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Tkout : des victimes ont témoigné devant le procureur

samedi 29 mai 2004, par nassim

Au lieu de favoriser l’apaisement, les commissions d’enquête diligentées par le gouvernement et la Gendarmerie nationale semblent au contraire accentuer la terreur qui s’est abattue sur la ville de Tkout depuis le début des évènements.

La population est depuis ce week-end soumise à une grande pression destinée à faire reculer les jeunes de façon à ce qu’ils cessent d’évoquer la torture et autres sévices corporels auxquels ils ont été soumis durant les heures de détention dans les locaux de la gendarmerie.

La détermination de ces victimes n’a cependant pas baissé d’un cran, puisque, nous apprennent des délégués du mouvement citoyen des Aurès, huit d’entre elles, sur les douze personnes convoquées mercredi par le procureur de la République, se sont rendues ce jeudi au tribunal d’Arris où elles ont témoigné de la réalité des faits. La procédure entamée par le procureur de la République fait suite à l’annonce de l’ouverture d’une enquête judiciaire par le gouvernement. Pris de court par ce scandale au moment où le président de la République tente d’asseoir une politique de réconciliation nationale, le Premier ministre s’est visiblement hâté de réagir puisque la commission d’enquête s’est précipitée sur les lieux quelques heures à peine après qu’Ouyahia ait annoncé l’ouverture d’une enquête sur les évènements qui ont secoué cette petite ville. Les mêmes sources ont donc confirmé que des personnes dépêchées par les autorités sont arrivées à Tkout mercredi et qu’elles se sont chargées d’écouter les autorités locales sur toutes les questions qui scandalisent l’opinion publique. Et c’est donc au cours de cette même journée que les victimes des sévices ont reçu des convocations émanant du tribunal d’Arris leur demandant de se présenter accompagnées de leurs parents en raison de leur qualité de mineur. La honte de devoir raconter devant leurs proches l’enfer subi a contraint la plupart d’entre elles à se faire accompagner par des parents éloignés. Après leur retour d’Arris, deux de ces victimes ont accepté de nous raconter ce qu’elles ont déclaré au procureur de la République.

Leur qualité de mineur nous empêche une fois de plus de livrer leurs noms. Le premier jeune a quinze ans : « J’ai tout dit bien sûr. Je lui ai raconté dans le détail ce qui m’est arrivé. Vous savez, lance-t-il sur un air candide, je n’ai rien fait, moi. Je sortais seulement de la maison au moment où les gendarmes étaient à la recherche des émeutiers, ils m’ont embarqué avec tous ceux qui se trouvaient dans la rue et m’ont emmené à la brigade de gendarmerie. Une fois sur place, ils m’ont ôté mes chaussures, mes chaussettes, mon blouson et ils se sont mis à me tabasser. Les coups pleuvaient de partout, j’avais beau leur répéter que je n’avais rien à voir avec ces évènements, mais ils continuaient à me frapper en me demandant de leur livrer l’adresse de Salim Yezza (principal animateur du mouvement actuellement en fuite). A onze heures du soir, ils m’ont rendu mes chaussures et m’ont demandé de partir. L’un des gendarmes m’a pris les 200 DA que j’avais en poche. Voilà ce que j’ai dit au procureur. » La seconde victime avec laquelle nous avons pu nous entretenir a seize ans. Son témoignage avait été publié dans notre édition de mercredi. Durant son récit, elle nous avait alors appris que les gendarmes l’avaient torturée en écrasant ses organes génitaux de leurs mains. Les faits ont été relatés au procureur de la République, affirme-t-il. « Tout le monde a parlé d’une même voix, dit-il, certains ont été sodomisés, c’est grave, ils faut que les coupables payent. » « Que vous a dit le procureur de la république ? » « Il n’a absolument rien dit, il s’est contenté de noter nos témoignages. » Des témoignages pourtant démentis par la cellule de communication du commandement de la Gendarmerie nationale qui affirmait, dans un communiqué publié mercredi, que les informations rapportées par Le Matin n’étaient que des allégations au profit des forces du mal.

La même source a, par ailleurs, annoncé l’ouverture d’une enquêté interne. Une enquête qui semble avoir débuté ce mercredi, puisque les délégués du mouvement citoyen des Aurès nous ont appris que trois colonels de la gendarmerie se trouvent depuis ce week-end à Tkout. « Vous voyez un peu comment ils mènent leur enquête, nous dit l’un de ces délégués, en lançant des convocations orales aux victimes. Hier après-midi, ils ont même embarqué un handicapé qui avait assisté aux scènes de torture. » Les jeunes, affirme-t-on, sont hélés dans la rue et sommés de se rendre à la brigade de gendarmerie où ils ont été soumis à la torture. Ces derniers se refusent, quant à eux, d’obtempérer. « Personne ne retournera sur les lieux de cet enfer », lance avec force la victime de seize ans. Les mêmes sources déclarent que la réaction aurait été la même si la convocation leur était parvenue par écrit. La suspicion et la méfiance sont d’autant plus grandes que l’enquête a débuté dans un contexte de pression sur les notables de la ville auxquels la gendarmerie demande d’effectuer un travail pour que les jeunes cessent d’évoquer la torture et qu’ils cessent de « travailler avec les Kabyles ». Une manière pour eux de parvenir à isoler le mouvement des aârouch de Kabylie en brisant son prolongement dans les Aurès. Un double jeu qui n’est pas pour apaiser les esprits à Tkout, et qui ne laisse, d’autre part, aucun doute sur les véritables intentions en direction du mouvement citoyen de l’interwilayas.

Par Abla Chérif, Le Matin