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Mouloud Hamrouche : “ Le scrutin est ouvert !"

mardi 6 avril 2004, par Hassiba

Liberté : Nous sommes à deux jours d’une élection présidentielle importante et inédite qui génère, à la fois, doutes et inquiétudes dans l’opinion. En tant qu’ancien Premier ministre et observateur, comment appréhendez-vous cette échéance ?

Mouloud Hamrouche  : La nouveauté réside dans le fait que cette fois-ci l’on a affaire à des candidats issus du système, donc à une élection où il n’y a pas de programmes alternatifs au statu quo actuel. C’est pour cela que je parle d’une “compétition fermée”. Cette élection ne va rien changer car les discours de campagne, les hommes qui sont en compétition ne seront pas en mesure de modifier les conditions de fonctionnement du pouvoir. Au lendemain de cette élection, le président élu disposera de quels leviers de commande ? Sur quelles forces s’appuiera-t-il ? De quels instruments de gouvernance et de quelle expertise supplémentaire, en dehors de celle disponible, disposera-t-il ? Autant, il était compréhensible, il y a cinq ans, à leur arrivée que le président sortant et son ex-Chef de gouvernement qui est aussi candidat, aient sous-estimé les difficultés et les facteurs de blocage, autant j’aurais souhaité aujourd’hui et à la lumière de ces cinq ans passés que ces deux personnes proposent au pays les instruments indispensables à la mise en œuvre des choix et des politiques plutôt que de proposer à nouveau aux Algériens des politiques pour lesquelles ils n’ont pas imaginé d’instruments d’exécution et de mise en œuvre.

Vous persistez à dire que cette élection est fermée ?

Je comprends que certains soient agacés chaque fois que je rappelle l’absence des conditions d’une élection ouverte.

Que veut dire exactement “fermé” dans votre esprit ?

Les partis politiques au sens d’organisations ancrées dans la société n’existent pas encore. Ce déficit d’ancrage empêche celui qui accède au pouvoir de stabiliser le pays et d’engager la société dans la mise en œuvre d’une politique efficiente de réformes. La politique de statu quo, les instruments actuels, l’appréhension des problèmes sont les mêmes ; or, le pays a besoin aujourd’hui d’une autre vision, d’autres instruments pour pouvoir affronter ses difficultés économiques et sociales et en même temps faire face aux effets de la mondialisation. Il faut, pour cela une expertise, des méthodes, des cadres, des solutions concrètes et les moyens de les appliquer. Malheureusement, un tel projet n’est pas proposé. C’est pourquoi, je dis et répète que cette élection est fermée en amont par les conditions de son organisation et en aval par la reconduction du statu quo.

Si on a bien compris cela veut dire que celui qui sera élu, Bouteflika ou Benflis, ne pourra pas changer le système ?

Le président élu n’aura pas la possibilité de réformer le système, encore moins de le changer. Je viens de vous dire qu’il n’existe pas aujourd’hui dans le pays d’organisations politiques suffisamment fortes pour soutenir un mouvement de réforme du système politique. C’est pourquoi j’affirme qu’aujourd’hui seule l’Armée a les moyens, à la fois matériels et intellectuels, la crédibilité et le poids moral dans la société pour pouvoir accompagner un mouvement de réforme du système politique.

Mais qu’est-ce qui empêcherait l’Armée de le faire ou tout au moins d’amorcer le processus à l’occasion de cette élection présidentielle ?

Je ne peux répondre à cette question. En revanche, j’ai réagi aux dernières déclarations du commandement de l’Armée en disant que la neutralité de l’Armée est un pas en avant et qu’elle suppose aussi la neutralité de l’administration et de la justice. Si c’est une projection, je crois que c’est un début objectif et réaliste, à condition d’afficher encore à côté de cela d’autres volontés, à savoir permettre l’émergence de forces politiques ancrées dans la société.

En dépit de toutes les garanties fournies par les pouvoirs publics quant à la tenue d’une élection crédible et régulière, vous semblez très sceptique. Pourquoi ?

Oui, j’ai le sentiment qu’à chaque fois qu’on parle d’élections, on s’adresse à des initiés, une sorte de dialogue entre les gens de sphères réduites. Chaque fois que j’ai parlé d’élection fermée ou transparente, j’ai à l’esprit l’aspect pratique. Donc les conditions pratiques du déroulement du scrutin. Aujourd’hui, on nous dit qu’il y a une évolution avec notamment la remise des listes électorales aux candidats, des PV de vote à leurs représentants et la suppression des bureaux spéciaux. En ce qui concerne les listes électorales par exemple, je fais remarquer que le ministère de l’Intérieur lui-même ne dispose pas d’un système de contrôle de ces listes. Aucune commune ne possède un système de contrôle de déplacement des populations qui déménagent ou qui viennent s’installer sur le territoire de cette même commune.

Si je prends uniquement ces deux aspects, il y a une remise en cause de la fiabilité de ces listes. Pour leur part, les partis politiques eux-mêmes ne sont pas ancrés. Si on avait un encadrement de la société par des organisations politiques fortes et représentatives, à ce moment-là, il y aurait un moyen de faire un contrôle par la population au niveau de chaque commune. Mais cela ne doit pas se faire à la veille d’une élection, cela se fait d’une manière permanente. On donne aussi une copie des PV aux représentants des candidats, c’est une bonne chose en soi, c’est important mais ce n’est pas assez significatif. Par la même occasion, nous avons supprimé les bureaux spéciaux.

