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Lettre ouverte à des ministres français hôtes de l’Algérie

mardi 13 juillet 2004, par Hassiba

Au cours des siècles, le peuple algérien a manifesté sa soif d’indépendance et son aversion contre toute forme d’oppression.

Le droit de l’Homme à n’être ni colonisé ni soumis à la domination d’une puissance étrangère qui reconnaissait deux catégories d’Algériens, ceux du premier collège, les Européens qui avaient tous les droits, et ceux du deuxième collège, les indigènes, privés des droits les plus élémentaires et naturels. Il faut perdre la liberté, avoir la haine de l’oppression et le goût passionné de la liberté et de la justice pour en sentir sa valeur. Le colonialisme est une violence, et c’est violemment que le peuple algérien a cherché à se libérer. Quel peuple s’est fait sans martyrs qui n’auront pas vu l’avènement de sa libération ? La République française fut coloniale, inégale, injuste, répressive, et le sentiment républicain a été confisqué dans un mélange de discrimination et de chauvinisme. Je veux rester fidèle à la vérité et à la liberté car une attitude civilisée et humaine ne fut pas le passé qu’elle doit exprimer honnêtement, avec mesure, tact. Et parfois clémence. S’il est un domaine où le devoir de mémoire pour ne pas gommer le passé est douloureux, c’est celui du colonialisme. La France doit réapprendre le bon usage de la mémoire et de l’oubli, ne pas oublier quand elle devrait se souvenir, et ne pas se souvenir quand elle devrait savoir oublier. Les blessures existent, mais sans chercher à les raviver ou à remuer les braises de la confrontation armée et de l’affrontement politique, il faut les mettre en lumière pour leur permettre peut-être de se cicatriser.
La déclaration française des droits de l’Homme et du citoyen : « Tous les hommes naissent libres et demeurent égaux en droit », était entendue comme devant s’appliquer aux seuls Européens et non aux Algériens, exclus de la démocratie. D’un côté, les dirigeants français proclamaient que la France était, par l’histoire et par le cur, la patrie des droits de l’Homme et de la liberté, la terre d’asile porteuse d’un message universel d’égalité et de fraternité, de l’autre ils pratiquaient l’antithèse de ces principes par la mise en uvre d’une politique d’iniquité et d’aliénation culturelle. Le Congrès de la Ligue française des droits de l’Homme, qui s’est tenu à Alger en 1931, faisait de sérieuses réserves sur le colonialisme. Sa résolution le tolérait « s’il se donne pour but l’élévation intellectuelle et morale, le développement économique et l’émancipation du peuple, et pour moyen d’action l’organisation de l’enseignement, le respect scrupuleux des droits de l’Homme ».

Les Algériens étaient attachés à la société coloniale par les devoirs et non par les droits. Ceux nombreux, par dizaines de milliers, qui furent mobilisés dans l’armée française et se sont battus côte à côte avec les Français et leurs alliés, en Afrique et en Europe, durant la Seconde Guerre mondiale, contre le nazisme et le fascisme, furent éconduits quand ils ont demandé leurs droits. Mobilisé après le débarquement américain en Algérie le
8 novembre 1942, j’ai débarqué à Saint-Tropez le 15 août 1944 avec la deuxième division blindée. J’ai été blessé grièvement durant la plus grande bataille des chars à Belfort et évacué à l’hôpital Puyan de Toulouse où j’ai séjourné six mois. De nombreux Algériens ont vu le 8 mai 1945, jour de la victoire, leurs maisons détruites, leurs familles anéanties, non pas par le séisme, mais par les bombardements, les atrocités commises dans l’est du pays par l’armée française et par les milices des colons. Ce fut le déclic qui orienta les jeunes Algériens de ma génération vers le nationalisme qui tout au moins dans sa phase ascendante, qui se situe avant et durant le combat pour l’indépendance du pays, est progressiste.

