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Le pouvoir des médias : Politique et télémythologie (suite)

lundi 16 août 2004, par Hassiba

La foi dans le pouvoir de la télévision est peut-être plus profondément enracinée à Washington que nulle part ailleurs aux Etats-Unis.

On a, dans la capitale, le sentiment quelque peu curieux que tout le reste du pays est beaucoup plus préoccupé par ce qui se passe à Washington - en particulier en année d’élection - que par les problèmes d’encombrement sur l’autoroute, le casse-tête des factures à payer à la fin du mois, l’attente du plombier, la nécessité d’aller chercher les enfants à l’école, ou celle de trouver une maison d’accueil pour grand-maman.

Comment expliquer autrement, par exemple, que George Will ait pu assurer que les bons résultats enregistrés par Robert Dole auprès des démocrates au tout début de la campagne pour les primaires du Parti républicain étaient « un effet de la retransmission à la télévision des séances du Sénat, où il a eu la chance de pouvoir se montrer parfaitement à l’aise sur ce qui est manifestement son terrain de prédilection ». Qui regarde à la télévision la retransmission des séances du Sénat ? La concurrence de C-SPAN ne fait guère de tort à des émissions ou des séries populaires comme « La Roue de la Fortune » ou « Urgences », ni même, je le crains, « Sesame Street ». Comment peut-on avoir à ce point perdu contact avec la réalité ? Cependant, pour ne pas faire preuve de partialité en épinglant un républicain, je citerai également Walter Mondale qui, après son écrasante défaite contre Reagan, se plaignait amèrement de ce que la télévision et lui n’avaient jamais fait bon ménage. Hoover a-t-il perdu contre Roosevelt parce qu’il passait mal à la radio ? La dépression économique n’aurait-elle rien eu à voir dans l’affaire ? Et Mondale n’aurait-il pas perdu parce que 1984 était une année de paix, d’apparente prospérité, et qu’il avait en face de lui un républicain qui suscitait la sympathie ?

Le fait que les gens soient persuadés que seuls les autres subissent l’influence des médias correspond à ce phénomène de la communication auquel W. Phillips Davidson a donné le nom d’« effet de la tierce personne ».La conviction que seuls les gogos, mais en aucun cas des gens sensés comme nous, sont soumis à l’influence des médias est si répandue que les mass media peuvent s’appuyer sur elle pour construire leurs stratégies les plus efficaces. Le pouvoir des médias réside non dans leur influence directe sur le public, mais dans la conviction qu’ont les spécialistes de la communication et les décideurs que le public subit leur influence. Autrement dit, la puissance des médias réside moins dans leur pouvoir de modeler les esprits que dans leur capacité de convaincre les élites que l’esprit du public peut être modelé.

Si les experts en communication surestiment le pouvoir direct du message télévisé, ils sous-estiment leur propre capacité de réinterpréter le message. En 1976, Gerald Ford déclare le 6 octobre au soir, au cours de son débat télévisé avec Carter, « qu’il n’y a pas de domination soviétique sur l’Europe de l’Est ». Bien que les événements survenus depuis, tendent à montrer que son affirmation était mieux fondée qu’il le croyait, cette « gaffe » passa pour avoir permis à Carter de marquer un point de première importance et avoir été le signal de l’affaissement de Ford. Une nouvelle fois, pensa-t-on, la télévision avait démontré son énorme pouvoir sur la vie politique américaine.
Mais peu de téléspectateurs remarquèrent le propos de Ford ou lui prêtèrent attention. Un sondage effectué par un institut spécialisé pour le compte du comité de soutien du président Ford a montré que le soir même, dans les deux heures qui ont suivi le débat, 44 % des gens estimaient que c’était Ford qui avait marqué des points, tandis que 35 % donnaient l’avantage à Carter. Le lendemain 7 octobre, vers midi, Carter était donné vainqueur à 44 % contre 31 %, et le soir à 61 % contre 19 %. Au soir du 6 octobre, pas une seule des personnes interrogées n’avait mentionné la déclaration de Ford sur l’Europe de l’Est comme l’un des « points marquants, en bien ou en mal, de sa prestation. Le lendemain matin en revanche, 12 % des personnes interrogées l’ont citée, et 20 % dans la soirée. Ce fut alors l’élément le plus fréquemment porté au débit de Ford.

