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La vie des étudiants à l’université de Béjaia

mercredi 5 mai 2004, par nassim

Face à l’administration algérienne pas toujours bienveillante, les étudiants de l’université Abderrahmane-Mira de Béjaïa se battent sur plusieurs fronts. Améliorer le cadre pédagogique, les conditions de vie et pouvoir s’exprimer librement ne sont pas une sinécure.

Bakli et Saïd sont deux étudiants en sciences économiques à l’université Abderrahmane-Mira de Béjaïa. Quand ils n’usent pas leur fond de pantalon sur les bancs de l’amphi, ils vendent des cigarettes, des cacahuètes et des bonbons à leurs camarades à la résidence Targa Ouzemmour. La boutique, une petite table sur deux chaises branlantes, est ouverte à partir de 16 heures.

Ce n’est pas vraiment Byzance, d’autant plus que les étudiants sont tellement fauchés qu’ils sont obligés de leur faire crédit mais ça permet, quand même, aux deux associés autour d’un capital de 1 000 DA de se payer de temps à autre un café-crème et un croissant. Un grand luxe pour bon nombre d’étudiants. À Targa Ouzemmour, une résidence qui héberge près de 3 800 résidents des deux sexes, tous les étudiants ne vendent pas des petites bricoles à leurs heures perdues, mais il faut dire qu’il n’y a pas grand chose à faire. On s’ennuie ferme ! À part un petit terrain de foot qui ressemble beaucoup plus à un terrain vague qu’à un stade, il n’y a guère d’infrastructures qui permettent de meubler son temps de loisirs en joignant l’utile de l’instruction à l’agréable de la distraction. Pourtant, les étudiants à Béjaïa se démènent comme de beaux diables pour vaincre la morosité d’une vie partagée entre l’amphi et la chambre. La chambre ? Plutôt une cage à lapins que l’on se partage à quatre en se marchant sur les pieds. “Les moustiques sont un vrai cauchemar”, nous dit un étudiant qui consent à nous faire visiter sa chambre. “Elles ont développé des techniques spéciales pour nous piquer.” Il faut alors brûler carrément les pastilles pour qu’elles aient de l’effet. Le soir, il faut se pousser du coude pour avoir droit à un petit bout de table pour potasser ses cours. Idem pour la bouffe. À midi, il convient de prendre son mal en patience et faire une longue queue au restau U avant d’accéder au fameux plateau repas que l’on avale, le plus souvent, en fermant les yeux, pour ne pas voir un contenu peu ragoûtant. Les conditions de vie dans la cité, presque toujours précaires pour ne pas dire primaires, ont poussé les étudiants à s’organiser.

Un comité de cité très actif
Le comité de cité de Targa Ouzemmour regroupe 35 membres, tous des garçons, ce qui peut paraître une aberration pour une cité mixte qui compte autant de filles que de garçons. Ali, 24 ans, licence en comptabilité, s’en explique : “Nous n’avons jamais exclu les filles. Elles assistent aux élections mais refusent de prendre des responsabilités.” Les élections dont parlent Ali ont lieu en début de chaque année. Une assemblée générale des étudiants est convoquée et les étudiants élisent leurs représentants. Liste ouverte et vote à main levée. Un modèle de démocratie où l’on présente son bilan avant de solliciter le suffrage universel en grimpant sur une chaise pour se faire connaître ou reconnaître par ses pairs.

La structure qui s’en dégage est horizontale et transpartisane, ce qui ne va sans nous rappeler une autre structure et d’autres délégués bien connus en Kabylie. On forme alors des commissions. Hébergement et bourse, activités sportives et culturelles, sécurité et restauration avant de s’atteler à recueillir les doléances des étudiants. Ali poursuit ses explications : “C’est nous qui décidons de la sécurité de la cité, en accord bien sûr avec les responsables de la cité. On contrôle également la qualité des produits destinés à la restauration. La viande surtout. Même s’il faut se lever à cinq heures du matin pour contrôler les camions de marchandises. On s’ingère aussi dans la comptabilité.” Pas d’entourloupettes !
Ces comités de cités autonomes ne sont pas en odeur de sainteté du côté de l’administration. Et pour cause, ce sont des structures qui mêlent politique, syndicalisme et défense des intérêts de l’étudiant. Que fait alors l’administration qui se trouve bien obligée de les tolérer bon gré mal gré ? “Elle encourage des syndicats comme l’Ugel pour faire face aux comités autonomes”, précise un autre étudiant. Pour la petite histoire, l’Ugel, un syndicat d’étudiants proche des islamistes du MSP, s’est transformée en association vaguement culturelle pour pouvoir activer. Elle vient tout juste de bénéficier d’un local.

