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Abdenasser Djabi :« Le sondage va devenir un moyen de manipulation »

vendredi 2 avril 2004, par Hassiba

A la veille de chaque élection en Algérie, la presse se fait l’écho de sondages d’opinions qui donnent tel candidat ou tel parti, victorieux. Guerre psychologique, préparation de l’opinion à une fraude, pour certains, premiers pas dans l’estimation des courants politiques, pour d’autres. Dans cet entretien, M. Abdenasser Djabi, spécialiste en sociologie politique, livre son analyse sur ce type de recherches. Il estime utopique la réalisation de sondages crédibles en Algérie, quand on ne reconnaît pas au citoyen le droit d’avoir une idée politique.

Peut-on estimer la cote de popularité des six candidats à l’élection présidentielle du 8 avril ?

Pour connaître la popularité des candidats, il faut attendre les résultats du scrutin. Avant cela, si on considère leur présence dans la société, leurs alliances et ce qu’ils représentent comme familles politiques, organisations syndicales, on sent qu’il y a en premier Abdelaziz Bouteflika et Ali Benflis, puis Saâd Abdallah Djaballah en deuxième position. Arrivent ensuite les trois autres candidats. Chaque candidat a ses spécificités, ses positions propres, on ne peut pas les mettre tous dans un même panier.

A-t-on justement une idée du poids réel des formations politiques ou autres qui les soutiennent ?

La particularité de l’élection présidentielle réside dans le fait que le parti ne joue pas un rôle de premier plan, comme c’est le cas dans les élections législatives et municipales, sans pour autant négliger les alliances dont je viens de parler. Le problème qui se pose est que les partis politiques en Algérie sont en crise, affaiblis. C’est le cas des partis dit « berbéristes » depuis les évènements de Kabylie, où il y a une remise en cause du parti lui-même. D’autres partis vivent la même situation : le FLN traverse une période difficile après avoir subi ce qu’on appelle le « redressement ». Il a risqué l’implosion, malgré le fait qu’Ali Benflis a pu maintenir le cap.
Dissident d’Ennahda, El Islah, de son côté, vient également de sortir d’une crise. Le MSP, quant à lui, vit une période de transition avec l’élection d’Aboudjerra Soltani à sa tête, après le décès du cheikh Mahfoud Nahnah. Les choses ne sont pas non plus établies dans cette formation. Donc, les partis algériens sont en crise. Celle-ci s’est greffée à la crise d’origine, les partis politiques étant nés d’une crise politique, sécuritaire. Même sur le plan international, le parti comme forme de mobilisation politique est en période de déclin. Il y a donc une situation et un système politiques qui ne permettent pas aux partis de se développer. Les partis ne peuvent se développer que grâce à une presse indépendante, une vie politique normale, une vie sécurisée. L’aspect économique a aussi son importance, sachant que la tendance lourde dans la société est faite d’exclus, de chômeurs, de sans-logis. Ces exclus n’ont pas été intéressés par les partis politiques.

Est-ce que le fait de faire salle comble pendant la campagne peut être un paramètre quant à la popularité des candidats ?

Ce n’est pas un paramètre fiable, en tout cas pas scientifique, malgré le fait qu’une certaine différence peut se dessiner entre quelqu’un qui peut rassembler des milliers de personnes dans un stade et un autre qui peut tout juste réunir une centaine ou deux dans une salle de cinéma. Cela peut donner lieu à un critère, mais il ne faut pas se tromper : il y a des villes à l’intérieur du pays qui n’ont pas vu un président de la République depuis une décennie, un homme politique depuis des lustres. Il ne faut donc pas perdre de vue le phénomène de curiosité, d’autant qu’une grande partie de la population est au chômage.

Pourquoi n’a-t-on pas recours aux sondages pour connaître, mesurer de manière scientifique, les différentes tendances de l’opinion publique ?