Ce qui s’était passé entre-temps, c’était, bien entendu, que la presse avait fait son travail. Dans les journaux, à la radio et à la télévision, les commentateurs avaient dit aux téléspectateurs ce qu’ils avaient vu et entendu la veille. Ces derniers n’avaient pas saisi le propos de Ford tel qu’il leur était directement parvenu à travers la télévision, mais avaient attendu les explications a posteriori des journalistes. Truite ou hamburgers ? Les gens ont attendu qu’on le leur dise pour le savoir.
En 1984, lors du premier débat télévisé entre Mondale et Reagan, l’opinion largement dominante fut que Mondale s’était montré percutant, et Reagan étonnamment mal à l’aise et sur la défensive. Les sondages effectués au cours du débat montrèrent néanmoins que le public estimait, à une très faible majorité, que Reagan avait l’avantage. Une heure après la fin du débat, Mondale l’emportait à 1 % des voix près, le lendemain à 37 % et le surlendemain à 49 %. Là encore, force est de constater que même lorsque les gens « voient par eux-mêmes », ils attendent pour se faire une opinion les explications a posteriori des spécialistes.
On peut dire, à cet égard, que l’administration Reagan a parfaitement bien compris le fonctionnement de la télévision. Ses conseillers en communication ne croyaient nullement que la télévision suffirait par elle-même à attacher les Américains à la personne de Reagan ou à sa politique. L’apparition du Président à la télévision ne constituait pas seulement pour eux l’occasion de modeler l’image de Reagan qu’ils entendaient imposer au public. Ils ne ménageaient pas leurs efforts pour assurer à ses prestations télévisées le maximum d’efficacité, et pour y parvenir préparaient le public en recourant à de vieux stratagèmes.

Avant chacune de ses allocutions télévisées, le service des relations publiques de la Maison-Blanche préparait des rencontres entre Reagan en personne et des groupes de quelques centaines de sympathisants, au cours desquelles le Président les informait de ce qu’il allait dire afin qu’ils puissent alerter et mobiliser leurs camarades sur le terrain. Selon l’analyste politique Stephen Wayne, ces rencontres contribuèrent à déchaîner le flot des réactions écrites dont furent submergés tant la Maison-Blanche que le Congrès au cours de la première année de présidence de Reagan. Je ne prétends pas pour autant que les prestations de Reagan sur le petit écran n’eurent aucun effet sur le public, encore que des études récentes montrent que les apparitions dûment préparées du chef de l’exécutif à la télévision n’ont eu qu’une influence minime. Je veux simplement dire que Reagan a mieux réussi à manipuler l’opinion du Congrès que celle du public, en notant toutefois que la manipulation consistait à encourager les membres du Congrès à croire que le public dans son ensemble était hautement sensible à l’influence de la télévision. Comme cette croyance coïncidait parfaitement avec une affirmation que les élites politiques de Washington considéraient comme parole d’évangile, la manœuvre se révéla relativement facile.

Si la télévision tient pour une large part son pouvoir de la croyance dans le pouvoir de la télévision, ne seraient-ce pas nos idées sur la télévision, et non la télévision elle-même, qui contribueraient à dévitaliser la politique. La fascination des critiques qui font de la télévision le mal absolu dévoie, de toutes façons, le discours politique.
Nous tous en Amérique - sociologues, critiques, ou simples citoyens - cherchons à cerner la place et la vraie valeur de la télévision, de la culture qu’elle présente et de celle qu’elle représente. Mais en dépit du nombre toujours croissant des spécialistes qui s’attachent à l’étude et à la critique des médias, je crains que nous n’ayons pas encore trouvé le langage qui nous permettrait de mener à bien cette tâche. L’une des raisons en est que l’objet même auquel nous nous attachons ne cesse de se modifier : nous sommes passés de l’ère des sponsors à celle des chaînes, puis à l’ère actuelle (encore mal définie) qui voit la prolifération du câble et le déclin, en part d’audience, de la télévision hertzienne. Les types d’émissions sont également trop nombreux et trop variés pour se laisser facilement enfermer dans des règles communes. Quoi de commun, en effet, entre la retransmission en direct des funérailles de Kennedy, des Jeux olympiques, d’un débat entre candidats à la présidence, ou d’une catastrophe naturelle, et le journal télévisé du soir, les soapopéras, les vieux films, ou les rediffusions de sitcoms défraîchies. Le jugement que nous portons sur l’un de ces genres a peu de chances de pouvoir s’appliquer à l’autre.
À la difficulté que nous éprouvons à fixer sous notre objectif un sujet par trop fluctuant s’ajoute la diversité des motifs qui alimentent notre curiosité. Il y a l’ambition professionnelle de ceux qui cherchent à faire carrière, conséquence inévitable de la multiplication des filières d’étude de la communication dans les universités ; il y a le ressentiment des intellectuels qui s’estiment indûment ignorés à une époque où fleurit le culte de la célébrité ; il y a l’exaspération du public, frustré par son impuissance à avoir barre sur un monde que la presse écrite et la télévision mettent quotidiennement à portée de ses yeux, et qui cherche un objet sur lequel reporter sa fureur. Il y a aussi le sentiment - et, pour ma part, je le partage, que les responsables des chaînes de télévision vivent dans des capsules, isolés dans l’espace et dans le temps, attentifs aux études sur les tendances du marché mais totalement étrangers aux réalités profondes du monde contemporain. Et dans la mesure où ils n’ont pas encore pris conscience de cette infirmité, où ils n’en prendront peut-être jamais conscience, où ils refusent peut-être d’en prendre conscience, ils risquent de ne jamais nous donner à voir les images de nous-mêmes qui pourraient véritablement enrichir notre connaissance.

Par Michael Schudson, La Nouvelle République