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Algérie : Droits des familles des personnes enlevées par des terroristes

lundi 24 janvier 2005, par Hassiba

En Algérie, au-delà des souffrances morales, les parents et proches des victimes sont confrontés depuis des années à un véritable parcours du combattant pour recouvrer leurs droits légaux.

Mauricette Allal, la cinquantaine bien entamée, ne sait plus à quel saint se vouer pour sortir de l’ornière juridique dans laquelle elle se débat depuis bientôt onze ans. L’enlèvement de son mari par un groupe terroriste, dans les monts de Chréa, l’a plongée d’abord dans un gouffre de souffrance, puis l’a confrontée à des tracas administratifs et judiciaires trop lourds à porter pour une femme au foyer, mère de cinq enfants. Allal Dahmane, un ancien moudjahid, est enlevé par des terroristes en 1993, aux alentours de Chréa où il tenait un commerce. Quelques jours après sa disparition, les éléments de la gendarmerie retrouvent son véhicule abandonné, mais aucune trace de son corps. “La gendarmerie m’a remis rapidement un procès-verbal de constat d’enlèvement par les terroristes, car il n’y avait aucune équivoque sur la disparition de mon mari. Il était très connu dans la région”, rapporte Mauricette qui a accepté, sans formalisme, de nous recevoir chez elle pour nous livrer son témoignage.

Les ennuis ont commencé à pleuvoir sur sa pauvre tête avant même qu’elle ne réalise que son mari est parti sans aucun espoir de retour. D’une vie relativement aisée, Mauricette et sa famille sombrent dans la précarité. L’organisation locale des moudjahidine gèle la pension d’ancien moudjahid de son époux en attendant que sa mort soit confirmée par un jugement de justice. “Rien qu’à Blida, seize familles d’anciens moudjahidine sont dans une situation similaire à la mienne”, indique notre interlocutrice. Les autorités judiciaires l’astreignent, quant à elles, à cesser d’exploiter le commerce (un kiosque à tabac) pour des motifs similaires, l’informant par là même qu’elle devrait attendre au moins quatre années avant de pouvoir introduire une requête pour déclarer son mari disparu décédé. La municipalité octroie aux ayants droit des personnes enlevées par des terroristes une pension mensuelle de 8 000 dinars en attendant la régularisation de leur situation. Mauricette n’a eu droit, pour des raisons inexpliquées, qu’ à 5 000 dinars par mois. Une somme dérisoire qui ne lui aurait jamais permis de subsister, elle et ses enfants, sans quelques menues économies.

“Vous êtes étrangère, vous n’avez aucun droit !”
Aux années de privation succèdent les années de bataille juridique en vue d’obtenir l’acte de décès. Le fameux sésame qui ouvre droit à la succession, à la reconversion de la pension d’ancien moudjahidine et aussi à l’indemnisation donnée aux familles des victimes du terrorisme. À chacun de ses déplacements au tribunal de Blida, on demande à la veuve - par ironie, le statut pour lequel elle se bat - de présenter une pièce supplémentaire pour le dossier. Il y a quelques jours, la justice a carrément notifié le rejet de la requête de Mauricette. “La magistrate a dit que je suis étrangère. Je ne peux prétendre donc à aucun droit. Elle a affirmé ensuite qu’elle ne délivrerait pas le certificat de décès tant que le corps de mon mari n’est pas retrouvé.” À vrai dire, Mauricette est née d’un père algérien mais d’une mère française. Un détail qui ne compte pas tant devant le tribut qu’elle a payé au terrorisme et le calvaire qu’elle endure à cause des incohérences des lois. Dire plutôt le casse-tête de leur application. “L’année dernière, je voulais envoyer mon fils, mineur, en France, rendre visite à son frère aîné et à sa tante. Je n’ai pas pu réaliser ce projet car il me manquait un document crucial : l’autorisation du père.” La boucle des malheurs de Mauricette a été bouclée le jour où les services des impôts lui ont réclamé 370 000 dinars. Elle ne savait pas qu’il fallait avertir de la fermeture du local commercial, de manière indépendante de sa volonté.

Le cas de Soltana Fatiha est encore plus compliqué. En 1994, son époux, musicien, est ravi aux siens aux alentours de Hameur El-Aïn (wilaya de Blida). Elle déclare son enlèvement au cantonnement de la gendarmerie de la localité. Mais on ne lui remet aucun document officiel. En 2003, elle engage la procédure régulière pour obtenir l’indispensable acte de décès. La réalité la frappe alors de plein fouet : elle n’a aucune preuve attestant de la qualité d’épouse d’une victime du terrorisme : “Les voisins, qui détiennent la vérité sur mon cas, ne veulent pas témoigner.”