Ces bureaux représentent tout de même un gisement de voix considérable ?

Pour l’anecdote, les bureaux où les gens votent en toute liberté, c’est dans les casernes. Les seuls endroits où les électeurs sont libres de leur choix, c’est dans ces bureaux spéciaux. Bien entendu, je ne préjuge pas de l’établissement des PV. Je parle de l’acte de vote lui-même. Vous voyez bien donc qu’on parle de choses à la fois simples et complexes. Simples parce que telles que formulées au niveau du discours, on a l’impression que tout est réglé, on a créé les conditions pour une élection transparente pour une vraie compétition, mais de l’autre côté quand on examine les conditions pratiques du déroulement et du contrôle de ces opérations, on s’aperçoit malheureusement que le pays ne dispose pas de mécanismes, d’organisation et bien entendu de traditions.

L’intervention du chef d’état-major de l’ANP a permis tout de même de rasséréner la population et les électeurs en particulier, en disant que l’ANP est neutre et ne permettra pas qu’il y ait des dérives. Est-ce suffisant, ou estimez-vous, au contraire, que l’ANP doit donner plus de garanties ?

Le chef d’état-major a fait deux interventions. De mon point de vue, la première est plus importante que la deuxième. Je crois qu’il y a une confusion quant à la compréhension de ces deux interventions. La première parlait du retrait de l’armée du champ politique. C’est un sujet important et grave dans les conditions socio-politiques du pays. Aujourd’hui, cette affirmation, à mon avis, si elle est indicative d’une volonté et d’un souhait du commandement de l’Armée de construire le champ politique dans le sens où il permet l’émergence de forces politiques réelles et ancrées, il faut la saluer. Je dirais même que tout le monde doit se préparer à y contribuer. Quant à la deuxième déclaration qui a créé plus de débats, elle concerne la neutralité de l’Armée par rapport à l’élection présidentielle du 8 avril. Le chef d’état-major a affirmé que l’Armée n’a pas de candidat et qu’elle sera neutre dans cette élection. Cette affirmation a été suivie par une clarification importante, à savoir que ce n’est pas la neutralité de l’Armée souhaitée qui a été annoncée, mais c’est plutôt l’impartialité de l’Armée. Et à mon avis, cette neutralité n’a de sens que si elle est suivie par la même attitude au niveau de l’administration et des magistrats.

Vous confirmez donc là que l’administration et la justice sont déjà engagées dans un processus de fraude.

Je n’accuse pas les hommes, j’ai toujours eu confiance en nos fonctionnaires, nos magistrats. La preuve, quand j’étais aux affaires, le premier qui a donné leur indépendance aux magistrats, qui a fait confiance à l’ensemble des juges, c’est bien mon gouvernement. En 1999, j’étais candidat à l’élection présidentielle, j’ai refusé d’envoyer mon représentant dans la commission de surveillance. Une manière d’exprimer ma confiance dans les cadres de l’administration. Tout cela pour vous dire que ce qui est en cause, ce sont les pratiques et les habitudes. Par ailleurs, nos fonctionnaires ne sont pas protégés par la loi contre la précarité et l’arbitraire de la tutelle. Le jour où la loi protégera le wali contre tout abus, ce jour-là, je peux exiger de lui de n’obéir qu’à la loi et de refuser toute injonction contraire à la loi.

Je reviens encore à la charge pour vous dire que cette élection est tout de même plus ouverte que celle de 1999, est-ce votre avis ?

En 1999, les candidatures étaient ouvertes, une campagne totalement ouverte, malheureusement, le scrutin était fermé à cause de la fraude. Le retrait des six a confirmé la fermeture de ce scrutin. Par contre, cette fois-ci, je crois que, tirant les enseignements de cette expérience, le système propose aux Algériens des candidatures présélectionnées et une campagne fermée par les discours. Avec toutes ces conditions, il peut se permettre d’organiser un scrutin ouvert.

Une dernière question sur la presse : le président actuel menace carrément de revenir sur ce que vous-mêmes aviez mis en place, c’est-à-dire l’ouverture des médias au pluralisme, estimant que notre société n’est pas encore mûre pour la diversité médiatique.

Mon premier commentaire est que la cause des retards et des archaïsmes d’une société réside dans l’absence de libertés de penser et d’expression. Je n’arrive pas à comprendre la pensée de ceux qui disent que la société algérienne n’est pas mûre pour imposer des limites à la liberté de la presse. Dans l’histoire de l’humanité ce sont les idées qui ont toujours été à l’origine des évolutions.
C’est la liberté d’expression qui a poussé à l’émergence des pouvoirs séparés.

C’est aussi la presse qui est à l’origine de la bonne gouvernance, parce qu’elle attire à la fois l’attention de l’opinion publique, des gouvernants sur les défaillances du système politique et les fautes des hommes.
En réalité, se priver des libertés ou d’un journal, c’est se priver d’un regard critique sur soi-même.

A. O. et N.S., Liberté