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Lakhdar Brahimi : « Mes vérités »

lundi 3 mai 2004, par Hassiba

Même si l’atmosphère n’a jamais été aussi lourde en Irak et dans tout le Moyen-Orient où le sentiment anti-américain prend de l’épaisseur, un accord entre la coalition et les Irakiens pour un transfert de la souveraineté se dessine pour le 30 juin. Son architecte a un nom : Lakhdar Brahimi, celui-là même qui aime se surnommer « l’intermittent du maintien de la paix ».

Sa propension à l’écoute de toutes les sensibilités du pays, sa maîtrise du dossier, sa diplomatie faite de responsabilité et de respect mutuel et son expérience dans le règlement des conflits internationaux, le dernier étant le dossier afghan, y sont pour beaucoup dans cette réussite que d’aucuns ont qualifiée d’impossible. Aujourd’hui, il semble en passe de réussir une autre mission : donner à une ONU malmenée par les Américains et les Britanniques, juste avant l’intervention militaire, un autre rôle que celui de pompier. Refusant de s’abaisser au niveau de certaines attaques qui le ciblent, comme celle d’Ahmed Chalabi, un Irakien très réputé pour ses scandales financiers en Jordanie et les 380 000 dollars que lui verse mensuellement le Pentagone pour ses informations, Brahimi préfère garder son énergie et son temps pour la « mission » dont les Nations unies l’ont chargé. Tout en croyant ferme en sa mission et en l’avènement d’un pouvoir démocratique en Irak, il laisse entendre que la date du 30 juin pourrait être un « faux-semblant ». Pour lui, croire que le 1er juillet prochain sera synonyme de la fin de la présence américaine ou d’un retour durable de paix, c’est méconnaître la réalité de la région qui vit un conflit et qui assiste impuissante à un alignement de la politique américaine sur celle d’Israël. Il avance deux raisons à cela. Une : tant que le conflit israélo-palestinien « empoisonnera » la région, la paix en Irak pourrait être menacée. Deux : si aujourd’hui les Nations unies donnent un sérieux coup de main aux Américains, c’est parce que tout échec des Etats-Unis serait interprété, à tort ou à raison, comme une victoire des islamistes. « Les seuls à avoir un projet dans la région », dit-il avec regret. Mais en attendant le 30 juin et la résolution nouvelle annoncée par Tony Blair pour ce mois-ci, certains membres du Conseil de sécurité disposant du droit de veto, telle la France, craignent que les Etats-Unis, qui comptent maintenir des dizaines de milliers de militaires et créer une méga-ambassade aux effectifs record, ne soient pas prêts à laisser aux Irakiens l’intégralité de leur souveraineté. Et pour cause, Washington ne fait pas mystère de faire de l’Irak le centre de la nouvelle carte géostratégique qui se dessine au Proche-Orient.

Le Matin  : Monsieur Brahimi, on parle de plus en plus du 30 juin comme date du transfert de la souveraineté du pouvoir aux Irakiens. Pensez-vous qu’avec la situation actuelle, que beaucoup qualifient d’explosive, la coalition maintiendra cette date ?

Lakhdar Brahimi : Deux remarques d’abord. Primo : les américains et les anglais sont déterminés à transférer la souveraineté aux Irakiens le 30 juin prochain comme annoncé même si personne, à ma connaissance, ne les a obligés à avancer ce délai. Deuxio : pratiquement tous les irakiens que j’ai rencontrés insistent sur le fait qu’il ne faut pas différer la fin de l’occupation au-delà du 30 juin, dernier délai. Ceci dit, il est vrai que la situation est préoccupante et que si elle continue à se détériorer au-delà d’un certain seuil, je ne sais pas. Je travaille, je fais mon possible pour que les choses se règlent le plus vite possible pour éviter une sorte de « nuage » qui s’amoncelle à
l’horizon.

Les Américains annoncent des renforts en hommes et en matériels. Des Irakiens, comme Ahmed Chalabi, le président du Congrès kurde et membre du gouvernement actuel, n’hésitent pas à douter publiquement de vos capacités à trouver une solution à la situation. Vous restez optimiste malgré tout ?

