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Mohamed Benchicou : Félicitations, Monsieur le Président !

vendredi 7 mai 2004, par Hassiba

1-Yazid Zerhouni et le Daily Mirror

Samedi prochain, j’irai signer le registre du juge d’instruction d’El Harrach, comme tous les samedis depuis le
27 août dernier, en exécution des astreintes du contrôle judiciaire. Le juge vérifiera ainsi, avec soulagement, que le dangereux terroriste que je suis censé être n’a pas fui son pays.

Le même jour, un huissier assermenté devrait proposer aux enchères l’immeuble qui abrite le siège du Matin, sur injonction d’un autre juge, lui-même saisi par l’administration fiscale chargée, la malheureuse, de conduire une opération d’asphyxie financière du journal. Le pouvoir algérien n’en finit pas de multiplier les pitoyables tentatives d’encerclement du Matin en application de l’historique sentence de l’irremplaçable Nourredine Yazid Zerhouni : « Le Matin va le payer. »

Voilà sept mois qu’ils interdisent à son directeur de quitter le territoire national sans avoir le cran de juger une affaire dont ils redoutent qu’elle va se terminer par la restitution de son passeport à son propriétaire. Voilà sept mois qu’ils conçoivent des subterfuges pour retarder le procès, le procureur d’El Harrach attendant les instructions du procureur général d’Alger qui en attend de son ministre qui en attend de Saïd Bouteflika et, dit-on, de Tayeb Louh, ancien syndicaliste de la magistrature dont on se souvient qu’il venait quémander l’aide de la presse indépendante avant que, ministre, il n’en devienne le bourreau. Bien entendu, cette communauté de personnalités à l’esprit brillant et au sens aigu de la responsabilité, soucieuse de châtier comme il se doit l’auteur du livre Bouteflika : une imposture algérienne, agit, on n’en doute pas, dans le strict respect de la justice et de l’intérêt national. Après tout, un gouvernement qui compte lutter contre l’évasion annuelle de 500 millions de dollars ne saurait fermer les yeux sur un délit aussi grave que celui d’entrer dans son pays avec des bons d’épargne !

Elémentaire, n’est-ce pas, Monsieur Ouyahia ! Oui, mais voilà : Le Matin est condamné au calvaire pour avoir, à une échelle infiniment moins méritoire, dénoncé un délit sur lequel nos confrères algériens font leur grosses manchettes lorsqu’il est le fait du Daily Mirror : la torture. Oh, bien sûr, je n’en disconviens pas : la cause irakienne est hautement plus fascinante que celle qui se rattache à la pharmacie Fatiha Boualga et je rejoins ceux qui pensent qu’il est nettement moins illustre de révéler des actes de torture, dans une caserne de Bouzaréah, sur un citoyen algérien nommé Sadaoui que de dévoiler ceux pratiqués, dans la prison irakienne d’Abou Gharib, par des soldats américains sur des détenus irakiens. Que mes amis de la presse algérienne sourcilleux d’éthique et de déontologie me pardonnent d’avoir élevé les organes génitaux de Sadaoui, pris en tenaille par un tortionnaire algérien et musulman, au même rang que ceux des prisonniers irakiens triturés par des envahisseurs américains et taghout ! A ce stade de la confusion, on ne peut s’empêcher de déduire que le métier tarde à entrer. Nous resterons décidément les éternels cancres de la presse mondiale et d’impénitents scribouillards dans un pays qui entend réserver au Daily Mirror et au Los Angeles Times le privilège de dénoncer la torture. Cela dit, réfléchissons un instant au sort de ces glorieux tabloïds saxons si leurs dirigeants s’appelaient Nourredine Yazid Zerhouni et Saïd Bouteflika, si leurs attorneys ressemblaient aux magistrats d’El Harrach qui retiennent précieusement mon passeport depuis sept mois et si leurs confrères journalistes étaient, comme les nôtres, aussi rageusement attachés à l’éthique et à la déontologie.

Le Daily Mirror et le Los Angeles Times n’en finiraient pas de payer, payer, payer. Quelle fâcheuse inconvenance professionnelle que de dénoncer la torture ! En Algérie. My God ! Je n’ose, évidemment, pas encore rêver d’une Algérie où des articles révélant la torture déboucheraient, non pas sur la confiscation du passeport du journaliste, mais sur le jugement du tortionnaire. Patience. La presse américaine était déjà protégée, en 1804, par le président Thomas Jefferson. Félicitons-nous cependant que le nôtre, Abdelaziz Bouteflika, ait entendu parler de Jefferson au point de le citer et de jurer, deux siècles plus tard, le 3 mai 2004, qu’il protégerait la liberté de la presse après l’avoir copieusement insultée durant la campagne électorale. Gloire à vous, Monsieur Bouteflika ! Je ne suis pas sûr, cependant, que le chef de l’Etat algérien, chef de la magistrature suprême, y compris donc du procureur qui garde mon passeport et de celui qui convoque les journalistes algériens chaque semaine, sache exactement ce qu’implique pareil serment. Il est donc parfaitement improbable que les générations futures se rappellent d’une promesse qu’Abdelaziz Bouteflika va s’attacher à démolir dans les plus brefs délais, mais quelque chose me dit, en revanche, que Thomas Jefferson, né en 1743 et décédé en 1826, lui, n’a pas vécu pour rien.

