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Prostitution des mineurs à Annaba

dimanche 29 août 2004, par Hassiba

Il est 20 h. Les allées qui mènent du cours de la Révolution aux portes de la Colonne commencent à se vider des piétons et des voitures qui envahissent le boulevard vers les plages à la recherche d’un peu de fraîcheur.

Billel, 12 ans, appuyé contre le trottoir, les jambes allongées sous une couverture trouée, fait la manche. Soudain, une voiture blanche s’arrête à sa hauteur, après avoir fait deux fois le tour du pâté de maisons. Un homme bien mis, cravaté sous une veste claire en sort, et, regardant à droite et à gauche, il s’approche de l’enfant.

De là où nous sommes, nous ne pouvons comprendre ce qu’il lui dit, mais son attitude est sans équivoque. Nous passons devant eux d’un pas lent en lorgnant l’adulte. L’homme, hésitant, retourne à son véhicule, mais revient aussitôt vers sa proie après notre passage. Le marchandage continue, l’enfant semble hésiter puis se décide à suivre l’individu, et la voiture repart.

Le lendemain matin, Billel est de nouveau au même endroit, couché de tout son long sous sa vieille couverture, totalement inconscient du vacarme de la rue après s’être shooté à la colle... Le soir même, Sana, 17 ans, enceinte de quatre mois, vivant dans la rue depuis l’âge de douze ans après une fugue, racole les passants sur la route qui mène à la gare routière. Non loin d’elle, un homme d’une quarantaine d’années, debout contre un mur, semble la surveiller de loin.

Nous apprendrons plus tard que la police le soupçonne de proxénétisme, mais qu’il n’a pu être arrêté, car il porte sur lui des papiers attestant d’une grave maladie mentale. La prostitution des mineurs dans le cas de Annaba, selon les sources interrogées, est un phénomène qui prend de plus en plus de l’ampleur, pratiquée par les enfants jetés à la rue par leurs parents trop pauvres pour les garder à la maison et les nourrir.

Ces derniers, en général, proviennent des banlieues immédiates de la ville ou des localités environnantes, particulièrement des wilayas du Sud-Ouest. Venus pour mendier, ils tombent très vite dans l’engrenage drogue-prostitution. Ce phénomène qui se propage de plus en plus trouve paradoxalement de moins en moins de résistance de la part des milieux censées le combattre, et les services de la brigade des mineurs, de la bouche même du commissaire de la police judiciaire, se déclarent dépassés malgré leurs efforts, car “il y a une grave lacune dans la prise en charge de tout ce qui touche à l’enfance : absence d’un service social dynamique appuyé par des structures solides et des associations efficaces pour la protection des mineurs, tout un ensemble qui fait défaut”.

À la brigade des mineurs qui a accepté de nous laisser participer à un ramassage de ces enfants en danger moral, prévu pour le soir même, Samia, officier de police et psychologue, nous explique cependant que “toutes ces actions n’auront absolument aucun résultat tant qu’il n’y a pas de prise en charge effective. Nous allons les ramasser, les présenter devant le juge, les placer au centre de rééducation ou les remettre à leurs parents, selon les cas. Ils vont s’échapper dans la journée même et retourner à la rue. Vous allez le constater par vous-mêmes. ces mineurs vivent un véritable calvaire.

La misère, la violence, les plus faibles subissent les abus des plus âgés, selon la loi de la rue, et par-dessus tout l’abandon des parents. Leur seul repère est la bande à laquelle ils s’intègrent. Elle remplace leur famille.” Sa collègue ajoute : “J’étais psychologue à la brigade, mais j’ai été confrontée à de telles horreurs concernant ces pauvres enfants que je n’en pouvais plus ; j’ai demandé ma mutation dans un autre service.” D’un placard on retire des vêtements collectés pas les agents à l’intention de ces mineurs en vagabondage : “Parfois, nous les trouvons dans un état piteux, on leur arrache même leurs sous-vêtements.”
Mais ce ne sont pas seulement les enfants des plus démunis qui s’adonnent au plus vieux métier du monde. Dans certains milieux qui n’ont rien à voir avec la misère, des jeunes filles à peine pubères racolent dans les bars huppés et servent d’appât à de riches hommes d’affaires. Un responsable de la police nous parle d’une mineure de quinze ans arrêtée lors d’une rafle en pleine nuit et dans son sac à main des préservatifs. Alertée, sa mère a répondu aux policiers : “Je suis au courant, cela ne vous regarde pas.”
C’est vers 23 h que nous prenons place dans l’une des trois voitures banalisées de la brigade. Au programme, ramassage des mineurs dans des endroits où ils sont suspectés s’adonner à la prostitution. Parmi les policiers, l’officier responsable de la section des mineurs, Samia, semble en avoir gros sur le cœur : “vous verrez ! tout ce travail ne va servir absolument à rien. Nous opérons des ramassages à longueur d’année et nous les connaissons presque tous. Ce sont de véritables habitués de la rue et leur nombre augmente. Chaque fois, des nouveaux qui arrivent.”

