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La prostitution à Constantine

dimanche 20 juin 2004, par Hassiba

Au début des années 1990, l’ex-parti dissous a presque réussi à enraciner son idéologie dans la société algérienne.

El baladiat el islamia ont réussi grâce au tour des délibérations, à fermer la majorité des maisons closes et à interdire la pratique de la prostitution contrôlée. Une décennie après, on constate que cette répression n’a fait qu’encourager, de plus en plus, un marché du sexe désormais pratiqué à ciel ouvert, à la limite de l’outrage public.

Si la prostitution à Constantine est exercée par des femmes, les bénéfices reviennent aux hommes, qui se considèrent comme leurs propriétaires.
Cette notion révèle clairement une dépendance socioéconomiques des femmes et met en exergue l’exploitation de la sexualité féminine. Cette situation héritée depuis la nuit des temps s’est installée dans notre propre société tout en réservant aux hommes le rôle de fournisseurs, de clients et de régulateurs d’un des marchés les plus lucratifs. À travers notre périple dans les rues de la ville de Constantine aux “heures de pointe”, on est frappé par la normalité qu’offre un paysage fait de femmes, d’hommes et de pratiques qui font partie et sans gêne du décor de certains quartiers. Dans cette ville réputée conservatrice, on a l’impression que le vice et la piété ont fait un pacte dans lequel chacun respecte les espaces temps et géographique de l’autre.

La plupart des filles qui exercent à Constantine sortent à peine des jupons de leur mère. Elles ne sont pas encore femmes et voilà déjà qu’elles arpentent les rues lugubres et sombres de la ville à la recherche de nouveaux clients. “Les voleurs d’âmes”, disent-elles. Elles viennent des quatre coins de l’Algérie se terrer dans l’inconnu et préfèrent s’exiler, loin des leurs de peur de l’humiliation et du déshonneur. Mais dans cette histoire, on ne peut peindre le portrait de ces vendeuses de charme sans parler de l’acteur principal de cette tragédie digne des drames raciniens : le client.

Virée nocturne
Il est 19h, lorsque nous arpentons les rues du centre-ville de Constantine. Les lampadaires des grands boulevards commencent à s’allumer l’un après l’autre, offrant aux habitants de la ville du Vieux Rocher un spectacle de petites lumières crépitantes, digne d’un ballet d’opéra. Pourtant, c’est à ce moment-là que “les autres” surgissent des ruelles à peine éclairées, adjacentes aux grands boulevards que sont El-Kasbah, rue de France ou encore Trik Djedida.

Sur le trottoir se tient une fille d’à peine une vingtaine d’années. Le visage maquillé à outrance, pour ne pas passer inaperçue, elle essaye d’offrir aux passants un air indifférent et détaché. Elle aurait réussi si ses yeux ne reflétaient pas une détresse, que seuls des êtres sensibles peuvent percevoir et ressentir sous l’effet de dame compassion. Pour les nombreux passants, ces filles suscitent tout à la fois : la peur, l’effroi, la honte, la désolation et la pitié. Pour d’autres, elles représentent un objet de fascination, une marchandise ou simplement un appât.

De loin, on aperçoit un couple de jeunes filles, accompagnées d’un garçon qui n’a pas encore atteint l’âge de la puberté. Elles se chamaillaient et s’échangeaient à tue-tête les mots les plus laids qu’on puisse entendre.
En nous voyant se diriger vers elles, Leila et Amel, appelons-les ainsi, se sont enfermées dans un mutisme qui laissait à penser que nous allions avoir du mal à instaurer un climat de confiance. Chose pourtant faite, après trois quarts d’heure de persuasion assidue.

Leila, du haut de ses 19 ans, paraît plus forte. L’est-elle vraiment ? Elle n’est pas novice dans le métier, son look, habillée d’un sweet-shirt bleu pâle, une petite jupette rose qui faisait penser à un personnage de dessin animé, jurait pourtant avec son maquillage trop voyant. Trop voyant pour masquer les coups qu’elle avait sur le visage. Est-ce l’œuvre d’un de ses clients ?

