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Mineures en danger moral : Le drame des fugueuses

dimanche 25 avril 2004, par Hassiba

Originaires de l’est, du centre, et même de l’ouest du pays, elles sont âgées entre 14 et 21 ans et cultivent en secret, au plus profond de leur âme meurtrie, un rêve, hélas, souvent impossible : retrouver grâce aux yeux de leur famille et retourner auprès d’elle.

Un rêve presque insensé pour les jeunes fugueuses du Centre spécialisé de rééducation pour mineures (CSR) de Constantine, bannies par leurs parents et montrées du doigt par une société impitoyable. Battues, retirées de l’école, exploitées et incitées à la débauche par des proches, subissant la séparation de leurs parents ou souffrant de la disparition prématurée de l’un d’eux, ces filles à peine sorties de l’enfance franchissent alors le pas -irréversible- en quittant le domicile familial sans mesurer, à aucun moment, les risques et les dangers encourus dans la rue.

Commence dès lors, pour ces mineures, une vie d’errance intrépide, ponctuée de rencontres malsaines et préjudiciables en sus du risque d’être enrôlées dans des réseaux de prostitution. Nous avons rencontré quelques-unes d’entre elles au niveau du CSR de Constantine et discuté avec elles afin de connaître les raisons qui les ont incitées à fuguer. Radia, Linda, Fatiha et Ahlem auxquelles nous avons attribué des prénoms d’emprunt pour préserver leur anonymat ont été placées, au même titre que les autres pensionnaires, au centre de rééducation (une vingtaine environ), sur décision du juge pour mineurs en vue de les protéger du milieu dans lequel elles évoluaient et ce, jusqu’à leur majorité.

A priori intimidées par la présence d’une « étrangère » au sein de ce centre où les visites sont rares, ces mineures âgées respectivement de 16, 19, 15 et 17 ans se sont progressivement confiées, rassurées visiblement par la présence de la psychologue du CSR. Radia ne s’entend ni avec sa mère ni avec son beau-père et regrette la liberté accordée par son père avant que ses parents ne divorcent, car sa maman ne la laissait pas sortir avec ses camarades « à cause de mes fréquentations », confie-t-elle. Ajoutant : « Elle me battait et mon beau-père a tout fait pour me séparer d’elle, c’est pourquoi j’ai décidé de partir, de quitter la maison et fuir les problèmes. Une fois dans la rue, je me suis mise à fréquenter de mauvaises filles, j’ai fumé et fait des choses répréhensibles. » Ne voulant pas trop s’étaler sur son « escapade », Radia souhaite à présent tout oublier et effacer un passé gênant. « Ma mère me manque. Une convocation lui a été envoyée, mais elle n’est pas venue. D’un autre côté, j’ai peur de retourner chez moi à Annaba et de récidiver. » Radia marque un temps d’hésitation et murmure : « J’ai peur de fuguer à nouveau. »

« Il me battait »
Issue d’une famille pauvre, Linda n’aspire qu’à une chose : retrouver ses proches, car elle aussi a fugué pour en finir avec les « problèmes », mais... Le visage grave, Linda nous fait part des déboires qu’elle a eus avec son père : « J’ai quitté ma famille à cause d’un conflit avec mon père. Il me battait et m’a même cassé une dent. J’ai tout d’abord fait le ménage chez des femmes, trois mois dans une maison ; quatre dans une autre, ensuite j’ai définitivement quitté Tiaret pour rejoindre Oran. J’avais très peur de mon père et il n’était plus question pour moi de retourner à la maison. » A Oran, Linda rencontre un certain Djamel avec qui elle restera trois jours puis ce « compagnon de fortune » l’emmène avec lui à Jijel où elle cohabitera, selon ses propos, une quinzaine de jours avec sa famille avant de partir une nouvelle fois et -pour reprendre ses propres termes- « traîner à travers la ville ». Mais à force d’errer sans but, seule, livrée à elle-même, la jeune fugueuse de Tiaret tente de mettre un terme à sa vie, fort heureusement, elle a été appréhendée par la brigade des mineurs et placée au sein du CSR. Aujourd’hui, bien qu’elle s’y sente à l’aise, Linda espère regagner un jour le domicile parental qu’elle a quitté il y a de cela une année. Cet espoir pourrait pourtant ne jamais se réaliser d’autant que, si l’on en juge par les déclarations de la psychologue du centre de rééducation, « sa famille ne souhaite pas la récupérer au même titre d’ailleurs que les proches de Radia ». En apprenant que son « père » n’était pas son père biologique, Fatiha a comme, certaines autres pensionnaires du centre, tout laissé derrière elle. Cela fait deux ans qu’elle est partie. Elle a d’abord vécu chez une enseignante, une proche de la famille qu’elle quittera à son tour pour « passer la nuit dehors ». Cette adolescente de 15 ans, originaire de Skikda, reconnaît à présent avoir fait une erreur en fuguant de la maison surtout que sa vulnérabilité a été exploitée par un jeune délinquant de 20 ans qui avait abusé d’elle. « Je veux retourner à la maison. Je suis partie à cause de ma mère qui n’a pas voulu me révéler l’ identité de mon véritable père, mais elle me manque. J’ai fait une erreur en m’éloignant de ma famille. »

Partie pour se retrouver
Tout comme Radia et Linda, Fatiha se languit de ses proches sans grand espoir de les revoir un jour d’autant que ces derniers ignorent souvent les convocations et les tentatives de rapprochement initiées par la direction du CSR, contrairement à Ahlem, 17 ans, qui ne souhaite pas pour l’heure prendre attache avec sa mère « jusqu’à ce que je sache qui je suis réellement », nous a-t-elle confié avec détermination en faisant le récit des péripéties qui sont à l’origine de son placement au niveau du centre de rééducation.