La guerre d’Algérie
Le peuple algérien ne s’est jamais résigné à faire son deuil de sa liberté et de son indépendance. La France ne parlait pas de guerre, mais de rétablissement de l’ordre public et d’opérations de police qui nécessitaient des troupes de plus en plus nombreuses, le rappel des réservistes et l’engagement du contingent. Il s’agissait d’une guerre révolutionnaire sans front ni frontières, dans laquelle la population était l’enjeu, et où la capacité matérielle de l’armée française était inférieure en efficacité au combat idéologique, politique et à l’arme psychologique utilisée par le FLN pour gagner le peuple à sa cause. La France fit appel à des officiers tels Massu, Bigeard et surtout le colonel Trinquier, ainsi qu’à d’autres spécialistes de la guerre révolutionnaire, qui avaient participé à la guerre d’Indochine, observé les méthodes utilisées par les patriotes vietnamiens, Lu Mao Tsé Toung et sa théorie du poisson dans l’eau. Ils préconisèrent des méthodes de combat, dégagèrent des objectifs, en contradiction avec l’Etat de droit, la démocratie et les droits de l’Homme, que le gouvernement français intégra dans sa stratégie globale. Le constat dressé par ces spécialistes était le suivant :
 La population algérienne est muette, complice par conviction ou par peur, par choix ou par obligation.
 Les informations, les renseignements susceptibles de faire arrêter les militants du FLN et de briser les katibate de l’ALN qui demeurent actives mais insaisissables, ne parviennent pas aux autorités civiles et militaires.
 Le FLN recrute ses partisans dans la population civile, et les paysans se battent dans les rangs de l’ALN, l’osmose est faite entre le FLN et la population, qui lui fournit ravitaillement, argent et renseignements. Dans la guerre qui oppose la France au FLN, la victoire appartiendra à celui qui fera la conquête du peuple, qui de gré ou de force a son soutien. Le FLN ne représente un danger que parce qu’il accable la population à laquelle il s’impose par des méthodes terroristes. C’est par la terreur que le FLN a gagné l’appui de la population, c’est par la terreur qu’il faut s’imposer à elle, pour limiter sa contamination et la rallier. L’enjeu de cette guerre est la population qu’il faut reprendre en main, qu’il faut disputer au FLN, en la plaçant entre deux feux, en l’encadrant, en renforçant les mesures de contrôle, en l’obligeant par l’escalade de la terreur, et par la peur, qui est un élément fondamental de la guerre psychologique, à se replier sur elle-même d’abord, à se réfugier dans l’attentisme et la neutralité, à se couper de la résistance, puis à rallier le vainqueur.

La stratégie de la guerre révolutionnaire consiste à faire souffrir délibérément la population, à la frapper cruellement, à la martyriser, à lui faire prendre conscience qu’en dehors de la France, il n’y a point de salut pour elle. Le FLN n’étant plus en mesure d’assurer sa protection, elle doit lui tourner le dos, ne plus constituer « l’eau du poisson » qui, privé d’eau, crèvera. Ce paragraphe ramassé et dur exprime la stratégie de l’armée d’occupation. La guerre fut dure, cruelle, sans pitié, la répression systématique, féroce, frappant la population civile atteinte dans sa chair, ses sentiments, ses biens, par un terrorisme d’Etat qui avait droit de vie et de mort sur chacun et sur tous, pratiquant la torture, les châtiments collectifs contre tous les patriotes qui s’étaient engagés en faveur de la résistance. L’armée française s’est déchaînée contre les villages, a ouvert le feu sur les habitants, incendié les récoltes, détruit les troupeaux, dynamité les maisons. Les civils arrêtés étaient liquidés en cours de route, sans aucune forme de procès. A une très grande échelle, par millions, les Algériens étaient parqués dans des camps de regroupement où ils étaient confrontés à la famine et à la propagation d’épidémies. Faute de soins et de nourriture des milliers d’enfants mouraient chaque mois, derrière les barbelés des camps. Des centaines de milliers de paysans chassés de leur patrie et de leur terre, se sont réfugiés dans les pays voisins. La violence utilisée par le peuple algérien était de la légitime défense. L’histoire sur ce point a tranché et a légitimé les violences exercées par les mouvements de libération nationale, y compris les excès.

