casier judiciaire du mis en cause, dont une histoire de vol (de K7 chez un disquaire ? !) et une autre de coups et blessures ainsi qu’une rixe. “C’est inadmissible”, s’offusque Me Triki. “Scandaleux”, s’écrient les journalistes venus assister à la conférence de presse du procureur général.

C’est au cours de cette rencontre que les antécédents judiciaires de Hafnaoui sont dévoilés à travers un communiqué de la cour. Pourquoi y avoir fait référence ? Le procureur général, décontenancé, cafouille. Pour l’avocat, une telle insertion vise tout simplement à discréditer son client. “Légalement, les magistrats uniquement sont autorisés à consulter le casier judiciaire d’un prévenu lors des délibérations afin de rendre un verdict juste”, dit-il. Le parti-pris du parquet en faveur des plaignants dans l’affaire Hafnaoui soulève l’ire des correspondants locaux de la presse. “Le procureur général est à la solde du wali”, dénonce crûment un maire déchu d’une des communes de Djelfa. Poussé à la porte de sortie par le même wali bien avant la fin de son mandat, l’ex P/APC est aigri. “J’ai eu à travailler avec une douzaine de walis. Mais jamais je n’ai vu quelqu’un comme lui. Il se prend pour le maître absolu et veut avoir tout le monde sous sa botte”, s’éructe notre interlocuteur. Selon lui, les liens familiaux du wali - son épouse est une parente du ministre de l’Intérieur Nourredine Yazid Zerhouni -, son origine de Nedroma (Tlemcen), le fief des hommes au pouvoir, son rôle actif dans le redressement du FLN, l’intronisation de Belkhadem à la tête du mouvement a eu lieu au mois de septembre dernier à Djelfa, sa campagne en faveur de la réélection du président Bouteflika, confortent son despotisme. Dans l’affaire Hafnaoui, des indiscrétions font état des pressions subies par le juge d’instruction de la part du chef du commandement de la sécurité militaire, également natif de Tlemcen et proche du wali, pour mettre le journaliste en prison. “Hafnaoui a été manipulé en perspective du prochain mouvement des walis. Certaines parties veulent voir partir l’actuel wali et se sont servies de lui”, résume un magistrat du parquet.

Qui du correspondant de presse ou de la justice est manipulé dans cette affaire ? Petit journaliste de province contre puissant wali aux épaules larges. Le verdict est dans quatre jours. Hafnaoui peut écoper jusqu’à deux ans de prison ferme.

Par Samia Lokmane, Liberté