Au sein du comité de cité, on s’active comme on peut. Les galas et les conférences sont organisées en plein air, quand il ne pleut pas. Les sorties et les excursions, quand c’est possible. La priorité absolue est donnée à l’achat de matériel. Principalement, une sono et quelques instruments de musique. Dernière action à mettre à l’actif du comité de cité : opération bouffe gratuite pour tout le monde depuis janvier dernier à cause d’un retard dans le versement de la bourse. La veille de notre passage, des étudiants, excédés par ce retard qui s’éternise ont bombardé l’administration de la cité d’œufs durs.

À Béjaïa, la plupart des résidences universitaires sont mixtes mais cela ne pose pas pour autant problème. Cette mixité est vécue par les uns et les autres le plus naturellement du monde. Sans tension particulière.
L’administration a bien essayé de déplacer un bloc réservé aux filles se trouvant dans la partie réservée aux blocs garçons mais sans succès. Les étudiants s’y sont opposés. Pourquoi chercher des problèmes là où il n’y en a pas ? leur a-t-on rétorqué. À Targa toujours, pour animer un peu les soirées, on projette quelquefois des documentaires sur écran géant à partir d’un rétroprojecteur. Le dernier en date, un doc diffusé par Arte, intitulé Algérie, pauvre à milliards, a réuni un public attentif de 2 000 étudiants. L’administration a grincé des dents.

Depuis, il faut donner le titre du documentaire et demander l’autorisation 48 heures à l’avance. Ce problème de censure, les comités de cité ne sont pas seuls à s’en plaindre. ACT, une association estudiantine pour la promotion de la culture et du tourisme, qui organisait une semaine du documentaire algérien en collaboration avec l’association bougiote Project’Heurts, a vu trois des films programmés refusés par l’administration. Douleur muette de Azzedine Meddour, Manuel Texeira Gomez de Belkacem Hadjadj et Écho des stades d’Abdelkader Bensaâd sont passés à la trappe. Trop subversifs ! Massinissa d’Abdellah Touhami a échappé de justesse au sort des trois premiers. Après avoir été refusé une première fois, il a été repêché in extremis. C’est un ancien labo photo très étroit qui sert de local à ACT mais cela ne diminue en rien leur détermination à activer. Yessad Nadjim, le président d’ACT qui regroupe une soixantaine de membres nous précise : “On demande plus d’espace et plus de liberté d’agir. Le centre culturel Salim-Berkani doit être ouvert du matin jusqu’à minuit au moins, et il nous faut un peu plus de moyens par rapport à ce qu’on nous donne actuellement”, nous disent quelques-uns de la soixantaine de membres que l’association regroupe.

Les associations qui activent à l’université de Béjaïa sont au nombre de dix. Six sont à caractère local. Les autres, comme l’Ugel, l’Unea, l’Ugea et Raj sont à caractère national mais n’ont pas encore été agréées.
Raj, section université de Béjaïa, compte 60 membres actifs. On s’occupe aussi bien du social, du culturel que des droits de l’Homme. Dernièrement, ils ont co-organisé la marche des étudiants le 20 avril dernier avec AAI, une association culturelle, le comité de cité de Targa Ouzemmour, celui de la cité 1 000-Lits et la Coordination des lycéens de Béjaïa (CLB). Une belle réussite d’ailleurs tant elle s’est déroulée dans l’ordre et le calme. Nassim, le président de la section, s’ouvre à nous : “On travaille en concertation avec les collectifs et les associations de la mouvance démocratique sur des objectifs précis qui concernent la vie de l’étudiant. Nous rejetons d’emblée le travail avec la mouvance intégriste comme l’Ugel et les relais du pouvoir comme le RND. Il faut se battre pour arracher des acquis. Rien n’est gratuit avec l’administration. Ce sont des serviteurs aveugles de leurs maîtres dont on ne cesse de dénoncer les pratiques. Tenez, prenez l’encadrement : un licencié qui forme un licencié, ce n’est pas logique !”