Pour recourir aux sondages, on doit au préalable reconnaître l’existence d’une opinion publique. Que son statut soit reconnu par l’homme, l’institution et la vie politiques. Les Algériens connaissent le multipartisme depuis seulement un peu plus d’une dizaine d’années. Si le jeu politique n’est pas stable, diversifié, basé sur la compétition entre les adversaires, il n’est en quelque sorte pas nécessaire de le mesurer, de mesurer, je le répète, quelque chose qu’on ne reconnaît pas. Le système politique et l’Etat algériens ont été fondés et gérés sans tenir compte de l’opinion publique, laquelle, si elle est reconnue parfois, c’est pour être manipulée. Le citoyen, celui qui exprime une opinion, qui décide lors des élections, n’est pas encore apparu dans la société algérienne.

Vous faites allusion à la régularité de l’élection...

Bien entendu. Et à tout le système. Si on considère d’autres sociétés, on relève que les sondages sont apparus lorsque les systèmes politiques ont fini par reconnaître un pouvoir décisionnel au citoyen. Si cette question importe peu du fait qu’on soit habitué à falsifier les résultats des élections, à ne pas écouter le citoyen, alors à quoi bon faire un sondage ? Le problème est donc un problème de citoyenneté.

Cela relève donc d’une volonté politique et du degré de démocratisation de la vie politique...

Il s’agit en effet d’une culture démocratique. Supposons que je sois un enquêteur. Si en tant que citoyen vous avez toujours à l’esprit que tout homme qui se présente à vous avec un stylo et un papier, s’il n’est pas officiel, est proche de l’officiel, il ne peut être envoyé que par l’APC, la wilaya, la Présidence, vous aurez donc peur d’exprimer votre point de vue. Les réponses sont faussées dès le départ. La grande majorité des Algériens, qui vit en milieu rural, pense toujours que la politique relève du « sacré ». Il ne faut pas oublier qu’il existe 7 millions d’analphabètes. On ne cherche pas à connaître l’avis d’un « sujet », si on considère le citoyen en tant que tel, car on n’est pas encore d’accord en Algérie que l’exercice politique soit libre.

La presse a publié ces derniers jours des sondages sur l’élection du 8 avril. Peut-on leur accorder une crédibilité ?

Il y a en effet un véritable problème de crédibilité, car il faut avoir plusieurs sondages d’instituts pour comparer les résultats. On parle en effet ces derniers temps dans la presse de sondages, mais on ne sait ni par qui ils ont été commandés, ni par qui ils ont été financés, ni encore l’échantillonnage. Le sondage, qui est un moyen servant à une meilleure visibilité, va devenir de cette manière un moyen pour une plus grande manipulation. Il faut laisser les professionnels travailler.

Existe-t-il tout de même des instituts ayant les compétences nécessaires pour réaliser des sondages ?

Le sondage vient en amont, pas en aval. Il intervient après des études sociologiques, politiques, anthropologiques, historiques. Il faut un niveau de connaissance suffisant de la société, de son fonctionnement politique, des comportements politiques des citoyens. Parce que le sondage est réalisé sur la base de ces études. Aux Etats-Unis et en France, par exemple, on a une longue expérience du multipartisme. On y trouve ce que l’on appelle le vote des grandes villes, de la campagne, des ouvriers, des femmes, des chômeurs... Chez nous, le problème de la taille du corps électoral se pose toujours... Selon une étude, on sait toutefois que, comme forme d’expression, la Kabylie ne vote pas. Si elle vote, elle le fait en faveur du FFS et du RCD, ou par opposition au pouvoir, le milieu rural vote plus que les grandes villes, les hommes plus que les femmes, les jeunes moins que les vieux. Ce sont des éléments de base du sondage. Il faut cependant avoir des études plus détaillées. Y a-t-il un vote ouvrier en Algérie ?
On n’a pas les éléments nécessaires pour répondre à cette question. Pour réussir un sondage, il faut tout un environnement de connaissance de la société et régler le statut du politique : l’Algérien a-t-il le droit d’avoir une opinion politique libre et indépendante ? C’est un problème qui se réglera avec le temps. A la rigueur, avant ces élections, on n’avait pas besoin de sondages. En 1999, on savait que Bouteflika allait passer en 1995 Liamine Zeroual ; en 1989 Chadli Bendjedid. On aura besoin de sondages quand le jeu politique sera ouvert.

Am. H., El Watan