Accueil > ALGERIE > L’Irak, miroir algérien

L’Irak, miroir algérien

vendredi 14 mai 2004, par Hassiba

Débusquer nos utopies. L’Irak, décidément. Comme Babylone pour nos ancêtres, c’est devenu notre terrible miroir algérien. Tout dans ce qui s’y produit comme horreurs et cruautés, résistances et audaces, tout nous invite à méditer sur nos vanités et un peu sur nos fragiles espérances.

D’Irak nous viennent, en direct, les choquantes images de la décapitation d’un homme d’affaires américain de 26 ans, Nicholas Berg, par un groupe d’islamistes implacables. Exécution en live sur internet immédiatement après lecture publique de la sentence. Dieu, que cela nous rappelle notre réalité : l’intégrisme c’est d’abord cela, cette glaciale façon de trancher la tête sans rien éprouver d’humain, sinon ce sanguinaire bonheur du bourreau, celui d’avoir donné la mort.

D’Irak toujours ces effroyables photos de détenus irakiens humiliés, torturés, sodomisés, des photos qui font polémique, des photos qui font scandale mais des photos qui rendent hommage à la liberté de la presse. Oui, parce que l’Irak nous livre à la fois le sang et l’information libre, c’est-à-dire la guerre et la liberté de la montrer en direct, c’est-à-dire cette espèce de privilège de suivre l’horreur dans son instantanéité, donc de « vivre » la cruauté de l’occupant américain et celle du combattant intégriste, alors cette guerre nous interdit l’ignorance et nous plonge, nous, Algériens, dans les complexités qu’on a cru pouvoir fuir, réduire ou caricaturer : peut-on dialoguer avec des intégristes ; peut-on tout dire et tout montrer ? Je vois d’ici se profiler les accusations de manichéisme. Mais non, il ne s’agit pas de plaquer des expériences tout à fait dissemblables. Il y a juste, dans cette tragédie irakienne, motif à douter, à réfléchir et à débusquer nos utopies. L’exercice n’est pas superflu à l’heure où le président Bouteflika s’obstine à vouloir apprivoiser les intégristes en les convertissant à cette vague « réconciliation nationale » dont personne n’est en mesure de vous en dire davantage. L’exercice devient même précieux à l’heure où il est beaucoup question de « presse responsable », de « journaux patriotiques » et de déontologie.

Peut-on se réconcilier avec les assassins de Nicholas Berg ?

La tête de l’Américain, coupée d’un geste déterminé et rapide, tombe juste après un « Allahou Akbar » déchirant. Il y a quelque chose de définitif dans cette sale exécution, de définitif et de résolument inquiétant : les tueurs intégristes sont déconnectés des états d’âme terrestres. On ne savait rien des assassins de nos Saïd Mekbel ni de leur façon d’arracher la vie. On sait désormais, grâce aux prodigieuses avancées d’internet et du numérique, qu’ils ressemblent aux assassins de Nicholas Berg.

Le fait que l’Irak soit devenu une cause islamiste pour Al Qaïda ne justifie pas qu’on éprouverait à l’endroit de ces tueurs autre chose que du dégoût. Cette barbarie intégriste filmée en direct pour des milliards de personnes habitant la planète suscite brusquement ce désespoir qui condamne les bonnes intentions politiques : comment concevoir un repentir et une réconciliation avec des assassins comme ceux de Nicholas Berg, maintenant qu’on les a « vu faire » ? La chose reste impensable pour le plus acharné des jésuites. Pourtant, Bouteflika, avec un désarmant optimisme, la pense possible. Qu’elle tienne de la candeur ou de l’entêtement, l’opinion est intrépide, allant à contre-courant d’un mouvement mondial orienté vers l’éradication du terrorisme. Ces coupeurs de têtes-là, regrettant leur forfait et jurant qu’on ne les y reprendra plus, voilà un happy end que n’oserait plus jamais aucun scénariste, mais que ne répugne pourtant pas à imaginer le chef de l’Etat algérien. Il y a chez Abdelaziz Bouteflika une croyance tenace qui repose sur une conception pateline des conflits : ils se règlent toujours entre frères, autour d’un bon café. Cette façon angélique d’aborder les adversités en exclut la substance idéologique, doctrinale, la sève : en niant aux assassins de Nicholas Berg comme à ceux de Saïd Mekbel un idéal supérieur qui les fait donner la mort et la subir, c’est-à-dire l’avènement de l’ordre islamique, Bouteflika en fait de simples « égarés » qui ont perdu la tête. Et depuis douze ans, le pouvoir algérien cherche, sans succès, une tête aux assassins de Nicholas Berg.

Peut-on tout écrire et tout montrer ?

C’est d’Irak toujours que nous est venue cette inimaginable révélation aussi majestueuse que les Jardins suspendus de Babylone : la presse américaine dénonçant, photos à l’appui, les abus de sa propre armée ! Dans quelle catégorie classer le Los Angeles Times ? Dans la case des journaux antipatriotiques ? Dans celle, plus sévère, des journaux traîtres, à la solde de l’ennemi ou, plus prosaïquement, des journaux irresponsables ? Personne, parmi les dirigeants américains, n’a songé à mener ce débat à propos du Los Angeles Times : la liberté de la presse, aux Etats-Unis, est aussi fondamentale que l’intérêt des forces armées.

Autrement dit, la Constitution américaine ne fait pas de différence entre le droit du citoyen à être protégé et celui d’être informé de tout ! Chez nous, où on en est encore à être embarrassé par un article sur la mort énigmatique de 13 bébés à Djelfa, le Los Angeles Times, en plus de tomber sous le coup du nouveau code pénal, serait immédiatement catalogué parmi les journaux félons. Les dirigeants algériens s’ingénient à accumuler les antagonismes entre l’intérêt national et la liberté de la presse, antagonismes coquettement résumés sous le doux vocable « éthique et déontologie ». C’est, dit-on, la mission du nouveau ministre de la Communication, Boudjemaâ Haïchour, dont l’esprit brillant devrait l’aider à venir à bout de la « presse irresponsable ».

Hier, à la Chaîne III, le ministre de la Santé, intervenant à propos du scandale de Djelfa, a fait profiter ses collègues du gouvernement d’une subtilité qu’on ne lui soupçonnait pas : « Il faut humaniser nos hôpitaux, mais il faut aussi humaniser l’information. » Autrement dit, se censurer et s’interdire de divulguer des faits qui renvoient, par exemple, à des décès subits de nourrissons par la faute de structures hospitalières négligentes. M. Redjimi est sans doute un brillant ministre de la Santé en Algérie. La chance des Américains est de ne pas l’avoir comme ministre de la Défense.

Mohamed Benchicou, Le Matin