L’Amérique est la première puissance militaire. Elle cherche à montrer au besoin au reste du monde sa supériorité écrasante. D’où cette annonce de renforts en hommes et en matériels. Il faut dire que les américains affrontent une situation très difficile sur le terrain. Notamment à Falloudjah (1) et Najaf. Nous continuons à croire en le respect de ce délai toutefois. Parmi les raisons qui fondent notre optimisme, il y a entre autres l’existence de contacts assez poussés dans ces deux villes pour trouver des solutions. Pour le cas de M. Chalabi, je dois dire que ce monsieur dit beaucoup de choses et que beaucoup de choses aussi sont dites sur lui en Irak, en Jordanie, aux Etats-Unis et partout ailleurs.
Un coup d’il sur ce qu’écrit sur lui la presse internationale sera plus édifiant que tous les propos qu’on pourrait tenir sur lui. Pour revenir à votre question centrale, je crois qu’il est utile de dire que les américains reconnaissent que les Irakiens sont un peuple fier, qui n’aime pas être occupé. Je dois dire aussi que l’Irak est réellement gouverné par Paul Bremer, l’administrateur civil américain, et non par le gouvernement provisoire actuel. Aujourd’hui, avec l’approche de la date du 30 juin, la question clé est la suivante : « comment changer cette relation d’occupation ? »

Justement M. Brahimi, Colin Powell, le secrétaire d’Etat américain aux affaires étrangères, parle de souveraineté limitée. Jacques Chirac, le président français, émet un doute sur l’adoption d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU pour entériner la passation de pouvoir des autorités d’occupation à un nouveau gouvernement irakien et ne cache pas qu’il veut une souveraineté « réelle, effective, complète et rapide ». Entre les deux « positions », où se situe l’ONU ?

Je ne sais pas pourquoi les Etats-Unis parlent de souveraineté limitée. Nous venons d’un pays qui a connu la guerre. Je suis convaincu que tout ce qui se passe actuellement en Irak occupé, tout ce qui se fait là-bas, aux Nations unies, annonce la fin d’une occupation et celle-ci le retour de la souveraineté. Maintenant si vous me demandez ce que sera la relation entre le gouvernement irakien et ceux qui seront alors les anciennes puissances occupantes à partir du 1er juillet prochain, je vous dirais qu’elle sera déterminée entre eux. Je peux vous affirmer d’ores et déjà que les 150 000 soldats de la coalition ne disparaîtront pas le 30 juin à minuit. Ces soldats vont être là. Entre la sécurité, d’un côté, et la fin de l’occupation, la restauration de la souveraineté, l’indépendance, l’avènement d’un gouvernement irakien légitime et un régime politique, de l’autre, il existe un lien dialectique évident. La sécurité est essentielle à la réalisation du processus. Un processus politique viable n’est pas une panacée mais c’est un facteur important dans la sécurité.

Et l’ONU dans tout ça ?

J’entends ici et là des gens demander, exiger un rôle vital pour les Nations unies. Soyons modestes. Il faut avant de demander un quelconque rôle à l’ONU au préalable le définir. Aujourd’hui, je peux vous affirmer que l’ONU n’a pas l’intention d’assumer la responsabilité de la sécurité en Irak. Nous sommes en Irak pour essayer d’aider la transition politique et une fois le gouvernement intérimaire formé, nous travaillerons avec lui sur la constitution et les élections.

Revenons sur votre esquisse de solution à la crise irakienne, M. Brahimi

J’ai soumis au Conseil de sécurité trois propositions et non deux, comme on l’écrit ici et là. La première porte sur la formation d’un gouvernement qui sera formé essentiellement de technocrates d’ici le 30 mai prochain d’un commun accord entre l’administration provisoire de coalition, le Conseil de gouvernement de l’Irak et l’ONU. Cette proposition ne semble gêner personne. Ni Moktada Sadr, le jeune leader des chiites, ni les opposants à l’occupation, toutes tendances confondues. La majorité des Irakiens avec lesquels je me suis entretenu est en faveur d’un gouvernement d’administration provisoire. Celui-ci aura à sa tête un Premier ministre et deux vice-présidents. Ce gouvernement va succéder à celui que les américains ont mis en place à Baghdad. Il aura, bien entendu, une durée de vie courte, c’est-à-dire jusqu’aux élections de 2005. Il sera chargé de gérer « au jour le jour » les affaires courantes du pays, de façon aussi effective et efficace que possible jusqu’à ce qu’un gouvernement démocratiquement élu prenne ses fonctions. Pendant qu’il sera au pouvoir, ce gouvernement d’administration provisoire devra être attentif à ne pas user de sa position pour avantager tel ou tel parti ou groupe politique et éviter de prendre des engagements à long terme. Ce gouvernement, qui sera constitué de personnes respectées et acceptables par tous les Irakiens, doit être formé avant fin mai, début juin, pour pouvoir se préparer à gouverner le pays et clarifier la nature de la relation qu’il aura avec les anciennes puissances occupantes et les forces étrangères restantes en Irak après le 30 juin, en plus de l’assistance éventuelle qu’il pourra demander à l’ONU.