Consécutivement au divorce de leurs parents, Ahlem est partie ainsi que ses sœurs vivre avec leur père qui s’était remarié outre-mer, mais très vite les problèmes avec la marâtre ont commencé « précipitant » le retour des enfants en Algérie, car ils étaient devenus trop encombrants. « Une fois au pays, mon père m’a confié à ma grand-mère. J’ai eu beaucoup de problèmes avec la famille, on m’a empêchée de poursuivre mes études puis un jour je n’en pouvais plus alors je suis partie à Sétif. Une fois-là bas, j’ai paniqué alors je me suis rendue au commissariat central et j’ai atterri au CSR où j’ai été placée en octobre dernier », raconte Ahlem dont le seul souci à présent c’est de décrocher un diplôme. Ambitieuse, Ahlem suit actuellement une formation en informatique au niveau du centre de formation professionnelle de la cité Daksi au même titre que deux autres pensionnaires du CSR dont l’état psychologique est jugé stable ; elle veut avant tout réussir sa formation et s’en sortir. « Le jour où je retrouverai ma mère je veux qu’elle ait devant les yeux une autre Ahlem. Je lui expliquerai à ce moment-là que si je me suis enfuie de la maison, c’était pour me retrouver et devenir meilleure ». C’est par ce message d’espoir que Ahlem s’est éclipsée pour aller déjeuner avec ses autres camarades du centre. Infrastructure datant de l’époque coloniale, le CSR de Constantine accueillait des garçons mineurs placés sur décision du juge jusqu’à l’âge de la majorité. Il sera reconverti à la fin de l’année dernière, en décembre 2003 plus précisément, sur instruction du ministère de la Solidarité lequel a « décidé d’ouvrir des centres régionaux pour filles mineures », nous a déclaré à ce propos le directeur de l’action sociale de la wilaya de Constantine (DAS). Ces filles « cohabitaient » auparavant avec les pupilles de l’Etat dans les orphelinats, mais cela s’est traduit, a-t-on appris, par « d’importants préjudices causés à celles-ci d’où la nécessité de séparer les adolescentes en danger moral ou ayant commis des délits des autres filles », et depuis quelques mois les mineures en « vagabondage » sont désormais placées au niveau du centre spécialisé de rééducation pour filles situé à Constantine.
D’une capacité d’accueil de 120 lits, ce dernier abrite actuellement une vingtaine de pensionnaires issues de plusieurs régions du pays et représente l’un des trois établissements du genre implantés en Algérie (un au Centre, un second à l’Ouest et un troisième à l’Est). Les garçons, pour leur part, ont été transférés vers d’autres villes comme Aïn M’lila, Sétif, Batna ou encore Annaba.

Ce n’est pas un pénitencier
En pénétrant dans l’enceinte du CSR de la ville du Vieux-Rocher que nous avons visité par une belle journée ensoleillée du mois de mars dernier, nous avons constaté de prime abord que cet établissement n’a rien à voir avec l’image du pénitencier dont se font généralement les rares personnes qui connaissent son existence. Les adolescentes âgées entre 14 et 21 ans suivaient à ce moment-là (10 h) les cours dispensés par le personnel du centre, à savoir des éducatrices et des éducateurs spécialisés dans la sauvegarde au sein d’ateliers de couture, de broderie, de dessin, de cuisine et d’informatique. Pour la plupart illettrées, possédant à peine le niveau de 6e AF, ces mineures suivent également des cours de culture générale réparties en deux classes, exception faite d’Ahlem et des deux autres adolescentes, qui, en plus de ce régime, sont toutes les trois scolarisées à l’extérieur. Selon M. Djemâa, directeur du CSR, « la reconversion de l’établissement n’a pas été facile pour le personnel, d’une part, et pour apporter les transformations nécessaires en achetant notamment des micro-ordinateurs (6) et aménager les différents ateliers en fonction des besoins des filles, d’autre part ». Des changements qui ont été réalisés sur un budget d’un montant de 1,6 milliard de centimes accordés par la tutelle dont 60% sont engloutis par la masse salariale. Cela dit, pendant qu’une partie des pensionnaires de l’établissement se trouvait dans les différents ateliers, le reste de l’effectif étant en classe en pleine... « composition » -un petit test, selon leur éducatrice, visant à évaluer les « élèves » dont la plupart sont quasi « illettrées ». Nous nous sommes rendus dans les dortoirs, vides à cette heure de la journée. Un certain ordre régnait dans les chambres, contrairement aux garçons, commente le directeur du centre, où les affaires personnelles des adolescentes étaient rangées ainsi que leurs... peluches. Celles-ci étaient, en effet, soigneusement disposées sur leurs lits, certaines en bon état, d’autres toutes chiffonnées. Des peluches attestant du jeune âge de leurs propriétaires, mais surtout d’une lointaine innocence, car désormais ces filles sont regardées de travers par la société et complètement rejetées par leurs familles.

Un drame qu’elles vivent quotidiennement loin de leurs proches avec pour seuls « témoins » de leur solitude, des peluches qui, elles, ne peuvent porter aucun jugement sur leur comportement amèrement regretté, du moins pour certaines.

Par Lydia R., El Watan