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« La hogra » en Algérie, Essai de lecture

jeudi 6 mai 2004, par Hassiba

La première observation porte sur le caractère récurrent de la notion de « hogra » dans les discours des acteurs sociaux et particulièrement des acteurs juvéniles qui le constituent en « marqueur » d’une séquence historique où le trouble de l’énoncé -c’est en fait une manière de générique appelant diverses acceptions- peut renvoyer aux difficultés de lire et de traduire les troubles -dans le sens de confusion des signes- de l’évolution de la société globale.

La polysémie de « hogra » se signale bien, par ailleurs, par son transfert phonétique dans la langue française par exemple qui indique la difficulté d’en établir un indiscutable équivalent sémantique. Il est intéressant alors de croiser le relatif bonheur de l’expression -les politiques n’auront pas tardé à en faire un référent lexical- avec d’autres mots d’un parler algérien qui, de « tchipa » à « papicha », procède d’une créativité dans l’urgence de situations de rupture linguistique et sociale qui, d’une certaine manière, renouvelle le phénomène du sabir en situation coloniale.

Historiquement, la mémoire collective algérienne conserve le douloureux « hagrouna » -à propos des Marocains- d’Ahmed Ben Bella, relayé en direct par la radio algérienne, en octobre 1963 lors du début de ce qui fut nommé « la guerre du sable » et dont l’impact sur les Algériens fut fulgurant qui le comprirent précisément pour ce qu’il désignait, à savoir que les Marocains avaient « attenté à nos droits », en l’espèce à nos territoires. Il est ainsi possible de retenir de cet exemple le croisement d’au moins trois sédimentations sémantiques, celle, d’une part, de la transgression qui se couple avec la notion de norme et celle aussi de l’usage d’une forme de violence pour imposer une situation. L’usage de la violence -notamment de ses formes symboliques- la transgression de la norme, formelle ou rituelle, paraissent ainsi constitutifs de l’événement de la « hogra » en même temps que celui-ci est entièrement sourcé au discours de la victime. On peut tenir que cette notion travaille fondamentalement le discours de la victimisation et dans la situation historique qui est celle de l’Algérie, régulée par un système politique autoritaire, fortement centralisateur, le plus souvent ce discours se nourrit des rapports complexes entre Etat et société.

On peut saisir d’une manière forte et imagée le socle de ses rapports qui a largement tenu du deal historique « du pain contre les libertés » et tant que les capacités redistributrices de l’Etat étaient assurées -sous formes diverses allant de la salarisation massive à l’instruction ou la santé- une forme de consensus était acquise y compris sur les passe-droits et l’impunité des plus puissants. D’une certaine manière, c’est l’usage politique de la notion de « marché » qui, par le biais de la notion d’accessibilité -aux marchandises comme aux biens symboliques- réactive l’idée de discrimination qui informera, peu ou prou, l’extension du domaine de « hogra ». L’exclusion sociale -de l’emploi, du logement, de la consommation, des loisirs notamment- constitue l’une des trames du nouveau discours de la victimisation et appelle, de manière concomitante, le recours au langage de l’émeute, signe probant de la rupture du consensus acquis par les médiations institutionnelles du politique, du syndical ou du religieux.

Le sentiment de l’exclusion est aussi en profondeur travaillé par celui d’une « absence de justice » qui renvoie moins aux normes juridiques du droit qu’à celles plus éthiques d’un égalitarisme adossé aux mythes fondateurs de la guerre d’indépendance. Les déclinaisons de « la hogra » sont forcément multiples et en tout cas suffisamment ductiles pour devenir un argument d’élaboration d’un rapport de force avec les acteurs institutionnels -on l’a observé d’abondance et pas seulement en Kabylie- apparaissent, en même temps, encore trop floues pour initier de véritables mouvements sociaux porteurs autant de contestation que de projets alternatifs.

La « hogra » est-elle en quelque sorte une manière de sas, de passage vers l’émergence de nouveaux acteurs et d’une redéfinition des rapports entre société et Etat ou, désormais à la portée de toutes les bouches, verra-t-elle son pouvoir corrosif s’éroder ?

Par Abdelmadjid Merdaci,Sociologue - université de Constantine , La Tribune