L’une derrière l’autre, les voitures avancent lentement le long du boulevard qui mène aux plages. Les policiers, en tenue civile, inspectent les deux côtés de la rue, à la recherche des jeunes vagabonds repertoriés entre les passants nombreux, des familles, des couples, des jeunes et des moins jeunes qui tous se dirigent vers les plages St-Cloud et Chapuis, les plus proches de la ville.
Soudain, la première voiture se gare le long du trottoir et les deux autres en font autant. Cinq agents en sortent, se scindent en deux groupes et se dirigent, l’air de rien, vers un snack d’où s’échappe une musique tonitruante. “Il y en a deux ici”, entend-on dans la radio de la police. “Allez-y doucement. Ils ne doivent pas vous échapper.”

Près de la porte du bar, deux gamins et une fillette d’environ treize ans debout, immobiles, en attente. L’un d’eux a une cigarette aux lèvres. Les agents s’approchent lentement des deux côtés et appréhendent les trois enfants qui tentent de s’échapper. Ils les ramènent fermement vers les voitures. Le plus jeune des garçons, qui semble ne pas dépasser 7 ans, est poussé dans l’une des voitures. Il a les cheveux très courts et une mine renfrognée, laquelle ne le quittera pas de la soirée. Le policier prend place auprès de lui, sur la banquette arrière. Visiblement, c’est une connaissance. “Alors, Chafik, tu remets ça ? Et tu fumes, en plus... Tu te crois un homme, maintenant... Que faisais-tu devant ce bar à une heure pareille ?” Le garçonnet ne répond pas, le regard indifférent. Le teint très pâle, très maigre dans son petit tee-shirt à rayures décolorées et sale et un vieux jeans coupé au-dessus des genoux, il est pieds nus et regarde droit devant lui, sans répondre aux questions des policiers qui, pourtant, utilisent un ton enjoué pour gagner sa confiance. On nous explique que sa mère, divorcée et femme de ménage dans la banlieue, a demandé au juge pour enfants de le placer définitivement au centre de rééducation d’El-Hadjar, car elle n’avait pas les moyens de l’élever. “Depuis, il est ballotté à droite et à gauche, s’échappant du centre aussitôt placé. Il vit dans la rue.” La chasse reprend. Les gens vont et viennent sur le large boulevard, dans un bruit incessant de pas sur l’asphalte. Partout, la musique fuse des pizzerias, des restaurants, des commerces en tous genres. Brusquement, des voitures s’arrêtent de nouveau et la nôtre les imite. Sur le trottoir de droite, un peu à l’écart, une fillette est assise sur un banc aux côtés d’un grand gaillard en débardeur gris, les bras tatoués. “C’est Katia ! Mon Dieu, elle a fugué encore”, s’écrie Samia. Les policiers procèdent à l’arrestation du couple avec la même efficacité que la première fois et l’homme, qui veut s’enfuir en faisant un mouvement de côté est vite maîtrisé. Sous le regard des passants surpris et curieux, il rejoint une des voitures sans se départir d’un sourire narquois comme si cette affaire ne le concernait pas. “Je vous dis que vous vous trompez, elle était assise sur le même banc que moi. Je ne la connais pas du tout”, l’entendrons-nous répéter.

Sur le chemin du retour, petite hésitation, puis nouvel arrêt. Deux mineurs sont repérés dans la foule. L’un d’eux, d’une saleté repoussante et les pieds nus, a un baladeur collé aux oreilles. Cette fois, la prise se fait en douceur, comme un jeu. Aucune résistance. “C’est devenu une routine pour eux comme pour nous. Ils nous suivent sans rechigner, car ils savent qu’ils seront dans la rue dès demain.”

Quand nous retournons à la brigade, il est près de 2 h du matin et le directeur de la PJ décide de retenir les mineurs dans une salle d’attente du commissariat central sous la garde d’un agent de la brigade jusqu’à leur comparution le lendemain devant le juge pour mineurs, tandis que les deux fillettes sont conduites pour une nuit au centre des jeunes filles de l’Eliza relevant de la DASS. Le lendemain à 8 h, tous se retrouvent dans un des bureaux de la brigade sous la surveillance d’un agent. Samia les regarde prendre leur petit-déjeuner, du pain et du café au lait achetés par un agent chez le cafetier du coin. Les agents de la brigade sont habitués à payer à ces enfants des repas de leur propre poche. Pendant ce temps, une secrétaire remplit des imprimés qui seront présentés. “Il y a longtemps qu’ils sont fichés à la brigade. Il n’y a qu’à sortir les fiches.” Les deux plus jeunes enfants, âgés environ de 7 et 9 ans, sont assis à même le sol faute de chaises. Ils restent silencieux, tandis que les plus âgés, des habitués, chahutent, nullement intimidés. Ils déclarent avoir 17 ans, ce qui est difficile à vérifier bien qu’ils paraissent plus jeunes.