Plus de subvention, reste l’imagination
Abdelhalim, 24 ans, DES de physique, est le président d’AAI, Amezday Adelsan Inelmaden, dont l’agrément est encore bloqué au niveau du Drag de Béjaïa. Un collectif horizontal obligé de se transformer en association culturelle pour activer. C’est la règle. Plus de collectifs. Il faut se conformer à la loi 91-31 pour exister. On active comme on peut. Soirées théâtrales, semaines culturelles, expositions et galas sont souvent au menu. Une activité que l’administration tente apparemment de restreindre puisque les galas viennent d’être interdits. “Les galas nous posent un problème de sécurité”, répond M. Mira, secrétaire général à l’université du même nom. “La configuration du centre culturel où ont lieu les galas n’est pas compatible avec ce genre d’activité. Et puis c’est un centre culturel, pas une salle des fêtes.” La messe est dite.

Depuis 2001, plus de subventions directes. Les associations sont dotées, dans le meilleur des cas, de quelques babioles. Khoudir, 27 ans, étudiant en hydraulique, est le président du club des Amis de la photographie qui compte 12 stagiaires et de nombreux adhérents : “On fonctionne avec nos propres moyens et notre propre argent. Nous n’en recevons aucune. Voyez vous-même, je travaille avec mon micro personnel”, nous dit-il. D’après lui, certaines associations sont aidées plus que d’autres et à cela, il aune explication : “On encourage le politiquement correct car on veut mater l’université de Béjaïa avec des syndicats comme l’Ugel et l’Unea qui viennent d’être récemment créés.” Tout près de lui, un de ses amis, membre d’un club scientifique ajoute : “Nous n’avons rein reçu de l’administration. Pas même une feuille blanche.”
Certains étudiants sont à eux seuls des associations culturelles. Comme Sofiane, 24 ans et étudiant en sciences éco. Ce caricaturiste en herbe nous montre ses planches qui résument en quelques traits les problèmes que vivent les étudiants. Dur, dur d’être étudiant ! Pour M. Mira, le secrétaire général, la vie associative n’a commencé que depuis trois ans. Dans une université qui a 20 ans d’existence. Nous n’avons commencé à les structurer que depuis 2001.

En associations sportives culturelles et scientifiques. Avant, c’étaient les œuvres universitaires qui avaient en charge les activités culturelles. Les collectifs qui existent actuellement doivent se conformer à la loi 90-31 et établir un programme culturel qui se rapporte à la vie estudiantine avant de nous le soumettre. Pour lui, les activités culturelles et scientifiques sont au beau fixe. Il en veut pour preuve l’envoi d’une association versée dans le théâtre et dénommée CCCP pour des représentations à Grenoble. Une fierté pour l’université. Il poursuit : “Jusqu’à 1999, on créditait les comptes des associations tout en leur laissant une certaine liberté de dépense. Personnellement, je voudrais bien revenir à l’ancien système et doter les associations d’un budget visé par un commissaire aux comptes. Hélas, cela ne dépend pas de moi.” Quand on évoque les cas de censure, l’interdiction récente des galas et les reproches de beaucoup d’étudiants qui soupçonnent l’administration de vouloir régenter la vie associative et culturelle de l’étudiant, il répond : “Nous œuvrons à maintenir les activités culturelles dans un cadre estudiantin. Elles ne doivent pas déborder vers le politique. Il y a un smig qu’il ne faut pas dépasser.”

Apparemment, de part et d’autre, on ne s’est pas encore mis d’accord sur le seuil de ce smig. Pour bon nombre d’étudiants que nous avons rencontrés, s’instruire, se distraire et s’exprimer librement loin de toute tutelle est un minimum. Face à une administration qui donne des velléités de restreindre largement le champ d’expression ou du moins de le contrôler étroitement, ils répondent unanimement : “Nous ne sommes pas des tubes digestifs.”

source : Liberté