Elle empoigne son amie Amel, tourne les talons et largue le garçon qui les accompagne. L’heure tardive et la sollicitation des clients ne nous permettaient pas d’aller au fond de notre entretien. On propose alors aux deux files de remettre notre tête-à-tête au lendemain, dans un endroit où elles se sentiraient plus à l’aise pour parler.
La prostitution prend toutes les formes inimaginables. Cette nouvelle version, non moins avilissante, concerne une nouvelle génération qui compte parmi elles de plus en plus de jeunes fugueuses qui cherchent des moyens financiers pour survivre.

Elles sont gérées par des proxénètes qui, pudiquement parlant, remplissent le rôle d’entremetteurs et s’attribuent presque la totalité de l’argent gagné. Ils offrent à leurs “protégées” une impression de sécurité à la limite des rapports affectifs. Mais cette relation est fondée sur un rapport de force.

Il est 17 heures, lorsque nous arrivons au lieu du rendez-vous. Rien ne prouve que les deux jeunes filles seront là.
Curieusement, on ne pense qu’à soi dans ce genre de situation. Mais peu après, on réalise qu’on n’est pas seuls dans l’histoire. Elles ont peut-être peur à l’idée que quelqu’un ne les voit. Leurs souteneurs les auraient-ils menacées, si elles venaient à nous parler ? Qui sait ? Tous les scénarios possibles nous viennent alors à l’esprit.
Un quart d’heure plus tard, elles sont là. L’endroit où l’on s’est rencontrés est une petite ruelle à l’angle d’un grand hôtel. L’une des filles, apparemment habituée à ce genre de situation, improvise un tapis fait de cartons et l’étale sur le sol. Installées et sans crier gare. Leila commence à parler. Elle n’épargne personne. Famille, école, institutions, tout le monde y passe. De but en blanc, elle met sur le tapis les raisons qui ont fait qu’elle soit arrivée à cette extrémité. Elle, qui était une lycéenne studieuse, n’aurait jamais cru qu’un jour elle ferait le trottoir.

Le teint brun et brouillé par la cigarette, des yeux couleur miel, Leila serait dans d’autres circonstances une belle du Sud. Elle a 17 ans, lorsqu’elle part de chez elle. Les larmes aux yeux, elle nous raconte comment après avoir commis “la faute”, impardonnable aux yeux des siens, puisque dans toutes les familles conservatrices, le déshonneur est pire que la mort, elle choisit la fuite. C’est à ce moment-là que son cauchemar commence.
Elle accouche sous X dans un hôpital à Tizi Ouzou et abandonne son bébé à l’assistance publique. Ensuite, elle décide de s’éloigner le plus loin possible de l’endroit où elle a mis au monde son propre enfant. “Je voudrais tellement effacer cet épisode de ma vie, mais je ne pourrais jamais. Qui pourrait abandonner son enfant et ensuite, prétendre qu’il ne regrette rien ? Personne.”
Ayant arrêté ses études prématurément, sans diplôme, elle se retrouve très vite emportée dans le terrible engrenage de la prostitution. “Je vis, pour ainsi dire, dans la rue depuis deux années, mais j’ai l’impression que c’est une éternité.” Ses yeux fixant le mur, elle rajoute : “Des fois je me mets à détester ma famille, parce qu’elle ne m’a pas aidée quand j’ai eu besoin d’elle”. Elle marque une pause et continue : “Les parents ont tendance à croire que les enfants sont leur propriété et éternellement dépendants d’eux. Certaines filles ont été poussées à la prostitution par leurs parents. Une fille qu’on soumet à un mariage forcé, si elle accepte, elle vivra malheureuse toute sa vie, si elle refuse, elle subira la colère et l’indignation des siens. Que peut-elle faire dans ces conditions si ce n’est partir loin du courroux de sa famille ?” Au début de notre rencontre, Leïla arborait une agressivité provocante. Maintenant, dans la confession, elle semble toute autre. Fragile et démunie, elle est prête à mettre son cœur à nu. C’est précisément cela qui est étonnant chez les prostituées.

