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L’ancien lieutenant "donnait les ordres" au premier étage de l’école Sarouy, à Alger

vendredi 18 mars 2005, par Hassiba

L’école Sarouy n’a pas beaucoup changé. Garçons et filles s’y croisent gaiement, en tablier, survêtement et baskets, cartables au dos. On a peine à croire que la classe du premier étage, en haut à droite, a été une salle de torture.

L’été 1957, comme chaque année, l’école se vide de ses élèves. Le 3e régiment de parachutistes coloniaux (RPC) du colonel Bigeard la réquisitionne. De mi-juillet à début septembre, la compagnie d’appui va s’y installer, avec deux hommes à sa tête : le capitaine Raymond Chabanne et son adjoint, le lieutenant Maurice Schmitt. Ce lieu devient un centre d’interrogatoire et de torture.

Pour ceux qui sont passés par là, revenir sur les lieux de leurs supplices est une épreuve. Certains sont proches du malaise en pénétrant dans le bâtiment, en montant les escaliers, puis en revoyant la salle où ils disent avoir été soumis à la "question". Les tortionnaires, se souviennent-ils, mettaient de la musique à fond pour assourdir leurs cris. Ils affectionnaient surtout les tubes de deux chanteuses en vogue, Dalida et Jacqueline François : Gondolier, Bambino ou Que sera sera.

Lyès Hanni est né le 22 mars 1929. De petite taille, les yeux clairs, cet homme vif et rieur est entré très jeune dans la résistance à l’occupation française. Il est d’abord membre de l’Organisation spéciale, puis rejoint le FLN lorsqu’éclate la révolution. Quand Alger est découpée en trois régions, Lyès Hanni est nommé responsable militaire de la région II. Arrêté le 17 août 1957, il est conduit à l’école Sarouy. On veut lui faire dire le nom des membres de son réseau.

"On m’a d’abord mis nu, raconte-t-il. Puis on m’a fait monter au premier étage. Il y avait là une grande bassine, pour le supplice de l’eau. On m’a passé d’abord à l’électricité, puis à l’eau. Le lieutenant Schmitt a toujours été là, pour chacune de mes séances de torture. C’est lui qui donnait les ordres. Il disait : "Arrête, continue, arrête." Un autre lieutenant, un homme sanguinaire, exécutait les ordres. C’était l’été, les tortionnaires étaient souvent torse nu. L’un d’eux avait une grosse cicatrice, une sorte de plaque sur l’épaule ou l’omoplate. Il disait que c’était une blessure qu’il avait ramenée d’Indochine."

Lyès Hanni a le souvenir d’une "autre brute", un certain Babouche, un proxénète de la casbah, acquis à l’armée française. Tous les survivants de l’école Sarouy parlent de ce préposé aux basses œuvres. Babouche, considéré par les siens comme un traître et un assassin, sera étripé par le FLN, en pleine rue, en 1958. Lyès Hanni lui attribue de nombreux viols à l’école Sarouy, l’été 1957.

L’ancien responsable militaire de la région II ne s’étend pas sur ce qu’il a subi. Il préfère témoigner pour ceux qui ne sont plus là, en particulier son adjoint, Berrekia Mohamed, dit Fodil, ainsi qu’un menuisier, Aichkadra. Lyès Hanni s’indigne que le général Schmitt ait pu écrire dans son livre, Alger, été 1957, que l’un et l’autre ont été tués dans un accrochage. Ces deux hommes, témoigne-t-il, sont morts sous la torture à l’école Sarouy. "Les tortures qu’on m’a infligées, je l’admets. Ce que je ne pardonne pas, ce sont tous ces mensonges, dit-il. Même chose pour Ali Moulaï et Saïd Bakel. Comment le général Schmitt peut-il prétendre qu’ils ont parlé sans même une gifle ? Ils ont été affreusement torturés à l’école Sarouy. Ce qu’ils ont enduré est abominable."