Des retards qui ne pardonnent pas
Mme Soltana a trop attendu avant de revendiquer ses droits. Elle devra attendre encore quatre ans - à compter de 2003 - avant de devenir officiellement veuve. Elle continuera inexorablement à faire le ménage au siège de l’APC afin de subvenir aux besoins de ses deux enfants encore mineurs.
Souvent par ignorance, des femmes brutalement arrachées de leur univers coutumier (la maison) par un sort cruel entreprennent trop tard les démarches administratives en vue d’obtenir leurs droits.

Zohra Mazari perd son mari, un garde communal, dans un attentat à la bombe en 1997. Ce n’est qu’en 2002 qu’elle réclame le capital décès de son époux. L’organisme local de la Caisse nationale des assurés sociaux (Cnas) rejette son dossier avec cette notification : “Dépôt tardif conformément à l’article 74 de la loi 83/11 du 02 août 1982 qui stipule que les prestations dues se prescrivent dans les quatre ans qui suivent le décès si elles ne sont pas réclamées.” Zohra n’a évidemment, dans l’absolu, aucune voie de recours puisque nul n’est censé ignorer la loi. “Je n’ai pas enclenché la procédure à temps car je ne savais pas ce qu’il fallait faire. J’étais trop préoccupée à préserver ma vie et celle de mes enfants du temps du terrorisme pour penser à autre chose.” Une vérification sommaire montre que la disposition à laquelle se sont référés les services de la Cnas de la wilaya de Blida n’existe dans aucun article de la loi 83-11 relative aux assurances sociales. Encore moins dans l’article 74 qui stipule : “La fraction de cotisation d’assurances sociales constitue une partie de la cotisation de Sécurité sociale qui est fixée par la loi. Elle est destinée au financement des prestations à caractère individuel, aux dépenses d’action sanitaire et sociale prévues à l’article 92 de la présente loi ainsi qu’aux dépenses de fonctionnement et de gestion des organismes de Sécurité sociale.” Un juriste affirme qu’en cas de prescription avérée, cette dernière ne court sur les mineurs qu’à partir de l’âge de leur majorité. Zohra Mazari a deux enfants mineurs à sa charge.

L’homme de loi nous renvoie ensuite à l’article 90 du texte sus-cité, dans lequel il est question d’un “fonds d’aide et de secours destiné à l’octroi d’avantages (...) aux assurés sociaux et à leurs ayants droit lorsque les intéressés ne remplissent pas les conditions pour bénéficier des prestations d’assurances sociales ou lorsqu’ils ont un faible revenu”. Zohra et les siens (neuf membres) incarnent justement une famille au revenu limité, vivant dans un logement précaire (deux pièces-cuisine à haï Driouech) prêté par une parente. Cette dernière la somme de quitter les lieux ou de l’acquérir à 1 300 000 dinars : “D’où je ramènerai cet argent ? Aucun de mes enfants ne travaille (à part une fille bénéficiaire du filet social, ndlr). La pension de mon mari (14 000 dinars par mois, ndlr) nous suffit à peine pour les dépenses de première nécessité.” La majorité des familles démunies n’ont pas reçu, cette année, le couffin du Ramadhan fourni habituellement par les APC, le Croissant-Rouge algérien ou des associations caritatives.

200 000 DA et puis... plus rien
À Sidi El-Kebir a eu lieu, en 1996, le premier massacre ayant ciblé la population civile. Un foyer a particulièrement retenu, à l’époque, l’attention des médias nationaux et internationaux : celui du rouquin et de ses trois sœurs. Ils s’en sont sortis miraculeusement d’une tuerie qui a emporté la mère, trois frères, une sœur aînée, ainsi que la moitié du voisinage. Nous retrouvons Malika et Rachida (17 ans, souffrant de déficience mentale à 100%) chez elles. Dès que nous déclinons notre identité, Malika montre des signes d’irritabilité. C’est à peine si elle ne nous met pas dehors sans ménagement. “J’en ai marre de parler aux journalistes sans jamais rien obtenir en retour. Je ne vous dirai rien.” C’est finalement par une bénévole de l’association Djazaïrouna que nous apprenons quelques bribes de leur histoire post-attentat. Les quatre rescapés sont indemnisés à hauteur d’environ 200 000 dinars chacun. Une fois l’argent englouti dans des dépenses usuelles, la fratrie plonge dans la misère, sans le moindre revenu. Une dispute éclate entre les sœurs et leur frère, plus jeune. Ce dernier condamne deux chambres, la cuisine et les sanitaires, laissant ses sœurs cloîtrées dans une pièce obscure et une minuscule cour. Les jeunes femmes réclament une prise en charge structurelle de l’État. Elles ne pourront jamais l’obtenir. Une indemnisation versée en une seule fois, c’est tout ce que les pouvoirs publics consentent à leur donner avant de se désintéresser totalement de leur sort et de celui de milliers de familles de victimes du terrorisme.

Par Souhila Hammadi, Liberté