2- La complexité des oscars

Dans l’art de rappeler que la providence nous a dotés de notre propre Thomas Jefferson, relevons cette hardie initiative d’une association oranaise au sens de l’humour à ce point insoupçonnable qu’elle en a décidé d’offrir le prix de la Liberté de la presse. Au président Bouteflika ! On devine, certes, derrière cette audace, la légendaire part de mystère dans l’art de décerner les prix aux hommes de la presse. De tous les domaines de la création, la presse est sans doute, chez nous, celle qui se prête le plus à l’indulgence. On y élève avec ardeur de sombres politiciens au grade de directeur de publication et on y récompense le sortilège, octroyant des prix énigmatiques qui consacrent chez l’heureux lauréat des mérites cachés que le public est invité à patiemment découvrir un jour.

Mais aller jusqu’à oser primer Bouteflika, voilà qui suscite l’admiration ! Qu’a-t-on donc voulu couronner chez le président de la République en l’érigeant champion algérien de la liberté de la presse ? Sa détermination, publiquement avouée, à empêcher la naissance d’autres chaînes de télévision ou son talent inégalé à suspendre la parution des journaux indépendants non éligible à l’exemplarité ? Voilà qui devrait nous inciter à méditer non seulement sur la complexité des oscars mais aussi sur la précarité de nos propres sorts : nous ne sommes exempts d’aucune infortune, même les plus grotesques ! L’an dernier, nous nous gaussions de ce que l’Organisation des journalistes tunisiens, proche du pouvoir, ait remis au président Ben Ali le prix de la Liberté de la presse et nous nous réjouissions que la Fédération internationale des journalistes (FIJ) ait réagi en excluant de ses rangs la servile organisation tunisienne. Nous pensions avoir confiné la loufoquerie à nos frontières jusqu’à cette intrépide initiative oranaise qui nous apprend que la galéjade a franchi le mur de Ghardimaou. Abdelaziz Bouteflika, conservateur de passeports, et Zine El Abidine Ben Ali, censeur de Toufik Ben Brik, réunis tous les deux dans une fantastique épopée pour la défense de la liberté de la presse, voilà qui prouve bien que le Maghreb reste, décidément, la terre des prodiges ! Félicitations, Monsieur le Président !

3- Derrière le Kirghizistan

Pourquoi donc des dictateurs comme Ben Ali et des postulants à l’hégémonie comme Bouteflika, c’est-à-dire des dirigeants dont la vocation est de combattre l’expression libre, s’empressent-ils de se parer du lustre de la liberté de la presse comme d’un ornement de cérémonie ? La question, plus sérieuse qu’elle n’en a l’air, trouve sa réponse dans la bouche de Romano Prodi, le président de la Commission européenne, parlant des conditions auxquelles ont dû se plier les pays nouvellement admis dans l’Union européenne et que n’aurait pas encore respectées la Turquie : « La liberté de la presse est aujourd’hui un des critères essentiels pour l’adhésion à l’Europe ou pour en être un interlocuteur privilégié. » Ben Ali et Bouteflika ont saisi cette vérité moderne, eux qui aspirent à la reconnaissance du Vieux Continent, à cette espèce d’absolution du monde libre qu’il est recommandé de décrocher pour l’intérêt bien compris d’une longue carrière présidentielle. Il est devenu utile, presque vital de se prévaloir de la défense de la liberté de la presse pour s’éviter les désagréments d’une mauvaise réputation auprès des descendants de Thomas Jefferson.

Chez soi, à l’abri des regards, on pourra toujours réprimer la presse pour en réduire l’influence auprès de la société, la mater ou la corrompre pour qu’elle ne devienne jamais un contre-pouvoir qui menacerait l’autorité du despote. Mais voilà : on ne dupe plus les démocraties par la roublardise et les rodomontades. La liberté de la presse ne s’autoproclame pas, elle s’instaure. Aux yeux des sociétés occidentales, la liberté de la presse est définitivement devenue un des principaux indices de la mutation démocratique : elle se mesure sur le terrain. Aussi, et en vertu de ce postulat, Ben Ali et Bouteflika ont vérifié l’inanité de la rouerie paysanne : au classement mondial de la liberté de la presse pour l’année 2003, établi par Reporters sans frontières, la Tunisie de Ben Ali est à la 149e place, derrière le Soudan, le Bangladesh ou même l’Afghanistan, tandis que l’Algérie de Bouteflika se classe péniblement à la 108e position, juste devant le Tadjikistan et le Rwanda, mais derrière de prospères démocraties comme le Guatemala (99e), la Gabon (101e), le Kirghizistan (104e) et la République centrafricaine (107e). Oui, décidément, félicitations, Monsieur le Président !

Par M. Benchicou, Le Matin