Lyès Hanni dénonce également ce qu’ont subi les femmes dans cette école, cet été-là. "Elles se taisent, mais on n’imagine pas ce qu’elles ont enduré. Quand elles étaient torturées, ils étaient nombreux à venir assister au spectacle. Elles étaient nues, alors vous imaginez !" Une scène ne l’a jamais quitté, celle d’une "petite de 14 ans", nue, ligotée sur une chaise. "Un sergent, un gros rouquin, s’est mis à la peloter. Il y prenait plaisir... Les regards de cette gosse, je ne les oublierai jamais."

Dans la salle des supplices, Lyès Hanni croise un jour une autre jeune fille qu’il connaît. Elle s’appelle Ourida Meddad et a 19 ans. "Je sortais de la salle de torture. Elle y entrait. On l’avait mise nue. On a commencé à la passer à la gégène (groupe électrogène utilisé pour la torture) devant moi. Le lieutenant Schmitt était là. Ensuite, on m’a fait sortir." Lyès est enfermé avec d’autres détenus dans une classe du rez-de-chaussée quand le corps d’Ourida Meddad se fracasse, un jour d’août, dans la cour de l’école.

L’adolescente s’est-elle suicidée ou l’a-t-on jetée par la fenêtre ? Les versions divergent. Ce qui est sûr, c’est qu’avant de chuter, elle était dans la salle de torture. "J’ai entendu l’un des tortionnaires descendre l’escalier à toute vitesse en criant : "La salope, elle s’est défenestrée !" J’ai retenu ce mot parce que c’était la première fois que je l’entendais", raconte-t-il. Quand vient le moment de la rentrée scolaire, début septembre, Lyès Hanni est transféré dans un autre lieu de torture, les Bains Maures.

Mouloud Arbadji
a 13 ans, l’été 1957. Il sert d’agent de liaison de Ramel, un proche lieutenant de Yacef Saadi, le responsable de la zone autonome d’Alger. Le jeune garçon est arrêté le 8 août 1957 et conduit à l’école Sarouy, dans la salle de torture. Il est sommé de révéler la cache de Ramel. "On m’a fait déshabiller. J’ai ensuite été attaché, nu, les genoux pliés sur une barre de fer, les pieds et les mains liés entre eux. Schmitt était là. On m’a tout de suite passé à la gégène."

La barre de fer est posée entre deux tables de classe. Il suffit de lui donner une légère impulsion pour qu’elle bouge, comme un tournebroche. Cette position est déjà un supplice. "Pendant qu’on me torturait à l’électricité, il me semblait qu’une partie de mon corps flottait en l’air. De temps en temps, je m’évanouissais."

Mouloud Arbadji est ensuite descendu dans l’une des salles du rez-de-chaussée. Là, il se confie à un certain Ghandriche, un chef de région du FLN. Il ignore que cet homme a été retourné par l’armée française. On le remonte plus tard en salle de torture. "On m’a pendu par les pieds, avec une pièce de monnaie dans la bouche. Et on m’a dit : "Si tu la fais tomber, on te met une balle dans la tête." Schmitt était là. Il dirigeait les opérations."

La tête en bas, Mouloud Arbadji est de nouveau torturé à l’électricité, non plus à la gégène mais au secteur. "Je n’ai pas senti la différence. Mon corps flottait. De temps en temps, ils enlevaient la pièce et criaient : "Où est Ramel ?" A la fin, ils ont hurlé : "Fils de pute ! Ce soir, on va t’emmener manger de la crevette !""L’adolescent ne comprend pas ce que cela veut dire. On le détache. Il tente, en vain, de s’approcher de l’une des fenêtres. "J’avais envie de me suicider."

La nuit tombée, on l’emmène sur la rade d’Alger à bord d’un bateau à moteur. "Il y avait avec nous un autre prisonnier, un adjudant qui travaillait à l’hôpital Maillot, Bachali. Cet homme avait été horriblement torturé à l’école Sarouy. Il avait les deux bras cassés qui pendaient sur les côtés. Arrivés en pleine mer, on nous a mis un sac sur la tête et plongés dans l’eau, les mains attachées, un poids accroché à nos pieds. J’ai cru mourir." Après la "séance des crevettes", l’adolescent est ramené à l’école. Il ne sera plus torturé, mais Aichkadra, assistera à la mort du menuisier, que le général Schmitt dit être mort au combat.

