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Rachid Tlemçani : “L’Algérie risque une rébellion généralisée”

jeudi 6 mai 2004, par nassim

Le Dr Tlemçani est enseignant-chercheur à l’Institut d’études politiques d’Alger. Il a été chercheur dans plusieurs centres de recherche et universités, notamment à l’Institut universitaire européen (Florence), Georgetown University, (Washington, D.C) et dernièrement à Harvard University (Boston). À son actif, il a plus d’une vingtaine de publications dans des revues spécialisées (Middle East Report, Revues Internationales). Elections et Elites en Algérie est son dernier ouvrage, publié par les Editions Chihab (Alger).

Liberté : Depuis l’année 2001, des émeutes sont enregistrées à travers le territoire national. Comment expliquez-vous l’émergence de tels mouvements ?
Rachid Tlemçani : C’est vrai qu’une large contestation populaire caractérise le pays ces derniers temps. Ce mouvement social, qui a mûri au fil de la mise en place du capitalisme sauvage et de la politique néo-libérale, a fait brutalement irruption dans le champ social. Il a atteint son paroxysme, lorsque les émeutes en Kabylie éclatèrent en avril 2001.

La précarisation du travail, la crise du logement, la réduction des revenus par tête d’habitant, le changement de l’échelle des valeurs, la paupérisation de l’ensemble de la société se produisent en même temps que la formation d’une mafia politico-financière et de groupes puissants contrôlant l’économie rentière, spéculative et de l’import-import. Les grandes fortunes, en investissant le pouvoir politique, législatif, exécutif et judiciaire, ont scellé un deal tacite avec le pouvoir. L’Algérie est devenue une société de type colonial, où règne la hogra et les maladies appartenant à une époque révolue. Le chômage, l’insécurité et la précarisation poussent aujourd’hui des populations entières, même dans les coins les plus reculés du pays, à sortir dans les rues, pour crier leur colère et leur ras-le-bol. L’absence de confiance entre les autorités publiques et les citoyens est telle que les émeutes sont devenues banales en Algérie. Elles sont en passe de devenir un moyen privilégié de dialogue entre les élites et le peuple.
L’Algérie risque de s’enliser dans une rébellion généralisée, très dangereuse pour le maintien de l’unité nationale, déjà très fragilisée par une dizaine d’années de violence et de terreur.

Que peut faire, selon vous, le gouvernement pour mettre un terme à cette contestation sociale ?
Le mal qui ronge la société algérienne est beaucoup plus profond que l’enjeu de la tenue d’un scrutin, même régulier et transparent. Le régime se trouve dans une impasse qui dure malheureusement depuis les événements d’octobre 1988. Il n’a pas été en mesure de faire sa mue. Un consensus sur la sortie de crise s’impose aujourd’hui plus qu’hier, pour pouvoir prendre les grandes décisions de portée nationale dans tous les secteurs d’activités. Les chantiers à ouvrir en 2004 sont nombreux et énormes. Dans cette perspective, la concorde nationale est un préalable sur la sortie de crise. Pour cela, il ne faudrait pas qu’elle soit imposée comme un oukase. Sans ce consensus, il serait difficile de mettre en branle la machine économique et la réforme radicale de l’État et de ses institutions, tant attendues.
Autrement, un autre type d’immobilisme “guette” le pays pendant une période de 5 ans. Je crains que ce consensus ne sera pas réellement réalisé, tant que la génération qui a libéré le pays par la “boundouguiya” ainsi que ses alliés demeurent au poste de commandement.

En cas d’absence de mesures d’apaisement, quelle forme pourrait prendre ce mouvement de contestation ?
Si l’économie administrée a pris en charge, tant bien que mal, la politique sociale, ce n’est plus le cas pour l’économie de bazar, dont ses enjeux se négocient, en marginalisant davantage les couches populaires et l’Algérie profonde. Dans ce nouveau système, il n’y a plus de place pour le champ social. Aujourd’hui, les Algériens découvrent qu’ils sont “nus” face au redéploiement de l’État sécuritaire. Les institutions électives et autres mises en place à coup de milliards de dinars ne sont pas en mesure de canaliser une demande sociale, et de surcroît, de plus en plus exigeante.
Ces institutions ne sont finalement que des institutions-écrans cachant mal des luttes féroces pour l’appropriation du patrimoine national et de la manne pétrolière. Je crains que le mouvement de contestation continue à s’exprimer sporadiquement dans notre pays. Il n’est pas encadré et guidé par l’intelligentsia qui a renoncé à sa mission historique. Mais, si ce mouvement est géré intelligemment, il pourrait en effet constituer, malgré ses faiblesses organisationnelles et autres, une force de propositions. En revanche, un mouvement sans leadership peut constituer une force rétrograde, très dangereuse pour la stabilité nationale.

Que proposez-vous, en votre qualité de spécialiste des sciences politiques, pour canaliser les mouvements de mécontentements en Algérie ?
Puisque les institutions mises en place ne répondent pas adéquatement aux doléances des citoyens, il faut peut-être inventer de nouvelles formes de représentation politique. Pour cela, il faudrait une nouvelle culture politique, qui soit plus conforme à une “Algérie plurielle” et à la donne internationale.
Rappelons que ni l’école ni la justice, et encore moins le politique ne sont les vecteurs authentiques de cette culture. La culture communautaire n’est pas parvenue à produire des mécanismes de régulation démocratique dans la société algérienne.
L’élite dominante a montré, au fil de la crise, son incapacité congénitale à produire une “culture citoyenne”. Je crains qu’il ne faille attendre la fin du règne de la génération de la guerre de Libération, pour pouvoir assister à l’apparition de cette nouvelle culture et forme de communication politique. Je voudrais néanmoins noter que les associations caritatives, en dépit de la faiblesse de leurs moyens d’intervention, ont été les premiers acteurs à être présents sur les lieux des drames qui ont bouleversé le pays. Elles ont montré leur efficacité dans l’action, quand elles n’étaient pas instrumentalisées par les politiques et bureaucrates des appareils étatiques. Le mouvement associatif, fer de lance de la société civile, mérite un soutien total des autorités publiques.
Historiquement, c’est la promotion de la société civile au détriment de la société politique qui a conduit à la démocratie et à l’État de droit.

source : Liberté