Le FLN a utilisé des méthodes qualifiées de terroristes par la presse française pour des faits isolés et qui ressemblaient à celles employées par la résistance française contre l’armée d’occupation allemande et la Gestapo, qui visait à traquer l’ennemi, à l’obliger à vivre dans l’insécurité permanente.
Il est vrai que le FLN a les mains tachées de sang, que des victimes innocentes ont été immolées, mais dans une proportion minime par rapport aux massacres opérés par l’armée française, les milices des colons, l’OAS et les harkis, contre le peuple algérien. Le passé colonial, la guerre d’Algérie ont enseigné au peuple algérien en matière de droits de l’Homme des leçons et des exemples qu’il ne sont pas près d’oublier. Des Français, nombreux, ont pris des risques importants en dénonçant avec courage et lucidité les tortures, les exécutions sommaires et tous les moyens pervers employés par leur gouvernement. En 1957, au colloque de Lyon, Pierre Mendès France dénonça avec véhémence la torture et les exécutions sommaires. René Capitant démissionna de sa chair de droit après l’assassinat d’Ali Boumendjel, et le bâtonnier Thorp fonda l’Association pour la sauvegarde des constitutions judiciaires et la défense des libertés individuelles. La guerre de Libération nationale, suivant l’exemple des grandes révolutions qui l’ont précédée, n’a pu éviter les règlements de compte, les liquidations physiques, les purges petites ou grandes ou les pièges des services psychologiques de l’armée française, comme la bleuite qui a dépassé ce que Lénine appelait « la ligne de sang » qu’il recommandait à ses compagnons de ne pas franchir. Les décideurs, qui ont fait du droit du peuple algérien de disposer de lui-même, le droit de l’Etat à disposer du peuple, doivent garder en mémoire tous les sacrifices du peuple algérien.

Le Président Français Jacques Chirac doit reconnaître la culpabilité de son pays dans la guerre d’Algérie et demander pardon au peuple algérien. Sur le plan personnel, ma détention durant la guerre d’Algérie s’est déroulée dans sept camps de concentration. Désigné à la tête du comité responsable du camp zéro de Bossuet, où étaient parqués 2 000 détenus, j’ai été violemment battu par les sbires du directeur du camp qui a voulu m’humilier en me forçant à crier : Vive la France ! Avant de perdre connaissance, j’ai crié : Vive l’Algérie ! Votre courte visite concerne la visite d’en haut, la visite du Président Jacques Chirac, qui est venu apporter la caution de la France au Président Bouteflika avant la confirmation de sa victoire électorale par le Conseil constitutionnel, a été une faute politique et une erreur. Le Conseil constitutionnel est la plus haute juridiction de ce pays, la seule dotée du pouvoir d’annuler les décisions issues du suffrage universel, que sont la loi et l’élection, il ne peut souffrir d’un Président contesté, dépourvu d’autorité morale, qui prête le flanc aux suspicions. Le Président Bouteflika, qui a organisé des élections pour pérenniser son pouvoir, n’avait pas les besoins de sauver les apparences démocratiques. Une élection libre aurait donné au peuple algérien la possibilité de récuser clairement et pacifiquement la politique du Président sortant faute de pouvoir personnel, de statu quo, de manipulation politique et d’appauvrissement de la population.