Un jour, alors qu’il se trouve au rez-de-chaussée, Mouloud Arbadji entend le bruit d’une chute dans la cour. Le jeune garçon se précipite à la fenêtre. Un corps vient de s’écraser. C’est celui d’une adolescente, nue. "Il s’agissait d’Ourida Meddad, je l’ai su un peu plus tard." Peu après, Mouloud Arbadji est transféré de l’école Sarouy au centre de tri de Ben Aknoun.

Zhor Zerari
est née dans une famille de nationalistes renommés. Celle qui deviendra plus tard la première femme journaliste en Algérie est la nièce du commandant Azzedine, l’un des plus célèbres responsables de l’Armée de libération nationale (ALN). Le père de Zhor Zerari a "disparu" après avoir été arrêté par les parachutistes et torturé. "Je suis orpheline d’une tombe", dit-elle. La jeune fille est arrêtée à l’aube du 25 août 1957. Elle vient de poser trois bombes dans Alger. Elle affirme que "le but n’était pas de faire de victimes, ce jour-là, mais de rappeler que le FLN était toujours vivace, en dépit des déclarations triomphalistes de Massu". Conduite à l’école Sarouy, elle est questionnée sur ses complices. Ce qu’elle a subi là-bas, Zhor Zerari supporte difficilement d’en parler.

Nue, la jeune militante indépendantiste dit avoir été tabassée, puis passée à la gégène. Elle est allongée par terre, bâillonnée avec un tricot empli d’excréments. On urine sur elle, elle urine sous elle, de peur et de douleur. "Schmitt et un autre lieutenant étaient là. Schmitt donnait les ordres. Je peux lui rappeler une anecdote : à un certain moment, celui qui manipulait la gégène a dû se tromper en réglant sa machine. La décharge électrique a été si violente qu’il a lui-même pris du courant pendant que, moi, je glissais sur le sol comme une fusée, renversant au passage le bureau de Schmitt et lui avec !" Zhor Zerari rit en racontant ce souvenir. Si elle évoque avec gratitude un sous-officier, Jean Garnier, qui l’a sauvée d’un viol, elle a du mal à oublier d’autres scènes qui, dit-elle, au-delà de la douleur physique, "constituent la pire des humiliations". Un jour, les parachutistes amènent une très jeune fille dans la salle où elle se trouve. "Cette adolescente descendait de la salle de tortures. Elle claquait des dents. Je connais son nom. Elle avait été violée et sodomisée avec une bouteille. Elle était en sang à partir de la taille", dit-elle.

Zhor Zerari garde de lourdes séquelles des supplices. "Je continue de les subir au quotidien. Ma vie en a été gâchée." Elle souffre depuis presque cinquante ans de pertes d’équilibre, de violentes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, qui entraînent des chutes brutales et des pertes de connaissance. En 1961, alors qu’elle était détenue à la prison de Pau, on lui fait un électro-encéphalogramme. "Toute honte bue, il était écrit que mes crises étaient "la conséquence d’électrochocs administrés en établissement psychiatrique". Or je n’étais jamais allée en hôpital psychiatrique !", s’exclame-t-elle.

Comment les survivants de l’école Sarouy peuvent-ils être sûrs que l’homme qui a orchestré leurs tortures était bien Maurice Schmitt ? Les tortionnaires, répondent-ils, "s’interpellaient sans gêne les uns les autres, devant nous". Il était "normal et banal", à l’époque, disent-ils, de passer les suspects "à l’électricité, à l’eau ou au supplice de la bouteille". La torture faisait partie d’un système. "Personne ne songeait à cacher son identité à l’école Sarouy."

Par ailleurs, chacun de ces témoins a eu l’occasion, des années plus tard, de revoir le général Schmitt à la télévision française - captée en Algérie par satellite et très regardée - ainsi que dans des magazines. Certains l’ont reconnu au moment de la guerre du Golfe, au début des années 1990, et ont découvert alors "avec stupéfaction"qu’il était devenu chef d’état-major. D’autres ont redécouvert son visage en 2001 et en 2002, à l’occasion de débats télévisés.

Par Florence Beaugé, www.lemonde.fr