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Journalisme et démocratie

mercredi 21 juillet 2004, par Hassiba

La presse écrite est une réalité à la fois surprenante et banale, et il en est ainsi depuis longtemps.

Au moins depuis ce jour où Ralph Waldo Emerson a écrit dans son journal, voilà 140 ans : « La somme immense et précieuse de connaissance qui inonde aujourd’hui, la société nourrit les journaux de sa riche substance si bien que personne ne peut se saisir d’un vieux journal pour envelopper une paire de chaussures sans que son regard ne soit arrêté par quelque paragraphe, porteur d’une précieuse information en provenance de Londres ou de Paris qu’il hésite à perdre à jamais. Ma femme est saisie d’anxiété à chaque fois que je lui tends de vieux journaux à brûler, tant elle a peur de livrer aux flammes quelque écrit sacré, et elle tient à les lire avant de les mettre au fourneau pour faire cuire ses tartes ».

Mais, bien sûr, elle s’en servait ensuite pour faire cuire ses tartes, et cet usage montre bien combien le journal était devenu à cette époque un objet banal et ordinaire, à la différence du livre, par exemple. Or tel Le pouvoir des médias n’était pas le cas quelques générations plus tôt. Au XVIIIe siècle Samuel Sewall, citoyen de Boston, conservait et reliait ses journaux et Martha Moore Ballard sage-femme dans le Maine, faisait encore de même en 1799, année où elle note dans son journal qu’elle a passé la journée « à mettre en ordre les journaux et à les relier avec du fil (2) ».

On remarquera, dans le commentaire d’Emerson, le scepticisme à l’égard des « précieuses connaissances « et sa réticence devant toute tendance à y voir des « écrits sacrés ». A noter aussi que pour lui le rôle du journal est de relayer l’information « précieuse » en Provenance du monde plutôt que de dépeindre quelque aspect particulier de la planète selon un certain point de vue et dans un but donné. Il considère ce que nous appelons « journal » comme pourvoyeur d’informations et non comme promoteur de points de vue particuliers.

Il n’en est pas toujours allé de même en matière de journalisme. Et il n’est sans doute pas exagéré de dire que la Presse bon marché a inventé l’information dans les années 1830, et que le XIXe siècle a inventé le journalisme (3.)

Il est vrai que le Richard III de Shakespeare s’enquiert auprès de Ratcliff : « Et alors ! Quelles sont les nouvelles ? » et apostrophe Lord Stanley : « Stanley, quelles nouvelles M’apportes-tu ? « Mais Richard s’intéressait à la situation militaire, et non pas à ce que nous appelons aujourd’hui « les nouvelles ». Il ne cherchait pas à satisfaire une curiosité générale à propos de ce qui se passait sur la planète ; il ne cherchait pas à se tenir informé de l’actualité dans le souci d’avoir un œil sur le monde ou de jouer un rôle sur la scène sociale ; il ne cherchait certainement pas à connaître l’appréciation d’un journaliste quant à l’importance relative des divers événements de la journée. En un mot, il ne cherchait pas dans l’information ce que nous en attendons nous-mêmes.
Je me propose dans ce chapitre de développer l’idée que l’information journalistique est une notion historiquement datée, et non pas un concept universel et permanent inhérent à toutes les sociétés humaines.

Je veux aussi montrer que si la notion même d’information journalistique est un précipité de l’histoire, chaque article de presse est, de la même façon, une construction sociale. Je m’explique : l’article de presse rend compte du « monde réel « au même titre, mais sur un mode différent, que la rumeur ou que le roman historique. Il ne constitue la réalité (comme si une suite de mots et de phrases pouvait avoir cette prétention), mais une transcription de la réalité, et toute transcription transforme, simplifie et réduit son objet. Le journal, en tant que véhicule d’informations, contribue à la construction de l’univers mental dans lequel nous vivons plutôt qu’à la reproduction fidèle du « monde réel » qui nous entoure.

Cela ne signifie nullement que, lorsque nous lisons dans le journal une information à propos d’un affrontement armé quelque part dans le monde, nous devions nécessairement douter que cet affrontement a bien eu lieu. Cela signifie, en revanche, que les Français lorsqu’ils lisaient dans leur journal une information sur la bataille de Waterloo, lisaient une histoire fort différente - et l’intégraient dans un scénario très éloigné - de celle que lisaient au même moment les Anglais dans leur propres journaux. Comme Walter Lippman le souligne dans Public Opinion, les gens réagissent non pas au monde mais « aux images qu’ils ont dans leur tête », ce qui est très différent’. Les images que les gens ont dans leur tête - ou celles qui leur échappent ont des conséquences on ne peut plus concrètes. C’est ainsi qu’en 1815 des soldats livrèrent la bataille de La Nouvelle-Orléans - et que beaucoup y périrent - parce qu’ils avaient dans la tête l’idée qu’ils étaient encore en guerre, alors que, pour Londres et pour Washington, la guerre était d’ores et déjà terminée. Mais les officiers, à La Nouvelle-Orléans avaient, pour leur malheur, une autre image en tête.

Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait quelque confusion à propos de la presse en tant que construction sociale, et en particulier historique, car l’histoire elle-même, le plus souvent, oublie de s’intéresser à la presse. Je m’avancerai plus prudemment en ce qui concerne l’école historique européenne, que je connais moins bien ; je suis en revanche catégorique s’agissant de l’historiographie américaine. Prenons, par exemple, ce manuel d’histoire américaine très à l’honneur dans nos universités qu’est The National Experience, de John Blum 5. Qu’y apprenons-nous à propos de Zenger, de Franklin et de Greeley, ou encore de Hearst, de Lippmann et de Paley, sans parler de personnages comme James Franklin, William Lloyd Garrison, Edward R. Murrow, Woodward ou Bernstein ? Eh bien, le nom de James Franklin, qui fut le premier journaliste au monde à rendre compte d’un vote au sein d’une assemblée législative, n’est pas mentionné. Pas plus que n’apparaît celui de John Peter Zenger, cet imprimeur qui, en 1735, fut déclaré non coupable après que son avocat eut soutenu qu’un journal ne pouvait être accusé de diffamation à l’égard du gouvernement lorsqu’il ne faisait que dire la vérité. Garrison est mentionné en tant qu’animateur d’un mouvement pacifiste, puis comme membre actif du mouvement antiesclavagiste et éditeur du journal The Liberator. Si les quelques lignes qui lui sont consacrées rendent un hommage appuyé à son rôle en qualité de journaliste, ce n’est que pour minimiser son importance sur le plan politique : « Mais c’était davantage un homme de presse qu’un véritable leader et stratège politique, et le mouvement ne tarda pas à prendre trop d’importance pour qu’il puisse en garder le contrôle ». Greeley est mentionné en tant que candidat à l’élection présidentielle de 1872. S’il est bien précisé qu’il était rédacteur en chef de « l’influent New York Tribune, il n’est pas dit un mot de ce qu’était cette influence.

De Paley, on nous dit qu’il était, en 1952, directeur de la Materials Policy Commission, mais la chaîne CBS n’est pas mentionnée. Le nom de Hearst apparaît brièvement à propos de la guerre hispano-américaine, ainsi que dans une phrase où il est dit que l’empiétement de la presse sur la vie privée, initié par Pulitzer dans les années 1890, fut « poursuivi et intensifié par son imitateur William Randolph Hearst. « Pulitzer est également cité comme étant le père d’une nouvelle école de journalistes qui ont cherché à atteindre les masses en rendant l’information « plus sensationnelle et plus vulgaire ». Lippmann est mentionné à huit reprises, sans qu’il soit bien précisé qui il est exactement. D’abord présenté comme un intellectuel, puis, dans les années 60, comme un commentateur de presse, il apparaît ensuite comme un spécialiste de politique étrangère, opposé à l’engagement américain au Viêtnam. Il est à chaque fois décrit comme un observateur très avisé de la scène politique et économique, sans qu’il soit jamais fait mention ni du fait qu’il était journaliste, ni de son influence sur le journalisme, ni de son rôle de théoricien de la communication. La seule et unique mention qui soit faite de Murrow souffre de la même carence : s’il est présenté comme un critique de l’influence uniformisatrice de la télévision sur la société américaine, il n’est pas dit un mot de son activité de journaliste.

Sur les quinze passages consacrés à Benjamin Franklin, seul le premier fait référence à son activité de journaliste, mais comme entre parenthèses, notant simplement qu’il avait réussi dans toutes ses entreprises que « ce soit lorsqu’il dirigeait dans sa jeunesse un journal à Philadelphie, ou lorsqu’il courtisait les femmes à Paris sur ses vieux jours ». « En tant qu’éditeur de presse, Franklin, est-il écrit, défendait son droit de publier ce que bon lui semblait « .

Mais qu’est-ce que cela signifiait exactement pour lui, en quoi cela le différenciait-il de ses confrères, s’agissait-il d’un plaidoyer pour la liberté commerciale ou d’une revendication du droit à la liberté politique, le texte ne le précise nullement. Et à propos de Woodward et de Bernstein, que nous dit ce manuel ? C’est là l’un des passages les plus révélateurs. L’intrusion dans l’immeuble du Watergate, est-il écrit, a lieu en juin 1972 » ; un jury d’accusation inculpe les cambrioleurs en septembre ; le procès commence en février de l’année suivante, et c’est à ce moment seulement que Woodward et Bernstein nous sont présentés, « commençant à déceler des complicités dans l’exécutif, à travers notamment un personnage mystérieux et bien informé qu’ils n’ont identifié que sous son nom de code Deep Throat. ( à suivre)

Source : La Nouvelle République