De temps à autre, les injures fusent, et l’un d’eux se lève pour distribuer des gifles. Le policier qui a la garde de ces mineurs en attendant de les présenter devant le juge a toutes les peines du monde à faire régner le calme. Tous jurent de s’échapper du centre de rééducation dès leur arrivée.

“Nous n’y resterons pas, ils nous font dormir à 6 h du soir, on doit rester au lit tout le temps, on nous insulte !” Tous acquiescent, et le policier essaie de leur faire la morale dans le but de leur faire prendre conscience de la réalité, ce qui semble totalement inexistant chez ces enfants qui ont raté leur enfance.
Ils sont sales, hirsutes, couverts de poussière et des blessures de toutes les nuits passées à la belle étoile, mais parfois, entre deux injures ou grognements, le temps d’un rire insouciant, d’une boutade lancée par l’un d’eux, leur visage s’éclaire, et ils redeviennent les enfants qu’ils auraient dû être. Mais leurs parents qui les ont abandonnés en les livrant à la rue et à la société en ont décidé autrement. Au cours de la conversation que nous tentons d’installer avec eux, ils ont réponse à tout. Les plus âgés, en faux adultes, sourient par bravade pour être “rojla” devant les autres, bien qu’on sente une grande souffrance cachée, et l’un dit : “J’aurais voulu être mort depuis longtemps.”

Quand nous évoquons la colle qu’ils reniflent pour rompre pour quelques heures avec leur monde, tous répondent “menbesegch” (je ne me drogue pas), mais au fil de la conversation, nous apprenons que la plupart d’entre eux se shootent, même les plus petits.
Leur avenir, disent-ils, est là-bas “filkharej”. “Dès que j’aurais l’âge de faire un passeport, enaafet”. Les autres approuvent.

D’après les renseignements contenus dans les fichiers de ces jeunes, dont personne ne veut, pas même leurs géniteurs : “Dès qu’ils sont convoqués par le juge, ils répètent presque tous qu’ils n’ont rien à faire de ces charges supplémentaires et de ces bouches à nourrir, de ces voyous qui fuguent sans cesse.” La plupart d’entre eux proviennent de la banlieue de Annaba ou des localités environnantes : Cheffia, Dréan, Zerizer. “Certains nous donnent de faux noms et de fausses adresses, et il est tout simplement impossible de convoquer les parents”, déclare Samia, en ajoutant : “Ces enfants ont passé la nuit au commissariat et aucun parent ne s’est présenté ou a cherché après eux.“ C’est édifiant.

Les quatre mineurs convaincus de prostitution sont interrogés à part. Tout de suite la fillette du bar-restaurant qui semble la plus âgée montre ses griffes, un éclair de défi dans les yeux : “Ça ne vous regarde pas, c’est ma vie et je suis libre de faire ce que je veux !” Puis elle serre ses lèvres fines avant d’ajouter : “Si vous me ramenez à la maison, je vais fuguer à nouveau.”
Elle porte un jean et un body serrés sur son corps frêle, ses cheveux très frisés sont retenus par un bandana à pois. Ses bras minces et bruns portent aussi des cicatrices rondes, comme faites avec des cigarettes. Ses poignets sont encerclés par des bracelets de perles noires, sous lesquels dépassent des morceaux de pansement. Des séquelles d’une tentative de suicide ? Toujours la terrible souffrance cachée sous la violence. Les deux garçons interrogés répètent sur le même ton comme une leçon apprise. “Je suis libre de faire ce que je veux, ça ne vous regarde pas”, tandis que l’autre fillette, tout aussi menue et vêtue de haillons, ne cesse de sangloter, sans répondre aux questions que leur pose la psy.

Nous sortons du bureau, ne pouvant en supporter davantage. Pour le responsable de la police judiciaire d’Annaba, “ce grave problème, phénomène contre lequel la brigade des mineurs lutte en vain depuis des années, s’il est aggravé par la misère il n’en est pas moins le résultat de la démission de toute la société. Les anciennes générations ont vécu dans la misère, mais grâce à la structure familiale traditionnelle, elles ont tenu le coup. Aujourd’hui, tout a changé, et les victimes sont tous ces jeunes que vous voyez, et qui, à quelques exceptions près, seront les criminels de demain”.

Par Hafiza M.,Liberté