La seconde ?

La seconde proposition porte sur la tenue, au plus tôt en juillet, d’une conférence nationale élargie à 1 000, 1 500 participants représentant toutes les provinces du pays, tous les partis politiques, tous les dirigeants et les chefs de tribu, des représentants du monde des affaires et des professions libérales, des universités, des groupes de femmes etc. Cette proposition a été faite par de nombreux irakiens à l’ONU. Nous ne pouvons qu’adhérer : il n’y a pas de plus grande priorité que de forger un véritable consensus national. Elle sera chargée de se pencher sur les grands enjeux nationaux, des défis qui attendent le pays, tels que les sujets ayant trait à la sécurité intérieure et extérieure du pays, les élections de janvier 2005. Ce n’est ni l’ONU ni aucune autre instance extérieure qui réuniront cette conférence. Les irakiens auront à désigner un comité préparatoire parmi des personnalités ne cherchant aucun mandat politique pour réunir cette conférence et l’ONU sera là pour faciliter le consensus entre eux sur les noms des personnalités. Cette conférence élira le Conseil consultatif qui sera là pour aider le gouvernement. Le conseil organisera des séances plénières pour faire part des préoccupations de la population au gouvernement et il constituera des comités qui recevront des rapports des ministres. Comme vous voyez, il y a beaucoup à faire, et le temps presse, mais c’est faisable.

Et la dernière proposition monsieur Brahimi ?

La troisième et dernière proposition porte sur la dissolution des milices et des mesures qu’on pourrait appeler de confiance. Je pense notamment à une mesure qui permettrait aux enseignants de retrouver le travail. Dois-je rappeler que du temps du régime de Saddam Hussein, on ne pouvait être étudiant si on n’avait pas sa carte de militant du Baâth ? Je pense sincèrement qu’il est temps que les gens qui ne connaissent pas l’histoire de ce pays, de ce peuple fier, se mettent à lire pour combler leurs lacunes. Cette mesure et d’autres pourraient rétablir une certaine confiance et par là ouvrir la voie à la paix.
D’autant qu’il n’y a pas de règlement de problème comme celui de l’Irak par la voie militaire.

Plusieurs analystes européens et américains écrivent à la lumière des derniers évènements en Irak que la coalition a réussi à booster le nationalisme irakien et même arabe qu’on disait moribond, autrement dit, à provoquer le contraire de ce qu’elle escomptait

Je ne le pense pas. Il y a en vérité une passivité dans la région. Il n’y a, à proprement parler, aucun projet digne d’être retenu hormis celui que présentent les islamistes. Il y a en vérité le nihilisme et le terrorisme de Riyad à Rabat et des tentatives de colère dans le monde arabe. Il y a aussi ce soutien américain, fort compréhensible, à Israël. Il y a aussi, c’est une autre vérité, 500 000 arbres arrachés, des récoltes détruites dans les territoires palestiniens au nom de ce qu’on appelle « punition collective ». Tout cela sans que les organisations internationales des droits de l’homme lèvent le petit doigt. Il y a quelque temps, Tony Blair, le premier ministre britannique, a déclaré devant les deux chambres américaines ceci : « La Palestine est un incubateur du terrorisme. » Moi, je dis qu’il y a un conflit au Moyen-Orient qu’il faut résoudre.

Justement, à propos de ce conflit. Depuis la crise irakienne, le conflit israélo-palestinien a repris de plus belle. Au sein de l’opinion arabe, il y a comme une conviction que les américains ne pourront pas clore le dossier irakien s’ils ne règlent pas le problème palestinien

(Sourire). On parle beaucoup de nos jours de globalisation, de mondialisation et d’interdépendance des problèmes. Mais dès qu’on dit que le problème palestinien est international, on crie au scandale. Aux Etats-Unis où presque maintenant tous les analystes disent, écrivent ceci : si on ne règle pas le problème palestinien, rien ne sera réglé dans la région. Du moins dans la durée.

Entretien réalisé par Djamel Boukrine pour Le Matin

P.S. cet entretien a été réalisé jeudi avant que les américains n’annoncent leur retrait de Falloudjah