Leur capacité à faire abstraction de toute émotion. C’est peut-être pour cette raison que les gens pensent qu’elles n’ont ni dignité ni morale. Or, elles sont comme nous, sauf, qu’elles n’ont pas eu assez de choix dans leur vie.
Amel ne ressent pas l’envie de parler de son vécu. Non pas par peur de l’image qu’elle va donner d’elle. Comme elle le dit si bien : “On est déjà cataloguées. Alors à quoi bon essayer de changer l’opinion des gens à notre sujet.”
Toutefois, elle semble effrayée à l’idée de parler d’un sujet encore tabou. Elle n’en dira pas plus ; cependant l’air résigné, elle lâche entre deux sanglots : “Je ne veux plus faire le tapin. Je veux sortir de ce tourbillon. Je ne veux plus me demander où je vais dormir ce soir, ni qui je vais rencontrer, ni s’il va me battre à son tour.”
Pour elle, le dossier est clos. Pourtant, on aurait voulu en savoir davantage. Doucement mais sûrement, elle commence à sortir de sa coquille et nous parler de ses clients. “Il sont de tous les âges et de tous les milieux sociaux. Du jeune pré-ado au grand-père. Certains sont constants et reviennent à chaque fois qu’ils ressentent l’envie. D’autres par contre, ne reviennent jamais. Un jour, j’ai eu le même client trois mois de suite.”

Drogue et prostitution : Un lien indéfectible
Nous provoquons Amel par une question : “Certaines personnes disent que vos clients sont de plus en plus jeunes”. Sans hésitation, elle répond : “C’est vrai qu’ailleurs, les jeunes gens ne peuvent pas s’offrir une prostituée, qui monnaye ses services entre 2 000 et 5 000 DA. Un jeune qui n’a pas de travail ne peut pas se permettre de jeter son argent par la fenêtre. C’est pour cette raison qu’il se rabat sur les prostituées des rues qui, elles, demandent entre 200 et 500 DA.”
Elle baisse les yeux et continue : “Il existe une autre manière de payer une prostituée de rue. Pour une zetla ou un seul comprimé de psychotropes, la fille tuerait père et mère. Les filles sont de plus en plus initiées aux drogues dures. C’est une méthode utilisé très fréquemment, pour établir un lien indéfectible de dépendance entre la prostituée et son souteneur.”
Donc, l’aspect économique n’est plus l’unique leitmotiv des prostituées. Certaines affichent leur dépendance à la drogue sous toutes ses formes. Poudre blanche, amphétamines et psychotropes, sans parler des boissons alcoolisées, qui circulent de plus en plus librement dans les ruelles constantinoises.

Le souteneur ou le proxénète joue essentiellement sur ces deux éléments pour obliger la fille à travailler pour lui.
Il n’y a pas de limites, du moment qu’elle lui rapporte de l’argent. Certains en arrivent à l’extrême. Coups de poing sur la tête, brûlures de cigarettes sur les parties les plus sensibles du corps... Amel a malheureusement fait les frais de ces pratiques barbares. Timidement, elle nous montre les bleus qu’elle a sur les bras à force d’être malmenée. Elle est souvent battue par son mac, mais avoue n’avoir pas le choix. Se soumettre ou partir ailleurs et ce sera peut-être pire que ce qu’elle vit en ce moment.
Pressés par Leïla qui doit commencer sa journée de travail, nous quittons les deux filles. Avant de nous séparer, Amel nous lance : “quand vous écrirez votre article, n’oubliez pas de relevez l’absence de l’État. Il est arrivé que des filles soient tabassées en pleine place publique sans que personne n’intervienne. D’autres fois, c’est au vu et au su de la police. Eux non plus ne réagissent pas. À croire que les gens deviennent de plus en plus indifférents aux malheurs des autres. Le fait que je sois une prostituée ne fait pas de moi une moins que rien.”

Quand Leïla et Amel sortent de la ruelle pour investir le grand boulevard, les premiers lampadaires sont déjà éclairés annonçant le début d’une nouvelle journée de travail pour un métier qui est en passe de devenir une véritable industrie, de par l’argent qui circule.

Par Kamel B., Liberté