Le Président Bouteflika doit prendre de la distance avec l’ivresse du pouvoir qui n’est pas une bonne conseillère, et avoir sur lui-même un regard extérieur. En politique, on est toujours placé sous surveillance. Le ministre de l’Economie français, Nicolas Sarkozy, cherche à orienter le gouvernement algérien vers une économie libérale plutôt que vers une économie sociale, pour remplir ses caisses vides. La manne pétrolière a procuré une marre monétaire très importante : 36 milliards de dollars qui n’ont pas servi, selon le schéma classique, à relancer la production et par la suite une politique de l’emploi avec l’élévation du niveau de vie de la population, mais surtout à l’effort de guerre. Il a obtenu que la compagnie Total implantée dans le pays vers la fin des années 1940, exploite un grand gisement de pétrole alors qu’elle s’est vu préférer dans le passé la compagnie américaine Arco.
La souveraineté du dinar, qui est un des éléments de l’indépendance nationale, doit être consacrée sur le marché international, comme le demandent les industriels algériens, par l’arrêt de sa dégradation, le redressement de sa valeur et sa convertibilité. La ministre de la Défense, Mme Michèle Alliot-Marie, repartira avec de faramineux contrats parce que l’Algérie, grand marché d’armes, selon le Congrès américain, a besoin d’armes traditionnelles sophistiquées dont les coûts sont si élevés qu’ils ne sont jamais armés. La morale politique et la République sont contradictoires et ne peuvent être associées. La diplomatie mercantile aux services des marchands d’armes apprécie le client algérien. Le gouvernement français ne connaît l’Algérie d’en bas qu’à travers des clichés réducteurs et de lourdes incertitudes. Cette Algérie n’attend pas de ces gouvernements des réponses à ses questions, ni des remèdes à ses maux, mais seulement le respect de ses valeurs. La France n’a ni la capacité, ni la volonté, ni la légitimité d’incarner les droits de l’Homme. En France existent des possibilités d’émergence sous une forme ou une autre d’un nationalisme populiste. La droite française cherche à plaire à l’électorat de l’extrême droite, comme le Parti socialiste cherche à plaire à l’électorat de droite. La France n’est pas raciste mais elle a des racistes. Elle est tolérante mais elle abrite des intolérants, qui disent, comme Claudel : « La tolérance, il y a des maisons pour cela », ou comme Le Pen : « Je suis pour les droits de l’Homme, mais pas de n’importe quel homme. » Je retiendrai seulement la clause qualifiée d’essentielle dans l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Algérie (article 2) qui soumet l’accord à la condition du respect des droits de l’Homme et des principes démocratiques considérés comme les fondements des relations entre les deux parties. Vous n’avez pas pris le parti des hommes et des femmes courageux qui luttent pour assurer et maintenir la liberté de la presse et dénoncent la violation du droit à la liberté d’expression. Vous ne cherchez ni à voir ni à entendre ce que disent les défenseurs des droits de l’Homme. Le sort fait aux libertés essentielles méritera une mobilisation autour de mesures fortes contre le Pouvoir, au lieu des marques d’amitié et de soutien à sa politique, que vous ne cessez de lui prodiguer. La liberté d’expression se heurte à une répression car les écrits acquièrent non seulement une large audience, mais aussi une crédibilité auprès de la population. La France doit dénoncer la répression et se prononcer pour le respect des droits de l’Homme.

Chaque jour, nous assistons à de nouvelles arrestations, à de nouveaux procès montés de toutes pièces sur la base d’accusations artificielles, à de nouvelles condamnations. Nous ne pouvons accepter qu’aux nécessaires combats politiques et idéologiques, soient substitués des procès et des emprisonnements. Il appartient au Pouvoir de décider qui devait être arrêté, contre qui des procès doivent être montés, quelles accusations doivent être formulées et quelles condamnations doivent être prononcées contre eux. Quand la prison devient une humeur, c’est que l’Etat se pervertit. Il n’y a pas d’affaires Hafnaoui Ghoul, Mohamed Benchicou ou Ahmed Benaoum du journal Er Raï, il n’y a que l’affaire de la liberté d’expression, mère de toutes les libertés, de la liberté de la presse et de la dignité humaine. Mohamed Benchicou était, lors de son procès, solide, subtile, distant et prenant toujours de la hauteur avec les évènements.
La défense ne pouvait être que ce qu’elle fut, d’une grande noblesse de ton et de hautes tenues. Les tribunaux ne sont pas un lieu où la justice est rendue, mais une instance politique où le Pouvoir juge ses adversaires. Il faut noter la violence qui demeure le seul moyen dont dispose le Pouvoir pour réprimer par la terreur les manifestations populaires. Les émeutes bien que nombreuses ne menacent que le Pouvoir qui les réprime d’une main forte, et surtout les recouvre de la chape de plomb du silence.
Je vous prie de croire à l’expression de mes sentiments respecteux.

Par Maître Ali Yahia Abdennour*, Le Matin


* Avocat et président de la Ligue algérienne des droits de l’Homme.